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L’ENFER[1]

Il nous faut maintenant voir les demeures des âmes après la mort et avant la résurrection des corps. Au sujet de l’enfer, quatre questions sont posées. 1) La cause de la réprobation prise du côté de l’homme; 2) Les peines de l’enfer; 3) La condition des damnés quant à leur intelligence et à leur volonté; 4) La miséricorde et la justice de Dieu par rapport aux damnés.

QUESTION 11: L’enfer : La cause de la réprobation prise du côté de l’homme

Article 1: N’importe quel péché mortel demeurant après la mort conduit-il à la réprobation?

Article 2: La racine de tout péché mortel conduisant à la damnation est-elle l’amour de soi poussé jusqu’au mépris de Dieu?

Article 3: Le refus de croire à la vérité reconnue peut-il conduire à la damnation?

Article 4: La présomption peut-elle conduire à la damnation?

Article 5: La désespérance peut-elle conduire à la damnation éternelle?

Article 6: L’envie des grâces du prochain conduit-elle à la damnation?

Article 7: L’obstination conduit-elle à la damnation éternelle?

Article 8: L’impénitence finale conduit-elle à la damnation éternelle?

QUESTION 12: L’enfer et sa peine

Article l: La peine principale de l’enfer est-elle la séparation d’avec Dieu?

Article 2: Outre la séparation d’avec Dieu, y a t-il un feu en enfer?

Article 3: Existe-t-il en enfer un feu matériel?

Article 4: Les damnés souffrent-ils du ver rongeur du remords?

Article 5: Les damnés pleurent-ils et grincent-ils des dents?

Article 6: Les âmes de l’enfer sont-elles plongées dans les ténèbres extérieures?

Article 7: Outre les peines précitées, existe-t-il en enfer d’autres peines?

Article 8: Les démons exécuteront-ils la sentence du juge à l’égard des damnés?

Question 13: La volonté et l’intelligence des damnés

Article l: Les damnés veulent-ils aller en enfer?

Article 2: Y a-t-il des hommes en enfer?

Article 3: Tout vouloir des damnés est-il mauvais?

Article 4: Les damnés se repentent-ils du mal qu’ils ont accompli?

Article 5: Les damnés voudraient-ils, d’une volonté droite et délibérée, ne pas exister?

Article 6: Les damnés voudraient-ils la damnation des non damnés?

Article 7: Les damnés haïront-ils Dieu?

Article 8: Les damnés déméritent-ils encore?

Article 9: Les damnés peuvent-ils se servir des connaissances acquises en ce monde?

Article 10: Les damnés penseront-ils parfois à Dieu?

Article 11: Les damnés voient-ils la gloire des bienheureux?

QUESTION 14: La miséricorde de Dieu à l’égard des damnés

Article 1: L’enfer est-il éternel?

Article 2: La miséricorde divine donnera-t-elle un terme à tout châtiment des hommes comme des démons?

Article 3: La miséricorde divine supporte-t-elle que les hommes soient punis éternellement?

Article 4: La miséricorde divine mettra-t-elle fin au châtiment des chrétiens damnés?

Article 5: Tous ceux qui ont accomplis des oeuvres de miséricorde seront-ils exempts de peines éternelles? 

 

QUESTION 11:La cause de la réprobation[2] prise du côté de l’homme[3]

 

La réprobation est l’acte par lequel les méchants sont séparés pour toujours, de Dieu. Au sujet de sa cause, nous nous demanderons:

1) N’importe quel péché mortel demeurant après la mort conduit-il à la réprobation?

2) La racine de tout péché conduisant à la damnation est-elle l’amour de soi poussé jusqu’au mépris de Dieu?

3) Le refus obstiné de croire à la vérité reconnue peut-il conduire à la damnation?

4) La présomption peut-elle conduire à la damnation?

5) Le désespoir?

6) L’envie des grâces fraternelles?

7) L’obstination?

8) L’impénitence finale?

 

Article 1: N’importe quel péché mortel demeurant après la mort conduit-il à la réprobation?  

Objection 1: Cela n’est pas possible. Beaucoup d’hommes commettent des actes contradictoires avec l’amour de Dieu à cause de la faiblesse ou de l’ignorance de la nature humaine telle qu’elle est sur la terre. Or de tels actes ne sont pas pleinement responsables. On ne voit pas comment le Dieu miséricordieux pourrait les punir par la damnation éternelle. 

Objection 2: Il semble qu’il est impossible que subsiste un seul péché mortel après la mort. L’action de Dieu qui tend à détruire l’orgueil des méchants à travers les épreuves de la vie et de la mort, l’apparition du Christ et des saints dans leur gloire suffisent à changer le cœur de tous les hommes. Qui pourrait résister à la puissance de son amour?

 

Cependant [4]: Le concile de Florence écrit[5]: «Pour les âmes de ceux qui meurent en état de péché mortel actuel, elles descendent immédiatement en enfer où elles reçoivent des peines inégales.»

 

Conclusion: N’importe quel péché mortel mérite de soi, en stricte justice, la réprobation éternelle. La raison en est que l’homme, en péchant mortellement, convertit son âme vers un bien créé de telle façon qu’il devient la fin dernière de son activité volontaire. La grâce et l’amitié avec Dieu ne peuvent subsister en même temps car nul ne peut avoir simultanément deux fins dernières. Ainsi la conséquence immédiate du péché mortel, c’est la mort de la vie de la grâce et la séparation avec Dieu qui mériterait, en stricte justice de demeurer éternellement à cause de la dignité infinie de celui qui est offensé. Cependant, Dieu accorde sa miséricorde parce qu'il est ainsi, à condition toutefois que l’homme se repente de son péché.

Il faut maintenant considérer ceci: parmi les péchés mortels, certains n’auraient jamais été commis si la personne avait eu pleinement conscience de ce qu’elle fait selon la parole du Seigneur à la croix[6]: «Père, pardonne leur, ils ne savent pas ce qu’ils font.» D’autres sont commis à cause d’un entraînement préalable de la volonté par les passions du corps selon saint Paul [7]: «Les passions pécheresses opèrent en nos membres des germes de mort.» Aussi Dieu, dans sa miséricorde, applique l’œuvre de rédemption opérée par son Fils jusqu’aux dernières limites possibles. C’est pourquoi, comme nous l’avons vu, il poursuit l’âme jusqu’à l’heure de sa mort en lui proposant sa grâce. Ainsi, la révélation donnée à l’heure de la mort supprime l’ignorance d’une manière telle que si l’âme s’obstine dans son péché mortel, ce ne peut être qu’en pleine connaissance. Ainsi s’exprime Jésus après avoir manifesté pleinement sa mission divine aux chefs des Juifs[8]: «Si je n’étais pas venu et ne leur avais pas parlé, ils n’auraient pas de péché.» Il signifiait par là qu’aux yeux de Dieu, un péché mortel n’est vraiment tel selon toute la force du terme[9] que s’il présuppose une pleine connaissance de ce qu’on fait.

De même, la libération du corps qui s’effectue progressivement au moment de la mort supprime l’entraînement des passions à tel point que l’âme ne connaît plus la tentation permanente de la chair que décrit la parole de saint Paul[10]: «La chair convoite contre l’esprit.» Ainsi, l’âme qui dans cet état se maintient dans le péché mortel ne peut le faire qu’en pleine possession de son libre arbitre. En conséquence, on doit dire que les seuls péchés qui subsistent après la mort sont les péchés de malice volontaire dans toute leur perfection, c’est-à-dire les péchés contre l’Esprit Saint. Car celui qui pèche contre l’Esprit Saint le fait en sachant explicitement qu’il blasphème l’amour de Dieu et le fait avec pleine maîtrise de soi. Un tel péché est rare sur la terre car il est rare qu’un homme ait suffisamment de maîtrise de soi et de connaissance de Dieu pour pécher de cette manière. Il est pourtant possible comme on le voit dans les récits de l’Evangile. Cependant les péchés de malice volontaire commis contre les frères sont des dispositions directes même chez les païens au péché de malice contre Dieu[11] ne peut exister qu’après qu’ils aient reçu la révélation du vrai Dieu.

En conclusion, on doit dire que tout homme qui après la mort est en état de péché mortel l’est en pleine responsabilité et mérite de ce fait la réprobation et la damnation éternelle[12].

 

Solution 1: Les péchés mortels qui présupposent une certaine ignorance ou une faiblesse pourront être pardonnés jusqu’au dernier moment. S’ils demeurent, c’est parce que la malice de l’âme est suffisamment forte pour s’obstiner dans le péché malgré la disparition de l’ignorance et de la faiblesse. Selon la parole de Jésus[13]: «Ils sont alors sans excuse à leur péché.» Ce n’est donc pas à cause d’un manque de miséricorde que Dieu réprouve certains mais à cause de la dureté de leur cœur qui est capable de résister à cette miséricorde et au pardon qu’elle propose.[14] 

Solution 2: «Nous espérons le salut de tous. Mais nous savons que Dieu ne peut forcer à l’aimer celui qui s’y refuserait définitivement. Un refus radical de l’amour, conduisant à une tristesse indicible et sans issue, reste possible. Le Christ, si doux et humble de cœur qu’il ait été, a évoqué les pleurs et les grincements de dents, et le feu qui ne s’éteint pas. Ces images ne peuvent être effacées de son message. Elles évoquent la terrible réalité d’une rupture absolue celle de l’enfer. Elles nous avertissent du sérieux de nos choix; elles nous rappellent que nous sommes des êtres faillibles, exposés à la tentation. C’est le Christ qui juge, c’est le Christ qui sauve.»[15] C’est de cette façon qu’il faut, pensons nous comprendre la thèse de Balthasar sur la séparation du pécheur et du péché, le péché étant seul en enfer.[16] Le blasphème contre l’Esprit est le seul qui ne peut être séparé du pécheur puisqu’il est parfaitement voulu. Il l’entraîne donc en enfer. Quant aux autres péchés, la vision glorieuse de la croix de Jésus les fait disparaître dan la souffle de sa venue.

 

Article 2: La racine de tout péché mortel conduisant à la damnation est-elle l’amour de soi poussé jusqu’au mépris de Dieu?

 

Objection 1: L’amour de soi est bon puisque le Seigneur le prend comme mesure de la charité fraternelle [17]: «Tu aimeras le prochain comme toi-même.» Or d’un bon arbre, il ne peut sortir un mauvais fruit. Donc l’amour de soi n’est pas à la base de tout péché qui conduit à la réprobation. 

Objection 2: L’amour de soi conduit à la vie éternelle puisque celui qui aime Dieu s’aime lui-même d’une manière éminente. L’amour de soi ne peut donc conduire à la réprobation. 

Objection 3: Nul ne peut haïr Dieu car Dieu est l’essence même de la bonté. On ne hait que ce qui possède en soi quelque chose de haïssable. Donc la haine de Dieu ne peut être à la base de tout péché qui conduit à la réprobation.

 

Cependant: L’autorité de saint Augustin suffit[18].

 

Conclusion: La notion d’amour de soi est analogique. Elle peut en effet prendre plusieurs sens qui découlent les uns des autres mais ne doivent pas être confondus.

1)L’amour de soi est d’abord cet amour naturel à tout homme qui fait qu’il recherche de manière nécessaire le bonheur, c’est-à-dire ce qu’il estime être le bien pour lui. C’est donc l’amour de soi qui est universellement à la base des actes humains car nul s’agirait s’il ne cherchait en quelque manière son bien. Fondée sur cet amour non volontaire, l’intention de l’homme peut se mettre de diverses manières à la recherche du bonheur.

2) L’égoïsme: Certains agissent directement et uniquement en vue de ce bonheur individuel, faisant d’eux-mêmes par la même occasion la fin ultime de leur vie. Ainsi celui qui se soucie de lui-même d’une manière telle que les autres deviennent des moyens ou des obstacles à son propre épanouissement est appelé un égoïste. Il s’octroie en priorité des biens qui lui paraissent capables de le rendre heureux.

3) L’amour: D’autres au contraire considèrent ce bonheur individuel comme un effet consécutif à la bonté de leurs actes et non comme la fin directe de leurs actes. Ainsi, celui qui se soucie des autres avant de lui-même trouve le bonheur par surcroît selon cette parole du Seigneur [19]: «Celui qui perd se trouve »C’est de cette manière que Dieu veut que nous cherchions le bonheur. L’amour de soi, quand il est réglé selon la volonté de Dieu sur nous, conduit l’homme à s’oublier lui-même pour mettre l’amour de Dieu et du prochain comme la finalité première de sa vie. Le Seigneur explique qu’il s’agit là du véritable amour de soi car il aboutit réellement au bonheur[20]: «Celui qui quittera tout pour moi, récoltera le centuple dès maintenant.» L’homme à la volonté droite qui agit ainsi est prédisposé directement à recevoir la grâce de Dieu et la gloire, comme nous l’avons montré précédemment. 

Au contraire, celui qui vit selon un amour déréglé de soi s’établit lui-même comme fin ultime de sa vie. Dans ce but, il recherche à s’attribuer certains biens qu’il considère comme des moyens pour atteindre le bonheur. Le premier fruit de l’amour de soi est donc la cupidité qui fait désirer pour soi les plaisirs, les honneurs et les richesses. En cela il s’oppose à la volonté de Dieu sur lui selon saint Jean[21]: «Tout ce qu’il y a dans le monde, la convoitise de la chair, la convoitise des yeux, l’orgueil de la richesse vient non pas du Père mais du monde.» Ainsi, la cupidité qui vient de l’amour déréglé de soi conduit à l’orgueil c’est-à-dire au rejet des volontés de Dieu pour sa propre volonté. Et si Dieu manifeste extérieurement à l’homme sa volonté par sa parole ou par l’envoi de certaines peines, l’orgueilleux est conduit à haïr Dieu dont il ne supporte pas les interventions. C’est pour cette raison que tant de prophètes qui parlèrent au nom de Dieu subirent la souffrance et la persécution de la part des méchants, Selon cette parole de Jésus[22]: «On vous persécutera, on vous livrera aux synagogues et aux païens, on vous traduira devant les rois et les gouverneurs à cause de mon nom, et tout cela aboutira pour vous au martyre.» De même, les peines que Dieu envoie à l’homme pour manifester le danger de l’amour déréglé de soi provoque l’orgueilleux à la haine de Dieu selon l’Apocalypse[23]: «Les hommes, loin de se repentir en rendant gloire à Dieu, blasphémèrent le Nom du Dieu qui détenait en son pouvoir de tels fléaux.»

On le voit, égoïsme, cupidité et orgueil sont les trois fruits pervers d’un amour de soi qui ne conduit pas à la vision béatifique. De tout cela, il ressort que la racine de tout péché mortel conduisant à la damnation est l’amour déréglé de soi poussé jusqu’au mépris de Dieu.

 

Solution 1: L’amour de soi (dans le premier sens) est naturel à l’homme et il est nécessaire à toute action vitale. En cela, il vient de Dieu et il est bon. Mais l’usage que l’homme fait de cet amour peut être mauvais. L’homme a le pouvoir de faire sortir d’un bon arbre un mauvais fruit comme on le voit par exemple chez ceux qui s’enorgueillissent de leur vertu. 

Solution 2: Dans cette objection, on entend l’amour de soi quand il est réglé dans le sens que Dieu veut. 

Solution 3: Ce n’est pas en tant que Dieu est l’essence même du bien qu’il est haï par les réprouvés mais en tant qu’il peut exister certains effets de sa providence qui s’opposent à la volonté orgueilleuse qui se veut seule maîtresse du bien et du mal. Le Cardinal Ratzinger conclut ainsi son étude de l’enfer[24]: «Que reste-t-il de ces idées? D’abord le fait que Dieu a un respect absolu de la liberté de sa créature. L’amour peut lui être donné, et partant, la possibilité d’échapper à toute insuffisance qui est en elle-même. L’homme n’a pas à «produire» le oui à un tel amour; c’est l’amour lui-même, par sa propre vertu, qui suscite ce oui. Mais la liberté de refuser cet assentiment, de ne pas le prendre à son compte, demeure. C’est la différence entre le beau rêve du Bodhisattva[25] et sa réalisation: le véritable bodhisattva, le Christ, va en enfer et le vide en souffrant. Mais il ne traite pas les hommes comme des êtres immatures, incapables en définitive d’assumer la responsabilité de leur propre destin. Son ciel, au contraire, repose sur la liberté qui, même au damné, donne le droit de vouloir sa damnation. Le trait distinctif du christianisme se manifeste ici dans sa conviction de la grandeur de l’homme. La vie de l’homme est une affaire sérieuse. L’artifice de la pensée ne saurait en définitive la réduire tout entière à n’être qu’un pion sur l’échiquier de Dieu.»

 

Article 3: Le refus de croire à la vérité reconnue peut-il conduire à la damnation?[26] 

Objection 1: Ce qui est reconnu comme vrai ne peut qu’être cru ou su. Car la vérité pleinement démontrée s’impose à l’intelligence et n’est pas objet de choix de la volonté. Donc un tel péché n’existe pas. 

Objection 2: Le refus de croire est une certaine ignorance de l’intelligence. Or nous avons montré qu’il ne peut subsister aucune ignorance dans le péché qui conduit à la réprobation, puisque ce péché doit être absolument conscient et libre. Donc le refus de croire à la vérité reconnue n’est pas un péché qui conduit à la damnation.

 

Cependant: Le Cardinal Gouyon écrit[27]: «Rien n’est plus tenace que la révolte provoquée par l’orgueil. Elle va jusqu’au refus de l’évidence[28]. C’est là, sans doute, le mystérieux péché contre le Saint-Esprit dont parle l’Evangile[29]: «Tout péché et blasphème sera remis aux hommes, mais le blasphème contre le Saint-Esprit ne sera pas remis.» Le contexte montre bien que ceux à qui s’adresse alors Jésus cherchaient toutes les échappatoires plutôt que de reconnaître sa mission. La mort pour de tels hommes risque d’être l’ultime raidissement contre la lumière, alors que tout ce qui leur assurait un certain bonheur ici-bas a disparu. Celui-là se trouve alors plongé dans la solitude la plus absolue face à un Dieu qui seul pourrait lui donner la joie et qui voudrait la lui donner. Mais cet homme continue de récuser ce don tout en souffrant de sa propre révolte.»

De plus le maître des sentences[30] cite l’opposition à la vérité reconnue parmi les péchés contre l’Esprit Saint qui ne seront pas pardonnés. Donc un tel péché peut conduire à la damnation.

 

Conclusion: Une chose peut être pleinement reconnue par l’homme quand sa vérité est manifestée d’une manière certaine. Cela peut se produire de plusieurs manières: la plus parfaite est le témoignage de la vision. Celui donc qui, étant maître de lui et en bonne santé, voit de ses propres yeux quelque chose ne peut nier l’avoir vu sans porter un faux témoignage.

Pour les choses invisibles, la vérité peut être pleinement reconnue à la suite d’une démonstration. C’est ainsi que les savants ont pu démontrer l’existence de certaines planètes avant même de les avoir vues au télescope, par induction à partir des effets constatés. Quand il s’agit de choses concernant la foi, Dieu manifeste leur vérité par des actes que lui seul peut faire comme des miracles qui échappent au pouvoir de toute créature (la résurrection d’un mort par exemple) ou des prophéties portant sur les futurs contingents, donc inconnaissables par les créatures. C’est pourquoi Jésus disait aux Juifs [31]: «Si vous ne me croyez pas, croyez à cause de mes œuvres.» Mais, comme on l’a vu, il peut aussi manifester aux hommes la vérité de sa mission au moment de leur mort en apparaissant dans son corps de gloire, ce qui constitue le témoignage suprême, qu’il est impossible de mettre en doute sans mentir à sa propre conscience. Le blasphème contre l’esprit dont nous traitons ici consiste en cela. Cela n’est possible dès cette terre chez ceux qui ont suffisamment de théologie pour être capables de reconnaître d’une manière indubitable le doigt de Dieu. D’après le témoignage de l’Evangile, ce fut apparemment le cas de certains théologiens Juifs[32]. Jésus avait en effet accompli quantité de miracles et il avait même ressuscité des morts au point que le peuple reconnaissait en lui un envoyé de Dieu, selon le témoignage de l’aveugle né[33]: «Jamais on n’a entendu dire que quelqu’un ait ouvert les yeux d’un aveugle si Dieu n’est pas avec lui.» Malgré cela, les chefs des Juifs décidèrent de le faire mourir. Ils préférèrent faire disparaître à cause de leur amour du pouvoir religieux et des honneurs. Ils refusèrent donc volontairement de croire en la mission divine de Jésus, bien qu’elle ait été suffisamment reconnue. En cela, parce qu’ils étaient des théologiens, ils commirent un péché contre le Saint Esprit[34]. Face au Christ et aux saints, au moment de la mort, il n’existe aucune raison qu’ils changent d’option. Ils savaient déjà que le Christ venait de Dieu. De même, tout homme qui à cette heure, ayant reçu de Dieu la révélation indubitable de son existence et de sa miséricorde, refuse d’adhérer par la foi intérieure et la confiance à cette vérité reconnue, commet un péché contre le Saint Esprit. Comme nous l’avons montré précédemment, la raison d’une telle attitude ne peut être qu’un amour de soi poussé jusqu’à un orgueil extrême. Un tel péché ne peut être pardonné car celui qui le commet refuse même de considérer la simple existence de ce pardon. Il mérite donc la séparation d’avec Dieu.

 

Solution 1: Quand la vérité est suffisamment manifeste, elle est reconnue par l’intelligence parce que celle-ci ne peut faire autrement que croire à ce qui est dit, encore qu’elle ne soit pas convaincue par l’évidence de la chose. Par exemple, si un prophète prédisait dans un discours inspiré par le Seigneur un évènement futur et s’il produisait un signe en ressuscitant un mort, par ce signe même le voyant recevrait dans son intelligence une confirmation telle qu’il connaîtrait clairement que la chose est dite par Dieu, lequel ne ment pas, et pourtant cet évènement, celui qui est prédit, en soi ne serait pas évident, ce qui fait qu’il y aurait encore place pour une vraie foi. Ainsi, jusqu’au moment de la mort, la vision de l’apparition du Christ qui annonce au mourant la possibilité et les conditions de la gloire peut permettre chez ce dernier une vraie foi, c’est-à-dire une adhésion de l’intelligence que commande la volonté, à ce qui n’est vu ni su, mais à ce qui est annoncé. C’est cette foi qui est refusée obstinément dans le péché qui nous occupe. Quant à la foi au premier sens, les démons eux-mêmes l’ont puisqu’ils y sont forcés par l’évidence des signes. 

Solution 2: L’ignorance, lorsqu’elle diminue l’acte volontaire, diminue la responsabilité de la faute. Or, dans le cas qui nous occupe, il ne s’agit pas d’une telle ignorance mais d’une ignorance voulue directement et par soi pour pécher plus librement. Pareille ignorance accroît, semble t-il, ce qu’il y a de volontaire dans l’acte et par la même le péché: Si quelqu’un en effet veut bien, pour se donner la liberté de faire mal, subir le dommage de l’ignorance, cela vient de ce qu’il a une volonté qui cherche à pécher.

 

Article 4: La présomption peut-elle conduire à la damnation? 

Objection 1: La présomption ne semble pas être autre chose que le refus de croire à la vérité reconnue. Car la présomption s’appuie sur une fausse connaissance de Dieu puisse qu’il est faux de penser que Dieu accordera son pardon à ceux qui persévèrent dans le péché et qu’il dispense sa gloire à ceux qui cessent de faire le bien. 

Objection 2: La présomption implique un excès d’espérance. Or dans l’espérance qu’on a de Dieu, il ne peut y avoir d’excès car la puissance et la miséricorde divines sont infinies. La présomption ne semble pas conduire à la damnation. 

Objection 3: Bien des hommes pèchent par présomption en ce monde puisqu’ils décident de se maintenir dans une vie de péché avec l’intention de se convertir au dernier moment. En cela, il semble qu’ils présument de la miséricorde divine et cela ne semble pas être un péché capable de conduire à la damnation éternelle puisqu’ils peuvent se repentir de leurs péchés, obtenant ainsi le pardon.

 

Cependant: La présomption s’oppose à la vertu d’espérance. Or nul ne peut entrer dans la gloire sans l’espérer. Donc la présomption conduit à la damnation.

 

Conclusion: La présomption qui est un péché contre l’Esprit Saint conduit à la damnation. Pour le comprendre, il faut considérer ceci: La vision béatifique, qui est le bien éternel promis par Dieu aux hommes, ne peut être donnée que si l’homme espère la recevoir. Or un tel bien dépasse les forces naturelles de toute créature. Aussi doit-il être espéré en s’appuyant sur la certitude que Dieu nous donnera lui-même les moyens pour y accéder. Du côte de l’homme, certaines dispositions intérieures sont nécessaires comme la bonne volonté, l’humilité et, si des péchés ont été commis, la pénitence. Dans cette mesure la grâce et la justification peuvent être données par Dieu. Alors, uni à Dieu par la charité, l’âme peut le recevoir, telle une épouse. Au contraire, lorsqu’un homme a l’audace de vouloir recevoir le pardon de Dieu sans pénitence préalable ou la gloire sans les mérites intérieurs qu’elle présuppose, il se comporte en présomptueux. Lorsque ce péché est commis avec à la fois une pleine lucidité et une pleine maîtrise de soi, porté par un orgueil qui refuse de s’abaisser devant la volonté de Dieu, il constitue un péché contre l’Esprit Saint car il rejette et méprise l’aide du Saint Esprit. Celui qui arrive dans l’au-delà avec une telle présomption est certainement repoussé. Il s’appuie en effet sur un amour de soi et un orgueil si forts qu’il préfère ne rien avoir plutôt que de le recevoir d’un autre en s’humiliant. Il le fait d’une manière suffisamment consciente et libre, comme nous l’avons montré, pour rester définitivement fixé dans cette attitude.

 

Solution 1: La présomption est autre chose que le refus de croire à la vérité reconnue. Le présomptueux accepte de croire en la révélation divine et en la promesse de la gloire. Cette gloire lui parait même être un bien excellent et désirable mais il en refuse les conditions préalables qui consistent non seulement en une soumission de l’intelligence à Dieu mais aussi une soumission de la volonté aux conditions données par Dieu. Un tel péché implique un grand sens de son excellence personnelle aussi on l’attribue à l’ange Lucifer qui acceptait d’être introduit dans la gloire à condition de ne pas avoir à s’abaisser dans le service de l’homme selon Jérémie[35].

Solution 2: La présomption n’implique pas un excès d’espérance du fait qu’on espère trop de Dieu, mais du fait qu’on attend de Dieu ce qui ne convient pas à Dieu. Et c’est là aussi trop peu espérer de lui, car c’est, dans une certaine mesure, diminuer sa puissance. Pour comprendre la présomption, il faut se souvenir de la chute de l’ange Lucifer. Actuellement, cet ange comme tous les démons ne cesse de réclamer la Vision béatifique à Dieu. Il s’estime digne de ce bonheur et le considère comme dû à chacun en mesure de la noblesse de son intelligence. La présomption est ici : vouloir posséder Dieu en refusant les conditions voulues par lui, humilité et charité. Ce péché est typiquement Luciférien car il implique un sens inné de sa propre grandeur. Il est pourtant possible chez l’être humain, surtout au terme d’une vie emplie d’honneurs et de richesses. Supposons qu’un homme arrive devant Jésus à l’heure de sa mort et exige le paradis tout en excluant les conditions de petitesse proposées par le Sauveur; supposons qu’il maintienne fermement cette attitude, en pleine lucidité, prêt à perdre la vie éternelle plutôt que d’aimer ce Dieu qui ne se donne qu’à l’amour, alors il se condamne lui-même à l’enfer et ce pour l’éternité puisque, éternellement, il criera à Dieu : “J’ai raison.” Dieu rejette activement cet homme-là car il a l’audace de vouloir forcer l’entrée dans la vision béatifique. D’où ces textes : «Les fils du Royaume seront jetés dans les ténèbres extérieures. Là seront les pleurs et les grincements de dents.» (Matthieu 8, 12).

Solution 3: Pécher avec le propos de persévérer dans sa faute à cause de l’espérance du pardon, c’est formellement de la présomption. Et cette circonstance ne diminue pas mais au contraire augmente le péché. Mais pécher tout en gardant l’espérance de recevoir un jour son pardon, en se proposant d’abandonner le péché et d’en faire pénitence, ce n’est pas de la présomption, et une telle circonstance diminue le péché; car c’est manifester qu’on a une volonté moins décidée à pécher. Cependant, mettre son salut éternel en dépendance totale de sa capacité à se repentir au dernier moment, c’est présumer de ses propres forces car nul ne peut être certain de pouvoir se repentir. Un tel homme, face à la présentation objective effectuée par le démon du bien qu’on peut trouver en enfer risque de s’y porter tout naturellement si l’amour de soi a pris suffisamment corps en lui.

 

Article 5: La désespérance peut-elle conduire à la damnation éternelle? 

Objection 1: Il ne semble pas que le désespoir puisse conduire à la damnation s’il subsiste après la mort. Le désespoir est une passion de la sensibilité qui a pour cause la perte définitive d’un bien sensible important. C’est ainsi que bien des hommes, pousses par le désespoir d’une vie qui leur apparaît insensée, se suicident. Il serait aberrant de les estimer tous damnés. 

Objection 2: Tout péché, d’après saint Augustin, comporte une conversion à un bien périssable, avec une aversion pour le bien immuable. Or le désespoir ne comporte pas de conversion à un bien périssable. Ce n’est donc pas un péché. Il ne conduit pas à la damnation.

 

Cependant: Il en est du désespoir comme de la présomption. Il s’oppose directement à l’espérance. Donc il peut conduire à la damnation.

 

Conclusion: Comme péché contre l’Esprit Saint, le désespoir (plus précisément la désespérance) est nécessairement un acte parfait du libre arbitre, c’est-à-dire qu’il implique pleine conscience et volonté maîtresse d’elle-même. Il présuppose donc, quand il est appliqué à Dieu, que l’intelligence sache que Dieu pardonne les péchés à qui se repend et donne la gloire à qui l’aime; De même, il présuppose que la volonté soit libérée de ce qui la porte de l’extérieur au désespoir comme l’entraînement de la sensibilité. Nous avons vu que Dieu donne à tout homme cette liberté dans le moment de la mort. Celui donc qui, à cause de la racine orgueilleuse de son âme, s’obstine à refuser d’espérer que Dieu donne son pardon ou qu’il retourne les pécheurs vers par la grâce qui les justifie, détourne son âme d’une manière coupable. La conséquence d’un tel refus volontaire d’espérer est que l’homme se plonge lui-même dans la séparation d’avec Dieu. Nous en avons un exemple dans l’attitude de Judas, celui qui livra Jésus malgré les multiples tentatives que le Seigneur avait faites pour le ramener dans la fidélité. Le signe de la bouchée de pain[1] prouve l’amitié et la confiance. En acceptant ce pain de communion, sans parler à Jésus de son trouble, il s’enferra dans l’hypocrisie. Le démon n’eut plus qu’à lui suggérer de livrer Jésus aux chefs des Juifs, en lui apportant de très bonnes raisons, le danger politique de l’Évangile, la nécessité d’un jugement de discernement de la part des Docteurs de la loi, et l’argent à gagner. Quand il eut livré Jésus, il se retrouva seul et comprit la gravité de son geste que Jésus avait depuis longtemps annoncé  prophétiquement. Ayant connu la miséricorde du Seigneur, il savait qu’il n’existe pas un péché qui ne puisse être pardonné. Mais il n’espéra pas pour lui ce pardon et se suicida.

Ce suicide est le fruit d’un désespoir devant la conscience d’un acte irréparable. Mais il ne constitue pas encore, semble-t-il, un péché contre l’Esprit Saint. En effet, l’effroi d’une condamnation sans rémission possible de la part de Dieu vient submerger la pensée au point d’entraver le jugement. Elle est fausse et liée à un manque de connaissance de Dieu. Elle doit donc être rectifiée par une preuve glorieuse de la bonté de Dieu. Quant à sa faiblesse liée à la panique, l’attitude de Judas la prouve : il court rendre l’argent, espérant peut-être d’une façon illusoire libérer Jésus. Tout péché, aussi grave soit-il, lorsqu’il est empreint d’erreur théologique ou de faiblesse, ne peut constituer un véritable blasphème contre l’Esprit Saint. Le suicide de Judas révèle d’autre part en lui une capacité à regretter la faute commise tout en n’imaginant pas le pardon possible.

A cet instant même, Jésus (ou un ange délégué par Jésus selon l’heure à laquelle il fit son geste) se montra à lui. Sans erreur possible, la clarté de cette apparition manifesta à Judas l’inimaginable : son péché pouvait être pardonné. Mais le démon toujours présent à l’heure de la mort le séduisait : “Garde ta dignité. Ta faute est trop grave, assumes-en les conséquences en refusant le pardon.” Puis il l’accusait : “Faute impardonnable! Malheur à toi, tu es perdu.” Par cette parole, il le tentait non plus de désespoir mais de désespérance. Il ne s’agissait plus pour lui de le pousser à un désespoir psychologique en lui faisant croire faussement à l’impossibilité du pardon de Dieu. L’existence de ce pardon ne pouvait être ignorée à cette heure par Judas devant l’évidence de l’apparition glorieuse de l’Envoyé de Dieu. Quel fut le choix définitif de Judas? Il existe une parole terrible de Jésus à son égard : “Malheur à cet homme-là par qui le Fils de l’homme est livré. Mieux eût valu pour cet homme-là de ne pas naître.[2]” Il faut ajouter comme sous-entendu à ce texte : «sauf s’il implore le pardon. » La désespérance, comme blasphème contre l’Esprit Saint, est concrètement un choix de l’intelligence et non une pulsion de la sensibilité.

[1] Jean 13, 26. [2] Matthieu 26, 24.

 

Solution 1: Le désespoir psychologique est une passion. Il se différencie donc du désespoir spirituel qui est un choix de la volonté et qui est plutôt un refus d’espérer malgré l’évidence de la possibilité du pardon octroyé par Dieu. On doit donc affirmer que celui qui se suicide par désespoir psychologique, s’il commet bien un péché mortel puisque sa volonté est égoïstement centrée sur lui, sans aucun souci de ceux qui restent sur terre dans les larmes ni du droit de Dieu sur la vie, le commet malgré tout avec les circonstances atténuantes que sont l’ignorance et un état de grande souffrance. On peut donc penser qu’ils sont la plupart du temps sauvés, même s’ils doivent subir un temps de purification. C’est pourquoi le Curé d’Ars disait à propos d’un suicide: «entre le pont et la rivière, il a eu le temps de se repentir» signifiant par cette expression le moment qui précède immédiatement la mort. 

Solution 2: Dans tout péché mortel, il y a aversion pour le bien immuable et conversion à un bien périssable, mais diversement. En effet, c’est principalement en une aversion pour le bien immuable que consistent les péchés opposés aux vertus théologales, comme la haine de Dieu, le désespoir ou l’infidélité, parce que les vertus théologales ont Dieu pour objet. C’est de par leur cause présupposée qu’ils impliquent une conversion à un bien périssable, l’âme qui délaisse Dieu se tournant nécessairement comme vers des biens périssables vers d’autres réalités. Les autres péchés, par contre, consistent dans leur définition même en une conversion à un bien périssable et ont pour conséquence une aversion au bien immuable: celui qui pratique la fornication n’a pas en effet l’intention de s’éloigner de Dieu, mais de jouir d’un plaisir de la chair, et la conséquence est qu’il s’éloigne de Dieu.

Le désespoir dont nous parlons ici, s’il s’oppose directement à la miséricorde infinie de Dieu, a pour cause l’attachement excessif au propre jugement que le pécheur a de lui-même et de Dieu. Il dit: «Nul ne peut me pardonner.» C’est une fausse humilité. C’est un vrai orgueil. Maintenu face à l’apparition glorieuse du Christ qui, en vérité, pardonne les plus grands péchés, c’est un blasphème contre l’Esprit.

 

Article 6: L’envie des grâces du prochain conduit-elle à la damnation?

Objection 1: L’envie est une passion incontrôlable. Elle ne peut donc subsister dans la mort puisque l’homme est libéré du foyer de péché. Elle ne peut donc conduire à la damnation éternelle.

Objection 2: Un homme peut envier le bien d’un autre parce que cet autre ne le mérite pas et c’est alors un sentiment de la justice ou encore parce que ce bien lui manque et c’est l’émulation. Il ne semble donc pas que l’envie des biens d’autrui soit un péché. 

 

Cependant: D’après le livre des sentences, l’envie des grâces d’autrui est un péché contre l’Esprit Saint. Il ne trouve donc pas de pardon, ni en cette terre ni dans l’autre monde. Il conduit à la damnation.

 

Conclusion: Pour comprendre comment l’envie des grâces du prochain peut dans certains cas devenir un blasphème contre l’Esprit et conduire immédiatement après la mort, à la damnation, il faut considérer ceci: l’homme qui fait le mal à son prochain se réjouit tant qu’il est sur terre car il obtient, grâce au mal commis, une certaine domination sur l’autre. Or cette domination ne dure pas avec la mort, selon cette parole d’Amos[37]: «Silence!, écoutez, vous qui écrasez le pauvre». Car dans la mort, nul n’emporte le triomphe qu’il a obtenu durant sa vie terrestre par le péché mais chacun se retrouve égal devant Dieu.

Or, dans la révélation qui accompagne la mort, deux choses apparaissent à la conscience du pécheur. En premier lieu, il découvre dans la vision du Christ que chaque fois qu’un mal à été commis contre un innocent, c’est d’une manière mystérieuse à Jésus qu’a été fait ce mal, selon cette parole[38]: «J’ai eu faim et vous ne m’avez pas donne à mangez, j’ai eu soif et vous ne m’avez pas donne à boire»Jésus aura donc en quelque sorte le visage de leurs victimes[39]: «ils verront celui qu’ils ont transpercé.»

En second lieu, ils comprendront que ceux qui étaient leurs victimes ont souvent obtenu de Dieu une récompense éternelle qui fait d’eux des rois dans le royaume de Dieu, gloire qu’ils savent ne pas mériter eux-mêmes avec la même intensité puisqu’elle est donnée en proportion de la charité.

De ces deux révélations peut naître, à cause de l’orgueil auquel sont habitués les méchants un désir envieux envers les grâces de Jésus et de ceux qui sont sauvés. Une telle envie, si elle est maintenue obstinément au moment de la mort, face à l’apparition du Messie et des saints, demeure éternellement comme une orientation perverse de la volonté. Elle mérite donc de soi la damnation éternelle car elle s’oppose directement à la charité[40].

 

Solution 1: Prise au sens propre, l’envie est une passion qui nous fait haïr le bien d’autrui. Mais elle peut signifier aussi un acte de la volonté qui refuse la grâce spirituelle chez celui qui nous apparaît comme indigne d’un tel don. En ce sens, elle demeure après la mort et elle existe même chez les démons. Elle demeure aussi dans la sensibilité comme une passion puisque les âmes conservent la faculté d’éprouver des sentiments.

Solution 2: Il y a une autre façon de s’attrister du bien d’autrui; lorsque le prochain a plus de bien que nous, alors qu’il le mérite. Une telle envie, si elle demeure après la mort est mauvaise et conduit l’âme à la révolte contre Dieu et contre l’ordre qu’il établit. Nous prendrons l’exemple d’une personne ayant vécu. Il ne s’agit pas, encore une fois, de se prononcer sur le choix éternel de quiconque, mais seulement d’être illustratif. Lorsque Adolf Hitler s’est suicidé, il a quitté ce monde en emportant la responsabilité directe de dizaines de millions de vies humaines détruites dont, en particulier, quelques millions de femmes, d’enfants coupables d’être nés accompagnés de son mépris. A l’heure de sa mort, il les vit un à un pendant un de ces regards profonds que peut offrir la puissance de Dieu au moment décisif. Toutes ces âmes réunies proposaient[1] leur pardon, sans arrière-pensée. Le démon aussi, avait droit à la parole, comme il convient en cette occasion. Il n’est pas difficile, connaissant les obsessions d’Hitler durant sa vie terrestre, d’en reconstituer la teneur : “Vois ces juifs, ces tziganes que tu as méprisés avec raison toute ta vie. Regarde leur humiliante attitude de dépendance les uns vis-à-vis des autres. Regarde la royauté qu’ils ont reçue de Dieu. Si tu te convertis maintenant, n’oublie pas que toi, le Guide de millions d’hommes, tu seras plus petit qu’eux pour l’éternité. De Maître que tu étais, tu deviendras inférieur car chacun se fait serviteur de tous dans leur monde. Ne te convertis pas. Reste fidèle à ton combat, sois Roi avec moi, loin de ces gens.”

Là se trouve la puissante tentation de l’envie des grâces fraternelles. Elle concerne tout homme qui a été dominant vis-à-vis de son prochain durant sa vie. Maintenue dans cette situation de lucide liberté, l’envie des grâces fraternelles, deuxième péché contre l’Esprit Saint, est sans rémission possible car, commis ainsi dans la lucidité de l’heure à la mort, il est le fait d’une personne qui jamais plus ne reviendra en arrière.


[1] Ce terme est précis. Le pardon est proposé. Il n’est pas donné car il est aberrant de pardonner tant que la contrition n’est pas là. L’amour n’est pas une vertu molle mais emplie de la droiture de la vérité.

 

Article 7: L’obstination conduit-elle à la damnation éternelle? 

Objection 1: L’obstination ne semble pas être un péché spécial mais la condition de tout péché qui conduit à la damnation. Il semble donc pas qu’il faille la compter parmi les péchés contre l’Esprit Saint qui conduisent à la damnation. 

Objection 2: Celui qui s’obstine à considérer le péché comme la source de la béatitude ne peut durer dans cette conviction que parce qu’il subsiste en lui une certaine ignorance. Une telle obstination ne peut en effet que disparaître avec l’expérience du malheur terrible qui règne en enfer. Or nous avons montre que l’ignorance ne pouvait subsister sur un point aussi essentiel au moment de la mort. Donc l’obstination ne conduit pas à la damnation éternelle.

 

Cependant: Le Siracide écrit [41]: «Le cœur obstiné finira dans le malheur.» Donc l’obstination est un péché qui peut conduire en enfer éternel.

 

Conclusion: L’obstination dans le péché, si elle demeure après la mort, conduit à la damnation. Par l’obstination l’homme affermit sa résolution dans l’attachement du péché. Il maintient donc son âme fixée dans une fin dernière qui est un bien créé, malgré la découverte faite au moment de la mort de la médiocrité et la brièveté de ce bien, selon cette parole de l’apôtre[42]: «quel fruit avez-vous eu dans ces péchés dont aujourd’hui vous rougissez?» Une telle obstination est fondée sur un amour désordonné de soi assez puissant pour résister à trois choses : 1- L’expérience terrestre de l’amertume de ces biens ; 2- La prédication de gloire du Christ et des saints ; 3- La perspective du malheur éternel de l’enfer. C’est pourquoi le prophète Jérémie dit à propos de ceux qui s’obstinent dans le péché malgré la manifestation du Seigneur:  C’est pourquoi le prophète Jérémie dit à propos de ceux qui s’obstinent dans le péché malgré la manifestation du Seigneur: «Et vous, vous avez agi plus mal que nos pères. Voici, chacun de vous se conduit selon l’obstination de son cœur mauvais, sans m’écouter. Je vous jetterai donc hors de ce pays, dans un pays inconnu de vous et de vos pères et vous servirez d’autres dieux, jour et nuit, car je ne vous ferai plus grâce.» Il signifie par là la réprobation éternelle que méritent ceux qui s’obstinent dans leur péché.

 

Solution l: L’obstination dont nous parlons ici n’est pas seulement celle qui accompagne tout péché contre l’Esprit Saint sans quoi elle ne serait pas un péché spécial mais une circonstance des péchés. Il s’agit plutôt ici d’un choix de la volonté qui fait du bien créé son objet final, à cause d’une considération de l’intelligence qui y voit un bien plus grand que le bien Incréé, c’est à dire la Vision de Dieu. Il y a donc dans l’obstination une conversion vers le bonheur apparent donné par le péché et un mépris de la béatitude proposée par Dieu. C’est pourquoi le prophète Osée peut parler ainsi[43]: «Ils ont préféré l’ignominie à leur Grand Dieu.» L'exemple suivant peut éclairer: après la prédication de Satan, un homme adonné toute sa vie à la recherche du plaisir se rend compte qu'en enfer, il pourra librement livrer son corps à la débauche. Il lui est révélé qu'il n'en obtiendra aucun plaisir. Mais il s'obstine à considérer que le sexe n'a d'autre fonction que l'égoïsme, méprisant la délicatesse du Ciel où tout est au service d'autrui. Face à l'apparition glorieuse du Christ et des saints, une telle obstination implique un tel orgueil qu'aucun repentir, à jamais, ne viendra.

Solution 2: L’obstination, quand elle est un péché contre l’Esprit Saint, demeure même avec une science parfaite des peines de l’enfer qui sont préparées. Mais pour l’obstiné, la solitude éternelle le ver rongeur du remords ou même le feu de l’enfer ne paraissent pas des peines assez considérables pour lui faire renoncer à l’amour désordonne de soi et du péché. Une telle obstination demeure même après l’expérience de l’enfer et ceci pour toujours car l’obstiné estime toujours avoir raison et maintient fermement son choix.[44]

Article 8: L’impénitence finale conduit-elle à la damnation éternelle? 

Objection 1: L’impénitence finale est une persistance dans le péché jusqu’à la mort. Elle n’est donc pas un péché spécial mais une circonstance du péché. Elle ne doit pas être comptée parmi l’un des six péchés contre l’Esprit Saint qui conduisent immédiatement à la damnation. 

Objection 2: Tout homme en état de péché mortel doit se repentir pour être rétabli dans la grâce de Dieu. Or la conversion est un don de Dieu. Elle ne dépend donc pas du pécheur mais de Dieu qui meut le pécheur à se convertir. Elle ne peut donc être un péché spécial mais seulement un effet de la justice divine qui laisse l’homme dans l’état qu il a lui-même désiré dans sa volonté déréglée.

 

Cependant: Saint Paul écrit[45]: «Par ton endurcissement et l’impénitence de ton cœur, tu amasses contre toi un trésor de colère, au jour de la colère où se révèlera le juste jugement de Dieu».

 

Conclusion: Dès cette terre, l’impénitence peut être parfois un péché contre l’Esprit Saint, au moins chez ceux qui ont pleine connaissance de ce qu’est le péché au regard de Dieu. Mais après la mort, l’impénitence qui demeure est nécessairement un péché de cette nature et elle conduit donc à la réprobation et à la damnation éternelle. La raison en est que l’âme a reçu jusque dans la mort suffisamment de la part de Dieu pour connaître ce qu’est le péché, sa gravité aussi bien par rapport à Dieu que par rapport au prochain et à soi-même. En outre l’âme connaît la nécessité pour elle de se repentir de son péché si elle veut être justifiée et introduite dans la gloire. Quant à la volonté, elle est dans un état tel qu’elle n’est pas mue par autre chose que par l’intelligence comme nous l’avons montré.

Celui-là donc ne peut refuser de reconnaître son péché en le confessant à Dieu et d’en demander pardon par une contrition parfaite que s’il est attaché à son orgueil au point de préférer garder son péché plutôt que de s’humilier. Une telle volonté perverse, demeurant après la mort, mérite donc la séparation éternelle avec Dieu. C’est pourquoi Jésus dit[46]: «Les hommes de Ninive se dresseront lors du jugement avec cette génération et la condamneront, car ils se repentirent à la proclamation de Jonas, et il y a plus ici que Jonas.»

 

Solution 1: L’impénitence finale n’est pas prise ici dans le sens d’une persistance du péché jusqu’à la mort. Elle est prise comme un péché spécial dont l’objet propre est la résolution de ne pas faire pénitence, à cause d’un trop grand amour de sa propre excellence. 

Solution 2: Il est vrai qu’en stricte justice, tout homme en état de péché mortel mérite la damnation éternelle puisqu’il a manifesté suffisamment par un seul acte de péché sa répulsion pour Dieu. Cependant, Dieu dans sa miséricorde poursuit le pécheur et l’invite à se repentir jusqu’au dernier moment. Il donne donc largement toutes les grâces nécessaires qui peuvent commencer dans l’âme du pécheur un mouvement de retour. Si ce retour n’a pas lieu, cela vient de la seule initiative de la volonté perverse de l’homme qui préfère rester séparée de Dieu que se repentir.

 

QUESTION 12: L’enfer et sa peine[47]

 

Nous nous demanderons:

Article l: La peine principale de l’enfer est-elle la séparation d’avec Dieu?

Article 2: Outre la séparation d’avec Dieu, y a t-il un feu en enfer?

Article 3: Existe-t-il en enfer un feu matériel?

Article 4: Les damnés souffrent-ils du ver rongeur du remords?

Article 5: Les damnés pleurent-ils et grincent-ils des dents?

Article 6: Les âmes de l’enfer sont-elles plongées dans les ténèbres extérieures?

Article 7: Outre les peines précitées, existe-t-il en enfer d’autres peines?

Article 8: Les démons exécuteront-ils la sentence du juge à l’égard des damnés?

 

Article l: La peine principale de l’enfer est-elle la séparation d’avec Dieu?[48] 

Objection l: Cela ne semble pas. En effet, les âmes du purgatoire sont séparées de la vision de Dieu et elles souffrent de cette séparation. Or on ne dit pas qu’elles sont en enfer. Donc cette peine n’est pas la principale en enfer. 

Objection 2: Saint Paul disait[49]: «je souhaiterais d’être moi-même anathème, séparé du Christ, pour mes frères». Or nul ne peut souhaiter aller en enfer pour l’amour de ses frères. Donc la séparation d’avec Dieu n’est pas l’enfer. 

Objection 3: Avant la venue du Christ, les hommes attendaient après leur mort dans les enfers. Ceux dont l’âme était perverse souffraient déjà des peines dans leur âme comme du ver rongeur du remords ou du feu. En cela, ils se distinguaient des âmes justes qui étaient seulement séparées de Dieu sans subir aucune peine. Donc l’enfer se définit plutôt par les peines qu’il implique que par la séparation d’avec Dieu. 

Objection 4: Les damnés veulent être séparés de Dieu puisqu’ils haïssent ses volontés qui s’opposent à leur orgueil. Or ce qui est voulu ne peut constituer une peine. Donc l’enfer ne consiste pas principalement dans la séparation d’avec Dieu.

 

Cependant: Le Seigneur dira aux méchants, lors du jugement de leur âme[50]: «Allez loin de moi, maudits.» C’est là peine la plus importante dans l’enfer.

 

Conclusion: Pour tout être, il ne peut y avoir de plus grand mal que la perte définitive de sa fin. Ainsi dans la nature, lorsqu’il arrive qu’une espèce animale ou végétale disparaisse, on considère habituellement un tel évènement comme une catastrophe parce que chaque espèce, portée à travers la succession des individus de même nature qui la représentent, n’a pas d’autre finalité que de durer toujours.

En ce qui regarde l’homme dont la finalité personnelle ne consiste pas seulement dans la communication de la vie mais essentiellement dans une union spirituelle avec Dieu[51], la perte de cette fin constitue de la même manière le plus grand des maux. Or, pour les êtres spirituels, une telle séparation n’est parfaitement consommée que par le péché dans ce qu’il a de plus absolu, c’est-à-dire dans l’acte conscient, volontaire et libre de blasphème contre l’Esprit Saint de Dieu; Un tel péché qui est, comme nous l’avons montré[52], le principe premier conduisant à la peine du dam, est considéré par Dieu comme le plus grand des maux de l’âme humaine. Et pour éviter que l’homme ne soit trouve au terme de sa vie dans une telle disposition intérieure, Dieu ne néglige aucun moyen: il envoie des prophètes, le Fils éternel se fait homme en Jésus-Christ, il multiplie les signes et les miracles, il frappe les corps de maux qui rappèlent à l’esprit la vanité de tout ce qui est créé. Lorsque, malgré cela, l’égoïsme, la cupidité et l’orgueil conduisent un homme à rejeter volontairement Dieu, on doit considérer cette séparation voulue comme la première et la plus grande des peines de l’enfer. En effet, en se séparant de Dieu, l’homme perd sa fin et devient un être vain: son intelligence faite pour atteindre la vérité, se condamne à l’obscurité de l’ignorance puisqu’elle ne voit pas la Vérité première; sa volonté, créée pour tendre au bien se condamne à errer sans cesse à la recherche d’un bonheur qui n’existe pas hors de Dieu, puisque Dieu est la Bonté. Origène écrit [53]: «Qu’on nous arrache un membre, nous éprouvons de vives souffrances, mais l’âme, séparée de Dieu, à qui elle aurait dû être unie, souffrira bien davantage de ce déchirement. Tiraillée en mille sens divers, elle sera comme divisée d’avec elle-même, et en place de l’unité l’harmonique à laquelle Dieu la destinait, elle offrira le spectacle du désordre et de la confusion.»

 

Solution 1: Ce n’est pas pour le même motif que les âmes du purgatoire et celles de l’enfer n’ont pas la vision béatifique: celles du purgatoire veulent une séparation provisoire à cause de la conscience qu’elles ont de leur impureté et de la très grande pureté du Dieu qu’elles désirent. Au contraire, les âmes de l’enfer veulent la séparation d’avec Dieu à cause de ses volontés qui leur paraissent un mal qu’il faut fuir puisqu’elles s’opposent au bien de leur orgueil. En conséquence, ces âmes se séparent elles-mêmes de Dieu au moment de la mort. Par le fait même, elles perdent la possibilité de s’unir au seul bien capable de les rendre heureuses et elles errent éternellement à la recherche d’une béatitude qu’elles ne peuvent jamais atteindre. Leur souffrance provient essentiellement de cette absence de Dieu. L’enfer est l’état d’une âme qui s’est volontairement séparée de Dieu. 

Solution 2: Saint Paul ne souhaitait pas être séparé de Dieu en tant qu’il est Dieu mais de Dieu en tant qu’il pouvait béatifier son âme car son amour excessif pour ses frères lui faisait préférer leur bien à son propre bonheur. Sa charité excessive est donc sans rapport avec l’égoïsme excessif des damnés de l’enfer. 

Solution 3: Comme nous le verrons, le feu et le ver rongeur du remords sont des conséquences directes dans l’âme des damnés de leur volonté pervertie qui se sépare de ce pourquoi elle a été créée. Aussi on doit dire que l’enfer ne se définit pas essentiellement par ces peines mais par cette séparation spécifique qui est causée, chez le damné, par sa volonté. Quant aux âmes qui séjournaient dans l’enfer des patriarches, elles ne souffraient certes pas, à moins que l’ont qualifie de souffrance le désir intense de voir celui dont la présence cachée les comblait . 

Solution 4: Une chose peut-être volontaire de deux manières:

1) elle peut l’être par soi et directement. Ainsi l’homme fuit-il le mal et recherche ce qui lui apparaît bien.

2) elle peut l’être indirectement à cause d’une condition présupposée. Ainsi, on ne dit pas que le marin pris dans la tempête jette sa cargaison à l’eau pour le simple plaisir de s’en débarrasser. Il la jette à cause d’un bien qui lui parait supérieur c’est-à-dire la survie du navire.

Une telle distinction peut être appliquée aux damnés pour comprendre de quelle manière ils se séparent volontairement de Dieu. Comme nous l’avons dit, avant le jugement dernier qui détermine le destin éternel des hommes, deux choses sont révélées: la possibilité de la vision béatifique et les conditions requises pour entrer dans cette vision, comme la nécessité de la pénitence, de l’humilité, de la charité.

Celui qui se damne ne peut refuser directement et par soi la vision de l’essence divine puisqu’elle lui est suffisamment révélée selon ce qu’elle est, à savoir le Bien parfait. Mais il peut la refuser à cause des conditions préalables qui lui sont demandées et le motif de cette révolte est, comme nous l’avons montré, l’amour désordonné de soi. Cette exaltation de soi pousse l’âme à rejeter directement et par soi les volontés de Dieu concernant les conditions de s’entrée dans la Vision béatifique car ces conditions lui paraissent être un mal relativement au bien de son orgueil qui est place en absolu. En conclusion, on peut dire que le damné ne désire directement ni la séparation d’avec Dieu, ni l’enfer mais qu’il cherche sa propre liberté égoïste et, en conséquence s’oppose à ce qui s’y oppose, les moyens du salut.  

Solution 5: "Les autres peines de l’enfer ne sont que la conséquence naturelle de l’absence de Dieu due au rejet de Dieu. Mais en même temps, ayant refusé librement Dieu comme fin surnaturelle, il l’a du même coup refusé librement comme fin naturelle. Il le déteste par un acte libre où il est fixé, et il préfère à la vraie béatitude la fausse béatitude qu’il a choisie, son orgueil. C’est là sa fin ultime voulue par-dessus tout, même au prix de toute espèce de souffrance et de privation, être un dieu par sa propre force, voilà sa béatitude. Il ne peut pas révoquer ce choix, parce que celui-ci porte sur la fin ultime et a été accompli en pleine lumière spirituelle, fixant la volonté en lui, en telle sorte que tous les actes subséquents de vouloir ne seront effectués que dans la vertu de cet acte-là. Il y a donc déchirement, mais non pas repentir, il ne demande aucun pardon, il refuserait le pardon s’il lui était proposé, il veut continuer dans cet état. Ainsi, l’éternelle justice doit être désignée, si nous cherchons des images humaines, moins comme la mystérieuse colère que comme la mystérieuse patience de Dieu, qui souffre que sa miséricorde soit finalement refusée, qu’une créature soit pour toujours et par son choix libre son propre dieu."

 

Article 2: Outre la séparation d’avec Dieu, y a t-il un feu en enfer?[54] 

Objection 1: Cela semble inutile. La séparation d’avec Dieu semble une peine suffisante puisqu’elle est la perte de la béatitude surnaturelle qui avait été proposée. Celui qui refuse un bien supérieur par son obstination semble être suffisamment puni par le fait qu’il en est privé. 

Objection 2: Dieu crée l’homme par amour dans le but de lui proposer la béatitude surnaturelle. Celui qui la refuse librement ne doit donc pas être torturé par un feu mais simplement vivre d’un bonheur naturel selon son désir. 

Objection 3: Si la séparation d’avec Dieu est source dans l’âme d’un feu spirituel qui la torture, tout être spirituel devrait souffrir du feu de l’enfer dans la mesure où il est séparé de Dieu. Ce n’est manifestement pas le cas pour les habitants de la terre.

 

Cependant: le psalmiste écrit[55]: «le feu et le souffre, et le souffle des tempêtes seront la part de leur calice » et Job continue[56]: «de l’eau des neiges, il passe à l’extrême chaleur.» C’est pourquoi l’Église a défini par la voix de Benoît XII le dogme suivant[57]: «Nous définissons que, selon la disposition générale de Dieu, les âmes de ceux qui meurent en état de péché mortel descendent aussitôt après leur mort en enfer, où elles sont tourmentées des peines infernales.» Donc le feu de l’enfer existe réellement.

 

Conclusion: Que le feu de l’enfer et les autres peines rapportées par l’Ecriture existe, c’est un dogme de foi. Mais quand il s’agit de définir la nature de ce feu, plusieurs opinions existent. Certains Pères pensent qu’il s’agit d’une souffrance spirituelle appelée par métaphore le feu. D’autres pensent qu’on doit parler au sens propre d’un feu matériel, sensible, touchant l’âme à la mesure de son attachement au péché. Nous étudierons cette seconde opinion dans l’article suivant.

Quant à la première opinion, sa vérité apparaît avec évidence. Aucun être, lorsqu’il est séparé de sa fin, n’est en repos tant qu’il n’a pas rejoint cette fin. Or l’homme a été créé pour Dieu. Ainsi les âmes de l’enfer en subissent nécessairement une souffrance.

Il reste à définir la nature du feu qui les torture. Pour la comprendre, il faut considérer ceci: l’âme humaine a été créée par Dieu en vue d’être élevée au Bien Eternel. On en voit le symptôme à travers chacune des facultés de l’esprit. L’intelligence humaine se porte vers un objet universel qui est la vérité et la volonté est faite pour aimer ce qui a raison de Bien en général. L’âme possède donc par nature une orientation vers Dieu qui est par nature la Vérité et la Bonté. Il s’agit d’un instinct spirituel dont l’exercice nous porte dès cette terre vers ce qui nous dépasse et vers ce qui est sacré. Cet instinct spirituel étend son effet jusque dans la sensibilité au point que l’homme est attiré vers ce qui lui rappelle la transcendance de manière sensible, à savoir le beau. C’est pour la même raison que l’homme est par nature un être religieux même si, à cause du poids du corps et des occupations multiples de la vie matérielle, il peut arriver à étouffer pour un temps son appétit spirituel.

Comme cet instinct spirituel touche les facultés spirituelles dans l’ensemble, c’est que le siège même de ces facultés en est la cause. C’est pourquoi on peut dire que le désir de Dieu est un habitus entitatif (c’est-à-dire une orientation non seulement liée à l’esprit mais à sa racine, l’âme) qui, lorsque la fin désirée n’est pas unie d’une manière ou d’une autre, est source d’un inconscient spirituel auquel Freud n’a pas pensé. Dès cette terre, ses effets se font sentir chez les hommes qui ne vivent que dans le sensible.

 

Après la mort, lorsque l’âme se trouve libérée du corps, l’instinct divin retrouve en plénitude son exercice et pousse l’âme à s’orienter de toutes ses forces vers Dieu. Or, chez les damnés, cet amour naturel, entitatif de l’âme est contrarié par l’intention perverse de leur volonté qui les fait préférer l’amour d’eux-mêmes. Et c’est cet amour désordonné de soi qui les plonge dans la séparation d’avec Dieu. Il y a donc contradiction en eux entre le désir de leur nature et celui de leur volonté. Cette contradiction est perpétuelle et très profonde puisqu’elle s’oppose au désir le plus profond de la nature de leur être et est malgré cela voulue et choisie dans une obstination lucide. L’instinct divin, étant pour l’éternité séparé de son bien, se trouve en état de perpétuelle insatisfaction. Ce désir de la nature qui trouve son origine dans l’âme elle-même, est source d’un feu brûlant de l’âme, c’est-à-dire d’un profond mal être spirituel. Il ne cesse jamais, de la même manière que la souffrance provoquée par l’instinct de la nourriture chez les animaux ne cesse pas tant que la nourriture n’est pas donnée.

Ce feu de l’enfer, qui brûle l’essence même de l’âme puisqu’il trouve son origine dans un appétit entitatif de l’homme, contredit par la chaleur intérieur qu’il provoque, la volonté perverse du damné. Il a donc raison de peine et il est autre chose que la séparation d’avec Dieu.[1]

 

Solution 1: la séparation d’avec Dieu étant voulue par l’âme des damnés à cause de leur volonté perverse, elle est source en eux du feu de l’enfer de la manière que nous avons dite. Ce n’est pas le cas chez les âmes des limbes car chez elles la volonté est droite et se porterait, si elle le pouvait, vers la béatitude surnaturelle. Chez elles, le désir de Dieu est réel mais il est source d’espérance et non de cette rage désespérée de ceux qui, en enfer, s’obstinent dans le péché mortel actuel. 

Solution 2: Celui qui refuse le don de la Vision Béatifique ne le fait pas parce qu’il préfère rester dans un bonheur naturel, comme celui que donne l’amitié ou la contemplation naturelle. Bien au contraire; de tels biens naturels disposent l’âme à désirer la Vision de l’essence divine si elle est proposée par Dieu. Celui qui se damne ne se sépare de Dieu qu’à cause d’une intention mauvaise, qui est l’amour de soi poussé jusqu’au mépris des autres. C’est donc une volonté perverse qui se condamne elle-même et mérite une peine proportionnée à sa perversité. 

Solution 3: Toute âme séparée de la vision de Dieu souffre d’une manière entitative d’un feu car le désir naturel qui la fait tendre vers le bonheur absolu ne peut être comblé que par la possession de Dieu. Cependant, ce désir de l’âme n’est pas ressenti de la même manière chez tous. Ici-bas, chez ceux qui ne connaissent pas Dieu, il demeure dans l’inconscient. C’est ce que montre saint Augustin dans les Confessions en disant qu’il s’est rendu compte qu’il aimait Dieu sans le connaître au jour le où il l’a connu. Mais son effet est facilement repérable pour le psychologue qui observe le comportement humain. Il se traduit en général chez le pécheur par une fuite dans de multiples distractions ou occupations de la vie active, une peur du silence, quelquefois même des névroses et des psychoses. Il est aussi chez les jeunes et les personnes âgées l’origine principale des angoisses, c’est-à-dire de ce sentiment de malaise sans cause connue.

Après la mort, cet instinct de l’âme se manifeste chez tous dans toute sa force puisque le poids de la chair n’est plus là pour le cacher. Mais, s’il est chez tous source de désir, il n’est pas source chez tous de souffrance. Tout dépend de la proximité de Dieu. Chez l’âme glorifiée, unie à l’objet de ce désir, cet habitus entitatif est source de la béatitude, c’est-à-dire du bonheur sans autre désir. Chez les justes qui étaient retenus dans le «sein d’Abraham », il s’épanouissait dans le feu de la charité et l’exultation de l’espérance certaine, grâce à la présence de la grâce sanctifiante. Il était source de joie car ils étaient certains du salut à venir. Chez les âmes du purgatoire, aimantes de Dieu mais séparées pour un temps de toute sa présence, il est source d’un désir extrêmement douloureux. Elles souffrent de ce feu à cause de l’absence de Dieu et des saints qu’elles ressentent comme totale et de la connaissance qu’elles ont de déplaire au Ciel à cause de leurs imperfections. Mais le péché véniel actuel qui demeure en elles étant accompagné d’une fervente charité pour Dieu, elles éprouvent simultanément de par ce feu une grande joie et paix. Quant aux âmes de l’enfer, enfin, elles n’éprouvent de par le désir naturel de leur âme qui continue de tendre vers Dieu, que de la souffrance puisque ce désir s’oppose directement à l’orientation de tout leur être qui cherche le bonheur dans un bien opposé à savoir le péché. Et plus le péché actuel du damné est intense, c’est-à-dire opposé au désir naturel de son âme faite pour Dieu, plus il en subit les conséquences. L’intensité de cette souffrance est incomparablement plus grande que celle qui peut exister sur la terre à cause de la condition nouvelle de l’âme qu’aucune distraction extérieure ne peut venir troubler la conscience de sa contrariété interne.


[1] JEAN DE LA CROIX: Les avis, sentences et maximes, textes présentes par Dom Chevallier, DdB, Paris, 1933, 206-208 (150.) Nous trouvons dans le prophète Isaïe que chaque pécheur a son propre feu qui le châtie: «Marchez, dit-il, à la lumière de la flamme que vous vous êtes allumée vous-mêmes » (Isaïe 50, 11.) Ces paroles semblent indiquer que chaque pécheur allume pour lui-même la flamme de son propre feu, et qu’il n’est pas plongé dans quelque feu qui aurait été auparavant allumé par un autre et qui aurait existé avant lui. De ce feu, l’aliment ce sont nos péchés. Origène, des Principes II, 10, 4-5;

 

Article 3: Existe-t-il en enfer un feu matériel?[59] 

Objection 1: saint Augustin semble dire que c’est impossible. Les choses par lesquelles sont affectées, en bien ou en mal, les âmes sorties du corps, ne sont pas corporelles, mais ressemblent seulement à des choses corporelles. 

Objection 2: L’être qui agit sur un autre lui est toujours supérieur. Or, aucun être corporel ne peut être supérieur à l’âme séparée, donc agir sur elle. 

Objection 3: Action et passion exigent une matière commune à l’agent et au patient. Or il n’y en a pas pour l’âme séparée qui est esprit et un feu corporel. C’est pourquoi il ne peut y avoir non plus de transformation réciproque.  

Objection 4: Si le feu corporel pouvait agir sur l’âme séparée, celle-ci en recevrait donc quelque chose, qui serait donc spirituel comme elle-même, et donc une perfection, au lieu d’une punition. 

Objection 5: L’âme ne peut pas davantage être punie par le feu[60], du fait qu’elle le voit comme semble le dire saint Grégoire car cette vision, en l’absence de tout organe, ne peut être qu’intellectuelle, et donc agréable, puisque, comme le dit Aristote, il n’y pas de tristesse contraire au plaisir de la connaissance. 

Objection 6: Un être corporel ne peut agir à distance qu’en agissant sur les intermédiaires. Or, on ne voit pas comment le feu de l’enfer aurait une telle puissance, ni surtout qu’il l’exerce de fait, sur les âmes et sur les démons qui ne sont pas toujours dans l’enfer, et dont cependant la peine doit être ininterrompue comme l’est aussi le bonheur des élus.[61] 

Objection 7: Il semble que le feu de l’enfer qui tourmente l’âme des damnés n’est pas un feu matériel. Saint Jean Damascène dit en effet: «Le diable et les démons, et leur homme, c’est-à-dire l’Antichrist, seront livrés avec les impies et les pécheurs, au feu éternel, non pas matériel comme celui qui est ici, parmi nous, mais tel que Dieu le connaît»Le feu de l’enfer ne sera donc pas corporel. 

Objection 8: Les âmes des damnés, séparées de leur chair, sont jetées au feu de l’enfer. Mais saint Augustin dit[62]: «Je pense que le lieu où l’âme est envoyée après la mort est spirituel, et non corporel.» Donc le feu de l’enfer n’est pas un feu corporel. 

Objection 9: Le feu physique, dans sa manière d’agir brûle aussi bien les bons que les mauvais. Au contraire, la peine du feu de l’enfer tourmentera les damnés en proportion de leurs fautes. C’est pourquoi saint Grégoire dit[63]: «il n’y a qu’un feu de la géhenne, mais il ne tourmente pas tous les pécheurs de la même manière: chacun subira une peine proportionnée à sa faute.» Le feu n’est donc pas physique.

 

Cependant: Une décision de la Sacrée Pénitencerie (1890) interdit de donner l’absolution à qui ne verrait dans le feu de l’enfer qu’une métaphore désignant les peines intenses des damnés. Cette décision, de caractère disciplinaire, se fonde sur l’enseignement commun des théologiens[64].

 

Conclusion: Au sujet de l’existence d’un feu physique dans l’enfer dès avant la résurrection de la chair, il n’y a pas de définition solennelle de la part du Magistère de l’Église, mais seulement l’opinion commune de la plupart des grands docteurs, Pères de l’Eglise et théologiens. Dans l’Ecriture Sainte, il est possible que, malgré leur nombre, les textes parlant au sens littéral d’un feu matériel signifient par mode de métaphore une souffrance lancinante. Mais, après la résurrection de la chair, selon l’opinion la plus commune, on doit affirmer ceci: il ne fait pas de doute, les damnés souffriront d’un feu de nature physique car la perversité de leur âme rejaillira par ses effets jusque dans leur psychisme et dans leur corps, comme nous l’étudierons ultérieurement[65]..

Parlons d’abord du feu de l’enfer avant cette résurrection finale. Il faut se demander s’il est possible et comment il peut être possible qu’un feu corporel tourmente l’âme incorporelle. Il existe deux sortes d’argumentations, selon la nature que chacun attribue à l’âme.

1) Un premier groupe de théologiens, dont saint Thomas d’Aquin à la suite d’Aristote, pense que l’âme séparée du corps est un pur esprit, comparable aux anges. Son rapport à la matière se résume à un désir, lié à la nature de l’âme faite pour être unie à son corps, du retour des facultés du corps dont la sensibilité.

Cette première hypothèse étant posé, ces théologiens se sont demandé comment une âme séparée pouvait souffrir d’un feu alors qu’elle n’a plus de sensibilité. Une première opinion admet que l’âme peut souffrir en réalité d’un feu corporel: «Nous pouvons conclure des récits évangéliques, dit saint Grégoire, que l’âme souffre du feu non seulement en le voyant mais en l’éprouvant.» Voici l’explication qu’on en donne. Le feu corporel de l’enfer peut être considéré à un double point de vue: comme une chose corporelle quelconque, et ainsi il est incapable d’agir sur l’âme; comme instrument de la justice divine qui exige, et c’est dans l’ordre, que l’âme qui, par le péché, s’est faite l’esclave des choses corporelles pour jouir, le soit aussi pour être punie. D’autre part, l’instrument agit non seulement par sa vertu propre, mais encore par la vertu de celui qui l’emploie. Il n’est donc pas déraisonnable d’admettre que ce feu vengeur, servant d’instrument à un être spirituel, puisse agir sur des esprits comme l’âme et le démon. C’est ainsi que s’explique la sanctification de l’âme par les sacrements.

Cette opinion prête à la critique. En effet, un instrument n’agit pas seulement par la vertu que lui communique l’agent principal, mais encore par sa vertu propre et naturelle; bien plus, c’est l’usage de celle-ci qui permet à la première de s’exercer: c’est parce que l’eau du baptême lave le corps qu’elle peut sanctifier l’âme, c’est parce que la scie coupe le bois qu’elle peut bâtir une maison. Il est donc nécessaire d’assigner au feu une action sur l’âme, qui soit en rapport avec sa nature corporelle, pour qu’on puisse en faire l’instrument de la justice divine sur l’âme pécheresse.

Une seconde opinion affirme que le damné est condamné par Dieu à ne plus pouvoir considérer par son intelligence que l’essence même du feu matériel, de telle façon qu’elle ne puisse plus connaître rien d’autre. Ce ne peut être que de la même manière qu’il le fait pour les purs esprits que sont les démons. Or nous avons vu que les purs esprits sont dits être en rapport avec une réalité matérielle quand leur intelligence connaît par un justement actuel cette réalité ou quand ils y appliquent l’efficacité de leur action. Ainsi, le démon est considéré comme présent dans le corps d’un homme quand il prend possession par sa puissance des facultés de cet homme. Les anges ont par nature la possibilité de porter leur jugement successivement sur diverses réalités ou même d’y appliquer leur action. En ce sens on parle pour eux de mouvement local. Mais cette liberté angélique par rapport au mouvement local peut être entravée par une décision de la volonté divine: Dieu peut donc empêcher un pur esprit de tourner son intelligence vers certaines réalités au point qu’il ne puisse plus les connaître selon un jugement actuel. De même, il peut leur interdire d’y porter leur action comme on le voit dans le livre de Tobie[66]: «l’ange Raphaël poursuivit le démon, l’entraîna et le garrotta sur-le-champ. »

Cette opinion présente un avantage: elle permet d’expliquer par une raison plus pratique l’origine de la peine: Les démons et les âmes, étant pris par l’obsession de cette idée fixe du feu, comme dans une prison, n’ont plus la liberté de connaître ce que font les hommes sur la terre et donc de leur nuire. Cependant elle présente aussi de graves inconvénients: comme nous l’avons vu, la damnation étant le fruit d’un acte totalement libre de la part de la créature, il serait inconvenant que Dieu détruise totalement la liberté de pensée dont il a respecté l’orientation, en obscurcissant ainsi son intelligence. L’intelligence du damné et du démon doit pouvoir se porter sur autre chose que sur la considération de la nature du feu, et peut-être tout particulièrement sur les raisons de son choix qu’elle maintient obstinément.

 

C’est pourquoi il existe une troisième opinion. Les damnés souffriraient du feu à cause de l’obsession même de leur esprit centré sur la recherche d’eux-mêmes. Ils passent leur temps à chercher leur bon plaisir sans jamais le trouver. Dans leur aigreur, et leur repli sur la considération d’eux-mêmes, ils sont comme enfermés dans un lieu (eux-mêmes) à l’exclusion des autres. En ce sens on peut dire que l’enfer est une prison et qu’on y souffre un feu matériel car localisé. C’est de cette manière que les démons de l’enfer peuvent être torturés par une réalité en rapport avec le monde physique et le mouvement local. Leur obsession égoïste entrave leur intelligence et leur puissance au point qu’ils ne peuvent faire autre chose que de considérer actuellement les réalités de l’enfer, à savoir l’état de leur propre nature rongée par les conséquences de leur choix pervers et obstiné, et la compagnie des autres damnés. Cela représente pour leur esprit une prison insupportable. Il est naturel en effet sur cette terre à celui dont la conscience n’est pas en paix, de fuir toute confrontation avec lui-même dans le silence. C’est la même raison qui poussait les démons que Jésus exorcisait du corps d’un possédé à demander de[67] «ne pas les envoyer dans l’abîme» car ils estimaient que c’était une peine terrible pour eux de ne plus pouvoir s’occuper et de devoir appliquer passivement leur intelligence à rien d’autre qu’à la considération du feu éternel en eux. Ils préféraient tout à cela, même être envoyés dans un troupeau de porcs.

Cependant, même considéré de cette manière, il faut admettre que cette prison de feu ne peut agir sur l’âme que d’une manière adaptée aux purs esprits, c’est-à-dire d’une manière spirituelle. On voit la difficulté extrême de conclure à une peine sensible si l’âme des morts n’a plus de sensibilité.

 

2) Un second groupe de théologiens (saint Augustin avant ses rétractations, ceux qui de nos jours s’intéressent à la N.D.E.) pense que les âmes, en se séparant du corps physique, conservent leur corps psychique et les facultés sensitives qui vont avec. Dans cette hypothèse, il est aisé de comprendre comment une souffrance sensible peut exister.

Plusieurs explications ont été apportées. Selon l’opinion d’Avicenne, les âmes des méchants, avant la résurrection, sont punies non dans leur corps, mais dans une sorte d’image du feu produite par leur imaginaire. De même, dans les songes, à cause des similitudes des choses, qui se trouvent dans l’imagination, il semble à l’homme qu’il soit torturé par des peines diverses. Il semble que saint Augustin admette aussi ce mode de punition, dans son commentaire de la Genèse. Cette obscurcissement de leur intelligence et de leurs sens viendrait d’une punition de Dieu. L’argumentation habituelle de ces théologiens consiste à dire que «cette peine est nécessaire pour cause de justice car il est normal que celui qui pèche par ses sens reçoive une peine sensible pour le mal commis. Ainsi voit-on sur la terre que les juges appliquent aux coupables des peines proportionnelles à leur crime.» De cette façon, ils tentent de rétablir l’ordre de la société qui a été de quelque manière détruit et ils donnent un exemple qui sert d’avertissement pour ceux qui seraient tentés de commettre le même crime. Il leur semblait en être ainsi de la part de Dieu pour les peines en enfer.

Une telle argumentation, appuyée sur l’application par Dieu d’une stricte justice pénale envers les damnés ne peut que susciter les plus vives réserves pour trois raisons[68]:

-- Il n’est nul besoin d’ajouter pour l’exemplarité de la peine l’existence d’un autre feu que le feu spirituel décrit à l’article précédent, ce feu spirituel étant la souffrance la plus grande qui puisse exister.

-- Dieu n’agit jamais par raison de stricte justice. S’il l’avait fait, nous serions tous damnés éternellement sans espoir de salut, à cause en tout premier lieu, du choix libre de nos premiers parents, Adam et Eve, lorsqu’ils se séparèrent de Dieu en leur nom et en notre nom. De plus, on voit mal comment un damné dont la liberté et la maîtrise sont totales et respectées par Dieu, pourrait être puni par un phantasme incontrôlable de son imagination.

-- L’exemplarité n’existe plus dans l’autre monde puisque le choix de chacun est déterminé par la seule liberté, jamais par la peur.

Tout cela ne paraît pas convenir. C’est pourquoi, pour être concluant, il semble qu’on doit parler autrement. Il existe réellement en enfer, dès avant la résurrection de la chair, un feu sensible. Mais il n’est pas besoin de voir en lui un quelconque ajout de la justice de Dieu. Il est la conséquence normale, à l’intérieur de la vie psychique, de la contradiction spirituelle entre le péché contre l’Esprit et le désir naturel de Dieu. Le feu spirituel laisse l’âme déchirée et étrangère à ce pourquoi elle est faite. Les passions ne font que suivre en se développant anarchiquement. Elles cherchent leur bien propre (plaisirs, honneurs et possessions.) Elles ne le trouvent jamais. Elles se révoltent de toutes les manières possibles. L’enfer tel que l’a décrit Dante peut donner une idée qui n’est pas seulement métaphorique du déchaînement[69] d’une sensibilité privée de sa fin. L’âme se trouve alors prisonnière de la propre prison qu’elle s’est créée.

Dieu n’ajoute aux damnés aucune autre peine que celles qui découlent, par voie de conséquence naturelle de leur péché. Il ne met qu’une seule limite à leur liberté. Il les empêche de venir nuire ou effrayer les hommes qui sont encore sure terre. Mais cette décision ne vise pas à punir les damnés. Loin d’être l’application d’une stricte justice pénale, cette limite de leur liberté est rendue nécessaire au bien des hommes vivants sur la terre, afin que la présence négative des esprits de l’enfer ne viennent pas troubler la paix des vivants. Et s’il arrive que quelques démons de l’enfer peuvent être laissés par Dieu sur la terre, c’est parce qu’il peut en sortir un bien supérieur pour l’homme qui résiste héroïquement à la tentation suscitée par eux.


 

Solution 1: Saint Augustin veut dire que la cause prochaine de douleur ou d’affliction pour l’âme est spirituelle: elle souffre par la connaissance qu’elle a d’être emprisonnée sur elle-même, sur la perpétuelle considération de son âme révoltée contre Dieu et pourtant faite pour Dieu. Cette prison étant un lieu de souffrance, on peut l’appeler par métaphore un feu matériel. Cette souffrance spirituelle se répercutant dans la sensibilité qui lui est liée, à travers toutes sortes de passions excessives et négatives, on peut la qualifier au sens plus propre un feu sensible, même avant la résurrection de la chair. Après cette résurrection, par somatisation, l’absence voulue de Dieu et de l’amour ira jusqu’à provoquer des souffrances physiques et des déformations de la chair.  

Solution 2, 3, 4: La matérialité du feu de l’enfer est à prendre dans le sens que nous avons dit, à savoir comme une souffrance sensible découlant naturellement de la souffrance de l’âme[70]. Elle est aussi un lieu qui emprisonne l’esprit puisque le damné est obsédé par la considération de lui-même. En dernier lieu, après la résurrection de la chair, il se peut que les damnés, pour éviter toute rencontre fortuite avec les saints qu'ils haïssent, se terrent au plus profond des lieux déserts. 

Solution 5: La vision intellectuelle ne comporte aucune souffrance du fait que quelque chose est vu: car, à ce point de vue précis, il ne peut y avoir de contrariété entre l’objet et la faculté. Dans la vision sensible, il peut y avoir une contrariété indirectement: il arrive que l’objet, par l’action qu’il exerce pour être vu, blesse l’organe visuel. Cependant la vision intellectuelle elle-même peut être une cause de souffrance, si ce que l’on voit est appréhende comme un mal, non pas par le seul fait d’être vu, mais pour tout autre motif. C’est ainsi que la vision de soi-même en feu fait souffrir l’âme. 

Solution 6: Les esprits condamnés à l’enfer n’en sortent jamais sans que Dieu le permette pour instruire ou exercer les élus. Où qu’ils soient, ils voient toujours le feu de l’enfer puisqu’ils le portent en eux, de même que des prisonniers, même hors de leur prison, souffrent en quelque sorte de la prison à laquelle ils sont condamnés. Cependant la peine des damnés en est alors diminuée car en exerçant des activités extérieures à eux-mêmes, ils se peuvent distraire momentanément d’eux-mêmes. 

Solution 7: Cette parole de saint Jean Damascène signifie que la peine du feu, pour les damnés et les démons, est avant tout une souffrance spirituelle, puisqu’elle trouve son origine essentiellement dans la tristesse qu’ils ont d’être séparés de leur fin, dont ils possèdent le désir naturel. C’est ce que nous avons montré dans l’article précédent. C’est la peine du dam.

Mais il existe, dès avant la résurrection des corps, une peine du sens qui correspond au fait qu’elles se sont tournées vers les créatures d’une manière défendue. L’âme est donc tourmentée par un emprisonnement, de même qu’elle a péché en se tournant indûment vers l’exaltation d’une liberté orgueilleuse. Mais dans les deux cas, lorsque l’on parle de peine du feu, on doit l’entendre ainsi: Il brûlera en contraignant la volonté du pécheur par l’esclavage dans lequel il se plonge lui-même. Ainsi, quand l’Ecriture dit à propos des damnés qu’ils brûleront dans le feu, qu’ils seront affligés par des pesanteurs etc., elle entend (au moins avant la résurrection du corps) des souffrances spirituelles et sensibles, c’est-à-dire diverses contrariétés pour volonté orgueilleuses du pécheur et pour ses passions.  

Solution 8: Comme nous l’avons dit, l’enfer est d’abord un état d’âme: celui d’une volonté suffisamment perverse pour rejeter tout autre amour que celui d’elle-même. Mais, en un second sens, il est aussi un lieu où les damnés et les démons sont emprisonnés, en ce sens que leur intelligence et leur capacité d’action ne peut se porter vers autre chose que les réalités contenues dans ce lieu. 

Solution 9: Avant la résurrection des corps, le feu matériel de l’enfer agira à la manière d’une prison dans lequel l’âme des damnés sera enfermée. Il sera donc d’autant plus source de contrariété pour la volonté que celle-ci aura un plus grand orgueil. Car plus un homme a le sens de sa propre suffisance, moins il supporte facilement les contrariétés qui s’opposent à sa liberté. Donc ceux qui auront davantage péché souffriront davantage du feu de l’enfer.

 

Article 4: Les damnés souffrent-ils du ver rongeur du remords? 

Objection 1: Les damnés ne peuvent éprouver de remords pour leurs actes sans quoi ils seraient amenés à s’en repentir. Celui qui en effet regrette un mal accompli est disposé à en demander pardon à Dieu. Or on a vu que cela était exclu chez les damnés. Donc le remords n’existe pas. 

Objection 2: C’est librement que les damnés ont choisi de se séparer de Dieu. Ils l’ont fait lucidement à cause de l’amour d’eux-mêmes. Ils n’en éprouvent donc aucun remords, à la manière de ceux qui sur terre peuvent pécher sans en éprouver aucun regret. 

Objection 3: Si le ver rongeur du remords existe, on voit mal comment on peut le distinguer de la peine du feu qui est, comme lui, une peine spirituelle.

 

Cependant: L’Ecriture l’affirme[71]: «Dans la géhenne, leur ver ne meurt point.»

 

Conclusion: La métaphore du ver rongeur signifie un état de l’âme semblable à celui d’un fruit qui serait rongé de l’intérieur par un ver. Il est bien évident que le ver des damnés ne doit pas être considéré comme corporel, même après la résurrection des corps puisque le corps sera alors incorruptible. Il s’agit plutôt du remords de la conscience qui ronge intérieurement les damnés.

Pour comprendre comment, il faut considérer ce qui suit: l’intelligence humaine possède par nature une orientation qui lui fait discerner ce qui est bien et ce qui est mal. Il s’agit d’un habitus qui invite au bien la volonté et proteste contre le mal lorsque l’homme se met, à l’aide des premiers principes pratiques, à la recherche de ce qu’il faut faire. Cet habitus naturel est appelé par les philosophes la syndérèse. Tant que l’homme est sur la terre, la syndérèse peut être en partie étouffée par les habitudes vicieuses. C’est ainsi que les méchants peuvent arriver à faire le mal sans que la voix de leur conscience se fasse trop entendre. Cependant, la syndérèse est toujours présente sous forme d’un habitus dont le siège est l’intelligence et dont l’effet porte sur la volonté. Elle proteste contre le péché. Son action, lorsqu’elle est refoulée par le vice, peut alors s’exercer dans le sommeil par des songes comme le rapporte le livre de la sagesse[72]: «Alors que les méchants pensaient demeurer cachés avec leurs péchés secrets, sous le sombre voile de l’oubli, ils furent effrayés par de terribles frayeurs, épouvantés par des fantômes, car le réduit qui les abritait ne les préservait pas de la peur; des bruits effrayants retentissaient autours d’eux et des spectres lugubres, au visage morne, leur apparaissaien.» Les cauchemars des impies sont un effet de leur conscience morale naturelle, c’est-à-dire de la syndérèse qu’ils ne peuvent jamais complètement détruire en eux. C’est pourquoi les méchants ne trouvent jamais la paix dans leur cœur et sont sans cesse rongés par le ver du remords.

Cette souffrance est ce que l’Ecriture appelle le ver du remords. Après la mort, lorsque l’âme est séparée du corps, la syndérèse retrouve son exercice parfait puisqu’elle n’est plus empêchée par un obstacle. Elle peut donc se manifester en plénitude par la tristesse du remords lorsque la volonté d’un homme s’oriente dans une autre direction que celle du bien. Une telle perversion de la volonté est ce qui caractérise l’état des damnés puisqu’ils sont perpétuellement en état de péché mortel. Nous avons montré d’autre part que leur péché mortel est parfait au point de constituer un blasphème contre le Saint Esprit puisqu’il implique une parfaite lucidité et maîtrise de soi. Il est donc évident que les damnés sont rongés par le ver du remords, perpétuellement, selon la mesure de leur perversité.

 

Solution 1: Le remords des damnés est une protestation naturelle de leur conscience profonde. Si les damnés le pouvaient, ils s’efforceraient de faire disparaître ce ver rongeur comme on le voit chez les méchants de la terre qui chassent les cauchemars du remords en les noyant dans les activités extérieures et en fuyant la solitude. Bien loin de conduire les damnés au repentir, le remords qui les oppresse les pousse à blasphémer davantage Dieu qui en est la cause première. Mais leur volonté perverse préfère souffrir ainsi plutôt que de renier son choix orgueilleux. 

Solution 2: Il est vrai que les damnés se sont séparés de Dieu en toute conscience. Mais c’est justement cette parfaite conscience qui démultiplie en eux la protestation de l’instinct naturel de leur conscience. Au moment du jugement dernier, la volonté perverse des damnés est allée jusqu’à rejeter le pardon proposé par Dieu au travers de l’apparition de l’humanité Sainte de Jésus. Selon la Bible, les damnés ont vu «celui qu’ils transperçaient»[73], ce qui signifie qu’ils se sont séparés de Dieu en sachant qu’en le faisant, ils crucifiaient à nouveau Jésus d’une manière mystérieuse.

Le souvenir du regard de Jésus crucifié, croisé au moment du jugement, ne peut jamais quitter l’intelligence des damnés et reste constamment à leur mémoire. Ce souvenir démultiplie donc en eux la conscience d’avoir mal agi et le ver rongeur du remords. Mais loin de les conduire au repentir de leur faute, il conduit au blasphème car leur seul regret est celui de devoir souffrir. 

Solution 3: Le feu de l’enfer a son siège dans l’essence même de l’âme qui, étant faite naturellement pour l’union à Dieu, reste éternellement insatisfaite. Le ver rongeur a son siège dans la puissance intellectuelle, mais son effet dans la volonté qui, étant naturellement portée au bien, souffre de l’orientation perverse choisie.

 

Article 5: Les damnés pleurent-ils et grincent-ils des dents? 

Objection 1: Cela est impossible, au moins avant la résurrection des corps puisque les damnés sont séparés de leur chair. Ils sont donc incapables de pleurer ou de grincer des dents. 

Objection 2: Celui qui pleure peut le faire pour plusieurs causes: un amour contrarié, le regret d’une faute, par exemple. Mais les larmes sont toujours un signe de faiblesse. Donc si les âmes de l’enfer pleurent, c’est qu’elles ne sont pas parfaitement déterminées dans leur péché. Ce n’est pas le cas en enfer. Donc il n’y a pas de place pour les pleurs.

 

Cependant: Jésus affirme sept fois dans les évangiles à propos de l’enfer[74]: «là seront les pleurs et les grincements de dents.» Cela semble donc être une vérité irrévocable.

 

Conclusion: Lorsqu’il s’agit de réalités spirituelles, l’Ecriture a l’habitude de s’exprimer par mode de métaphore. Ainsi, elle rend plus accessible aux hommes des réalités qui par nature les dépassent. C’est ainsi que «le bras de Dieu» ne signifie pas que Dieu ait un bras comme nous mais qu’il a la puissance d’agir dans le monde. Il en est de même pour les pleurs ou les grincements de dents. Ils expriment avant tout sous un mode sensible un état permanent de l’esprit et du psychisme des damnés, même si, après la résurrection des corps, ils prendront une vérité propre puisque les pensées et la sensibilité des passions se répercuteront jusque dans les actes extérieurs du corps.

Auparavant, on peut dire que les damnés pleurent et grincent des dents d’une manière passionnelle. Par les pleurs, l’Ecriture veut exprimer la souffrance extrême provoquée par le feu de l’enfer et par le remords car c’est par les pleurs que s’exprime habituellement la souffrance. Par les grincements de dents, elle veut exprimer l’état permanent de révolte et de rancœur contre tout ce qui s’oppose à leur volonté perverse. Ils se révoltent en particulier contre la peine du lieu matériel de l’enfer qui, en les empêchant de nuire aux vivants, les empêche d’agir à leur guise dans le monde. Ils se révoltent aussi contre les volontés de Dieu qu’ils savent être cause première de leur emprisonnement.

 

Solution 1: Cela répond à la première objection. 

Solution 2: Les âmes de l’enfer sont, quant à leur volonté, irrémédiablement décidées à se maintenir dans le péché, au point qu’elles seraient prêtes à retourner au néant plutôt qu’à s’humilier par la pénitence. Par contre, elles sont en état de faiblesse quant à leur esprit qui est rongé de remords et quant à leur liberté d’action qui est entravée par leur emprisonnement dans l’enfer. Sous ce rapport, elles peuvent donc pleurer. Mais ces pleurs ne méritent pas par rapport à Dieu. Ils sont des pleurs de rage et non de contrition.

 

Article 6: Les âmes de l’enfer sont-elles plongées dans les ténèbres extérieures? 

Objection 1: Les damnés voient leur châtiment et cela augmente leur peine. Leur intelligence est donc éclairée par quelque lumière divine. Elle n’est donc pas dans les ténèbres. 

Objection 2: Les damnés voient le bonheur des élus, selon le témoignage de l’Ecriture[75]: «Le riche vit Abraham et Lazare en son sein.» Donc ils ne sont pas plongés dans les ténèbres extérieures au monde des bienheureux. 

Objection 3: Le livre de Job raconte que[76] «le démon assiste au conseil divin, en présence des bons anges.» Or le démon est en enfer. S’il peut pénétrer en présence de Dieu, e’est qu’il n’est pas dans les ténèbres extérieures. Il doit donc en être de même pour les âmes des hommes.

 

Cependant: Saint Mathieu dit[77]: «après lui avoir lié les mains et les pieds, jetez les dans les ténèbres extérieures.»

 

Conclusion: Comme tout ce que dit l’Ecriture à propos de l’enfer, les ténèbres extérieures signifient avant tout une peine spirituelle, même si elles prennent, après la résurrection de la chair, une signification corporelle.

Ainsi la lumière et les ténèbres se rapportent à un bien de l’intelligence, à savoir à la connaissance qui est une lumière pour le jugement. On doit donc dire que les damnés, après leur jugement, connaîtront certaines choses et en ignoreront d’autres.

Ils connaîtront tout ce qui est nécessaire à la justice de leur sentence éternelle. Ainsi, un condamné doit savoir pourquoi il est condamné et à quelle peine il est condamné. Une telle science, les damnés la reçoivent avant même le jugement dernier, comme nous l’avons montré et ils la reçoivent en plénitude par apparition de l’humanité Sainte du Christ. Ils savent donc et n’oublient jamais que Dieu existe, qu’il propose aux humbles la vision de son essence, qu’il réprouve les orgueilleux et les punit avec les peines éternelles de l’enfer. Ils expérimentent d’ailleurs ces peines dans leur âme à chaque instant. Sous ce rapport, les damnés ne sont pas dans les ténèbres.

Cependant, après avoir été plongés dans la séparation d’avec Dieu, les damnés ne peuvent plus rien connaître du monde extérieur à l’enfer, sauf si une disposition particulière de la miséricorde ou de la justice divine en décide provisoirement autrement. Même dans ce cas, on peut dire qu’ils sont dans les ténèbres extérieures puisque, s’ils voient le bonheur des élus, ils sont incapables d’en connaître la cause qui est Dieu. Cette vision est plutôt source pour eux d’un surcroît de souffrance à cause de l’envie qui les dévore. C’est pourquoi elle n’est donnée à tous sans exception qu’une fois, lors du jugement général qui manifestera aux yeux de l’univers entier les secrets les plus cachés, le bien et le mal du cœur de chacun. C’est donc par miséricorde que Dieu sépare les damnés de la vision du festin éternel des élus, pour ne pas multiplier inutilement les pleurs et les grincements de dents.

 

Solution 1: La vision de leur châtiment est une lumière nécessaire à la justice. Mais les damnés sont dans les ténèbres par rapport à tout ce qui est extérieur à l’enfer, c’est-à-dire par rapport au monde terrestre et au paradis. Il est même improbable qu’ils puissent voir les âmes du purgatoire, bien qu’elles soient séparées de Dieu. S’ils les voient, c’est de toute façon sans comprendre ce qu’elles sont car la charité brûlante de ces âmes leur échappe. 

Solution 2: Les damnés, avant le jour du jugement, verront parfois les bienheureux dans la gloire mais non de telle sorte qu’ils comprennent quelle est leur gloire mais en sachant qu’ils sont dans une gloire inestimable. Cela les trouble soit à cause de leur envie qui les fera souffrir de voir leur félicité, soit parce qu’ils auront conscience d’avoir perdu eux-mêmes cette gloire. C’est pourquoi la sagesse dit[78]: «A ce spectacle, ils seront troublés par une crainte horrible.» Mais, après le jour du jugement, les damnés seront complètement privés de la vue des bienheureux. Cela ne diminuera pas leur envie, car ils garderont le souvenir de la gloire des bienheureux, qu’ils auront aperçue au jugement général ou parfois avant le jugement. Plus tard, ils souffriront de voir qu’ils sont considérés comme indignes même de voir la gloire méritée par les saints. 

Solution 3: Tant qu’il reste des hommes sur la terre, certains démons reçoivent de Dieu la permission de sortir de l’enfer. La raison en est que, malgré leur désir de nuire aux hommes, ils peuvent involontairement leur être utiles, car l’homme qui résiste à la tentation s’approche de Dieu.

Cependant, même si les démons voient ce qui se passe sur la terre et entrent en contact avec les élus, ils peuvent être considérés comme plongés dans les ténèbres extérieures puisqu’ils ne participent en aucune manière à la joie du paradis. Ils éprouvent au contraire de la colère et de l’envie à la vision d’un tel bonheur qui leur est étranger. Après la fin du monde, Lucifer lui-même sera définitivement séparé des élus puisqu’il n’y aura plus d’utilité à son action. C’est pourquoi l’apocalypse écrit[79]: «Le diable, leur séducteur, fut jeté dans l’étang de feu et de souffre.» Il sera donc définitivement dans l’ignorance de ce qui se passe au para­dis. Il sera dans les ténèbres extérieures.

 

Article 7: Outre les peines précitées, existe-t-il en enfer d’autres peines? 

Objection 1: Il semble que toutes les peines de l’enfer peuvent se ramener à celle du feu qui est la plus terrible. Les autres nous ne sont que des manières différentes pour définir l’effet nuisible de cette unique peine. 

Objection 2: Dans l’âme des pécheurs, il peut s’établir une complexité morale indéfinie car celui qui s’éloigne de Dieu devient complexe. Il est donc plus simple de classer les peines de l’enfer sous quelques symboles marquant comme le feu, le ver rongeur, les ténèbres. Inutile de chercher à aller plus loin.

 

Cependant: l’Ecriture parle du «soufre, du sel, de la terre brûlée»[80] «des torrents qui se changent en poix.»[81] Bien d’autres noms peuvent être appliqués à l’enfer. Donc il existe en enfer d’autres peines.

 

Conclusion: Comme nous l’avons montré, toutes les peines de l’enfer, aussi bien avant la résurrection des corps qu’après, découlent en droite ligne du blasphème contre l’Esprit Saint qui amène le pécheur à rompre avec Dieu. Elles peuvent toutes se comprendre par analogie à la mort pour le corps: quand le principe vital, l’âme, est atteint, la corruption s’installe dans les autres parties du corps. De même pour les damnés, la charité étant détruite par le péché, laisse place à de multiples corruptions. C’est pourquoi la Bible appelle la damnation «la seconde mort.»[82]

Les souffrances et les peines des damnés peuvent être classées en trois ordres: celles qui ont rapport avec Dieu, celles qui ont rapport avec soi-même, celles qui ont rapport avec le prochain et avec l’univers entier.

1) En ce qui concerne Dieu, qui est le principe de toute béatitude dans l’au-delà, la corruption qui trouve sa racine dans l’amour désordonné de soi à comme première conséquence la séparation définitive d’avec lui. De cette séparation naît immédiatement la peine du feu spirituel qui est la souffrance naturelle d’une âme coupée de ce pourquoi elle est faite; En Dieu, il ne faut pas seulement considérer l’essence de son être mais aussi les volontés qui émanent de lui. Par rapport à ces volontés qui consistent essentiellement en une exigence de charité, d’humilité de pureté, l’âme répond par la révolte qui est symbolisée par les grincements des dents; c’est de Dieu que l’âme reçoit certaines peines comme celle du feu matériel qui l’emprisonne comme dans un abîme: à cela, l’âme répond par la douleur symbolisée par les larmes; par la haine de Dieu, la rancœur qui peuvent correspondre au soufre car la haine ronge le cœur à la manière du soufre sur la peau; par la colère puisque l’âme a l’impression d’être opprimée dans sa liberté et cela peut correspondre au souffre de la tempête; Par le regret de souffrir et même de vivre qui peut être représente par les eaux glaciales; et par bien d’autres pensées négatives qui se nouent au fur et à mesure

2) Par rapport à elle-même, on peut classer les peines de l’enfer selon qu’elles nuisent à leur essence, à l’intelligence, à la volonté ou à la capacité d’action. Par rapport à son essence, l’âme subit en conséquence de son péché la peine d’un feu intérieur tel que nous l’avons décrit précédemment. Dans son intelligence, elle s’emprisonne elle-même dans la considération d’elle-même. Cette pensée, sans cesse présente à son jugement l’empêche de se porter librement vers les considérations de son choix. Dans sa volonté, elle subit les atteintes d’un remords qui ne cesse pas. Quant à sa capacité d’action, elle est entravée par le vue de son malheur qui se comporte à son égard à la manière d’une prison. A ces peines principales s’ajoutent d’autres qui, telles les métastases d’un cancer, s’étendent dans toutes les activités des damnés. Ainsi, l’âme éprouve de la haine vis-à-vis d’elle-même puisqu’elle sait profondément être la cause première de son malheur Une telle haine peut être là encore symbolisée par le soufre; la conséquence de cette haine est que l’âme fuit la confrontation avec elle-même et le silence car son cœur lui apparaît comme un désert sans eau; elle se fuit en se plongeant dans l’agitation extérieure à la manière du vent de la tempête ou du vol des sauterelles n’ayant plus de finalité en dehors d’elle-même à cause du désespoir qui est comparable aux ténèbres l’âme erre sans but Elle est donc dans la solitude d’un ciel sans étoiles

De même que tous les maux spirituels liés au repli sur soi peuvent exister en elle, ils prolongent leur corruption jusque dans la sensibilité par les sentiments négatifs d’angoisse, de tristesse, de haine, d’envie, de désespoir, de crainte. Après la résurrection, ces souffrances s’étendront jusque dans le corps qui en sera déformé et appesanti.

3) Par rapport au prochain, toute présence sera à l’âme un poids, selon cette parole d’un philosophe[83] «l’enfer, c’est l’autre.» La vision des élus provoquera l’envie par rapport à leur bonheur. Et cette envie est comparable à la lèpre; la colère par rapport au propre malheur du damné comparable à la tempête. La vision des autres damnés chez qui n’existe que l’égoïsme sera source d’amertume pesante car au aucune joie ne peut sortir de la complicité dans le malheur.

En résumé, on peut dire, selon saint Basile qu’à la purification finale du monde se produira une séparation des éléments: tout ce qui est pur et noble demeurera en haut, pour la gloire des bienheureux, mais tout ce qui est vil et corrompu sera précipité en enfer pour la peine des damnés: ainsi toute créature sera pour les bienheureux matière à jouissance, et pour les damnés augmentation de tourments, selon la Sagesse[84]: «l’univers combattra avec lui les insensés.» Cela se réalisera dès avant la résurrection pour les maux de l’âme et, après la résurrection pour ceux du corps.

Saint François de Sales écrira que[85] «Les peines sont toutefois moindres de beaucoup que les coulpes et crimes pour lesquels elles sont infligées.»

 

Solution 1: Parmi les peines, la peine du feu est la plus fondamentale puisqu’elle trouve son origine immédiate dans la séparation d’avec Dieu. Cependant, on doit admettre d’autres peines surajoutées à ce désir naturel du bonheur comme celle qui est symbolisée sous le froid glacial et qui peut signifier le désir de disparaître dans le néant à cause du désespoir. 

Solution 2: Il est vrai que le péché provoque la complexité de l’âme puisqu’il la disperse dans la recherche insatiable d’un bonheur qui n’existe qu’en Dieu. Cependant, on peut établir quelques unes des caractéristiques de cette complexité qui a sa source dans l’unique amour de soi, qui se concrétise à travers les six espèces du péché contre l’Esprit Saint et qui s’achève dans la multiplicité des états d’âme morbide par rapport à Dieu, à soi-même et au prochain.

 

Article 8: Les démons exécuteront-ils la sentence du juge à l’égard des damnés?[86] 

Objection 1: Il semble que non. Saint Paul dit: «Alors, le Christ expulsera toute principauté, les puissance et vertu.» Il n’y aura donc plus de détenteurs d’autorité. Mais, exécuter la sentence du juge dénote une certaine autorité; les démons, après le jour du jugement, ne seront donc plus les exécuteurs de la sentence du juge. 

Objection 2: Les démons ont péché plus gravement que les hommes. Il n’est pas juste que ceux-ci soient tourmentés par eux. 

Objection 3: Comme les démons ont poussé les hommes au mal, les anges les ont portés au bien. Récompenser les bons n’est pas la charge des bons anges: Dieu le fera sans intermédiaire. Punir les méchants ne sera donc pas non plus la charge des démons.

 

Cependant: Les pécheurs se sont soumis au démon en péchant. Il est juste qu’ils lui soient soumis dans leurs châtiments, afin d’être punis par lui.

 

Conclusion: Le Maître des Sentences signale à ce sujet deux opinions: l’une et l’autre semblent compatibles avec la justice divine. La première part de ce fait que quand l’homme pèche, il se soumet justement au démon; En conséquence, il serait juste qu’ils lui soient soumis dans leurs châtiments, afin d’être punis par lui. Selon cette opinion, on s’attache plutôt à respecter la justice divine au point de vue des hommes qui doivent être punis.

La seconde opinion argumente en sens contraire en disant que cette domination du démon est une chose en soi injuste. L’ordre de la justice divine qui demande la punition des démons, légitimerait cette opinion qui exclut que les démons, après le jour du jugement, dominent encore les hommes en leur appliquant leurs peines.

Impossible pour nous de discerner la plus vraie de ces opinions. J’estime cependant plus vraisemblable que, en enfer, les démons envers les hommes comme les hommes envers les démons seront sources de châtiment réciproque. Il s’agira d’un monde peuplé d’égoïstes orgueilleux. Le rencontre ne sera source que de peine supplémentaire, aucune bonne volonté n’étant à attendre de personne. Mais les démos étant d’une nature supérieure, l’influence néfaste qu’ils exerceront sera plus tyrannique. De même qu’un certain ordre sera gardé à l’égard des élus, en ce sens que certains seront illuminés et perfectionnés par d’autres selon l’ordre de la charité, de même en enfer, l’ordre des hiérarchies célestes demeurera perpétuellement. De la sorte, de même que la Vierge Marie transmettra aux bons anges et aux hommes des illuminations divines, ainsi les démons transmettront aux hommes damnés les effets de l’écrasante domination de leur intelligence. Cela ne réduit en rien la peine des démons, car en tourmentant les autres, ils sont tourmentés eux-mêmes: la société de ces malheureux ne diminue pas leurs malheurs, elle l’augmente.

 

Solution 1: La supériorité que le Christ supprimera est celle de ce monde: ici-bas, des hommes sont supérieurs à d’autres hommes, et les anges aux hommes, et des anges à d’autres anges, et les anges aux démons, et certains démons à d’autres, et des démons aux hommes et cela sert à conduire les autres à leur destin ou à les en détourner. Tout cela est la plupart du temps hiérarchiser selon l’ordre du Prince de ce monde, Satan, c’est-à-dire à l’inverse de celui que confère l’humilité ou l’amour. Quand toutes choses seront parvenues à leur fin, il n’y aura plus de supériorité pour éloigner de la fin ou pour y conduire mais seulement pour conserver dans la fin, bonne ou mauvaise. 

Solution 2: Bien que le mérite des démons ne requière pas qu’ils dominent les hommes, parce que c’est injustement qu’ils se les sont soumis cela est demandé par le rapport entre leur nature et celle des hommes. Denys dit: «Les biens naturels demeurent intègres chez eux.»  

Solution 3: Il y a une différence entre la hiérarchie de l’enfer qui est fondée sur l’ordre naturel de l’intelligence et celle du paradis qui est fondée sur le désir de l’amour. Au paradis, le mérite fait monter, tandis qu’en enfer, le péché accable. C’est pourquoi, bien que la nature de l’ange est plus élevée que celle de l’homme, certains hommes, à cause de l’excellence de leurs mérites, sont tellement élevés par Dieu qu’ils dépassent l’élévation de la nature et de la récompense méritée par des anges: dès lors, il y aura des anges qui seront illuminés par des hommes. Mais aucun pécheur ne parviendra, à cause de son degré de malice, à cette élévation qui est due aux démons en vertu de leur nature.

Les plus grands saint du Royaume de Dieu ne sont pas la cause efficiente de la récompense principale des élus ceux-ci la reçoivent directement de Dieu. Mais ils sont la cause de certaines récompenses accidentelles, en tant que ceux que l’humilité et la charité ont rendus proches de Dieu, illuminent les autres au sujet de certains secrets divins, qui n’appartiennent pas à la substance de la béatitude. De même, la peine principale du damné lui viendra directement de Dieu. C’est l’exclusion perpétuelle de la vision de Dieu. Mais il n’y a pas d’inconvénient à ce que d’autres peines sensibles, lui soient infligées par les démons.

 

           

Question 13: La volonté et l’intelligence des damnés

 

Nous sommes amenés à étudier maintenant ce qui concerne l’affectivité et l’intelligence des damnés. Onze questions se posent:

Article l: Les damnés veulent-ils aller en enfer?

Article 2: Y a-t-il des hommes en enfer?

Article 3: Tout vouloir des damnés est-il mauvais?

Article 4: Les damnés se repentent-ils du mal qu’ils ont accompli?

Article 5: Les damnés voudraient-ils, d’une volonté droite et délibérée, ne pas exister?

Article 6: Les damnés voudraient-ils la damnation des non damnés?

Article 7: Les damnés haïront-ils Dieu?

Article 8: Les damnés déméritent-ils encore?

Article 9: Les damnés peuvent-ils se servir des connaissances acquises en ce monde?

Article 10: Les damnés penseront-ils parfois à Dieu?

Article 11: Les damnés voient-ils la gloire des bienheureux?

 

Article l: Les damnés veulent-ils aller en enfer?

 

Objection 1: Il semble que non: l’enfer est une peine puisque c’est une prison où il n’y a ni joie ni paix. Nul ne peut vouloir ce qui est un mal. Donc les damnés ne veulent pas aller en enfer. 

Objection 2: L’enfer est la séparation d’avec Dieu. Mais Dieu est un bien. Il est même le Bien Absolu puisqu’il n’y a en lui aucun mélange avec le mal. Nul ne peut donc vouloir la séparation d’avec Dieu qui est l’enfer.

 

Cependant: C’est l’homme seul qui est cause de son péché et non Dieu qui ne veut absolument pas du péché. C’est donc l’homme qui est cause première de sa damnation.

 

Conclusion: Comme nous l’avons dit, une chose peut être voulue de deux manières:

1) Directement et par soi; 2) indirectement et à cause d’autre chose. Nul ne peut vouloir un mal en tant qu’il est un mal car la volonté ne se porte que vers ce qui a raison de bien. Par contre, quelqu’un peut vouloir un certain mal à cause d’un bien plus grand qui y est attaché. Ainsi, Dieu veut pour l’homme qui est sur la terre les peines comme la souffrance et la mort, non directement mais à cause du bien de l’humilité et de la charité qui peut en sortir chez celui qui est bien disposé. En ce qui concerne l’enfer, on doit parler de la même façon. Ce que l’âme perverse veut directement et par soi, c’est s’aimer elle-même de telle façon que rien d’autre qu’elle-même n’a de valeur à ses yeux. En conséquence, elle rejette directement comme un mal l’obéissance aux volontés de Dieu car cette obéissance s’oppose à l’exaltation de sa propre volonté. Si l’âme se sépare de Dieu, ce n’est donc pas car une volonté directe puisque Dieu lui apparaît comme un bien, mais relativement aux conditions présupposées à l’obtention de la gloire. Ainsi, on doit dire que l’âme veut l’enfer, en tant qu’il est la séparation d’avec Dieu, d’une manière indirecte à cause de son orgueil. Par contre, on ne peut dire d’aucune manière qu’elle veut l’enfer en tant qu’il est un lieu de souffrance et de peines parce qu’il n’y a aucun bien à retirer du mal de peine. Mais l’âme est prête à supporter toutes les peines de l’enfer pour l’éternité plutôt que de se convertir et de s’humilier pour son péché.[87] 

Solution 1: En tant qu’il est une peine, l’enfer n’est en aucune façon voulu par l’âme comme nous l’avons montré. 

Solution 2: La séparation d’avec Dieu est voulue par l’âme non à cause de ce que Dieu est en lui-même, mais à cause des exigences de conversion, d’humilité et de charité qui sont présupposées à l’entrée dans la gloire. C’est du moins de cette façon que l’âme justifie sa révolte. De fait, c’est contre l’essence même de Dieu qu’il y a révolte car Dieu est humilité et Amour.

 

Article 2: Y a-t-il des hommes en enfer? 

Objection 1: Il semble qu’il n’y ait personne en enfer. En effet, nul ne peut résister à la révélation de la miséricorde de Dieu quand elle est plénière. Tout homme se convertit donc au moment de la mort si ce c’est fait avant. 

Objection 2: Jésus affirme que[88] «beaucoup sont appelés mais que peu sont élus.» Il semble donc qu’il y ait peu d’homme au paradis de Dieu. 

Objection 3: L’Ecriture parle explicitement de 144000 élus[89] ou, ailleurs, de deux tiers[90] des hommes sauvés. On doit donc tenir l’un de ces chiffres pour la révélation exacte du nombre des élus. 

Objection 4: saint Thomas pense que la majorité des hommes sont damnés, tandis que la majorité des anges seraient sauvés[91]. Il s’appuie sur le raisonnement suivant: pour l’ange, ce qui prévaut c’est sa nature intellectuelle, faite pour adhérer à la vérité. Pour l’homme, au contraire, c’est son penchant mauvais et sensuel qui l’emporte et qui le traîne en bas. Dans la majorité des cas l’homme s’oriente donc vers le péché et l’enfer. 

Objection 5: Historiquement -et la critique concernant Balthasar le mentionne souvent- on connaît des récits de réprouvés et des visions de l’enfer[92]. Donc il y a des hommes en enfer.

 

Cependant: Jésus dit: «Les fils du royaume seront jetés dans les ténèbres extérieures. Là seront les pleurs et les grincements de dents.» Donc certaines âmes seront damnées, celles qui appartiennent au royaume du mal.

  

Conclusion: Au sujet du nombre de ceux qui sont en enfer, plusieurs opinions ont été émises et chacune d’elles s’appuie sur des arguments valables. Certains pensent que peu d’hommes seront sauvés, s’appuyant en cela sur la parole du Seigneur[93]: «Il est large en effet le chemin qui mène à la perdition et beaucoup s’y engagent, mais elle est étroite la porte qui mène à la Vie et il en est peu qui le trouvent.» Ils étayent leur argumentation sur la constatation que bien peu d’hommes sur la terre ont la volonté de mettre la charité au commencement et à la fin de leur vie. Le philosophe Aristote disait[94]: «la plupart des hommes restent dans le sensible.» D’autres théologiens affirment qu’un tiers des hommes seront damnés. Selon eux, ce chiffre est annoncé dans l’Ecriture et est à prendre au sens propre: «Le tiers des hommes fut exterminé.» D’autres préfèrent prendre au sens propre le passage de l’apocalypse des 144000 élus[95]. Selon une dernière opinion enfin, certains affirment que le nombre des damnés sera très faible si ce n’est nul à cause de la miséricorde de Dieu qui est infinie et à cause de son projet de sauver tous les hommes qui ne saurait être un échec.

 

Pour essayer de discerner vrai dans tout cela, il faut se rappeler ce que nous avons dit sur la cause de la réprobation: elle vient principalement de l’homme et de sa volonté perverse qui se fixe immuablement sur le péché, avec pleine connaissance et liberté. Il s’agit d’un péché contre l’Esprit Saint, c’est-à-dire un péché de malice volontaire contre Dieu. Un tel péché conduit immédiatement à la damnation après la mort. Il faut donc, pour connaître d’une manière approximative le nombre de ceux qui seront damnés, s’efforcer de savoir si le péché contre l’Esprit Saint est fréquent. Pour qu’il y ait un véritable péché contre l’Esprit Saint, il est nécessaire que celui qui le commette ait une parfaite connaissance de ce qu’il fait, ce qui ne peut convenir qu’à celui qui connaît un minimum sur l’existence de Dieu et sur la rétribution future. L’homme qui, en effet, ne connaît aucunement l’existence de Dieu ne peut pécher contre Dieu. De même, le péché contre l’Esprit Saint présuppose une parfaite maîtrise de sa sensibilité afin que la volonté qui commet le péché soit libre et non causée par l’entraînement de la faiblesse. De telles conditions sont rares sur la terre aussi on doit admettre que le péché contre l’Esprit Saint est peu fréquent. Cependant, tout péché mortel commis sur la terre peut être une disposition au péché contre l’Esprit Saint. Celui qui, en effet, met son intention dans la recherche exclusive de son bien-être égoïste, crée en lui une disposition stable, un vice, qui fait que l’âme se complait de plus en plus dans son péché. Ainsi, arrivé au moment de la mort où la révélation l’enjoint à faire un choix entre l’amour de Dieu ou l’amour de soi, elle est conditionnée par sa vie entière à se porter plutôt vers le second choix. Mais il ne s’agit que d’une disposition et non d’une détermination certaine. Parmi les hommes qui vivent en état de péché mortel, la plupart le sont à cause d’une ignorance ou d’une faiblesse présupposées. Mais ils ne resteraient certainement pas dans cet état s’ils avaient l’occasion d’en connaître la gravité aux yeux de Dieu, comme l’Ecriture le montre pour la ville de Ninive qui se convertit après un seul appel du prophète Jonas. C’est aussi la raison pour laquelle on constate que les conversions sont fréquentes à l’approche d’un danger comme la guerre ou la maladie. Ainsi, il est permis de penser que la masse de ceux qui ont commis durant leur vie des péchés mortels par ignorance ou par faiblesse, seront sauvés même s’ils doivent être auparavant purifiés par le feu du purgatoire. Mais il existe aussi des hommes qui pèchent gravement sur cette terre contre leur prochain par malice volontaire et cela même parmi les païens. Ceux-là se mettent par leur péché dans une disposition directe au péché contre l’Esprit Saint car il est presque certain qu’ils agiraient de même dans la plupart des cas même s’ils connaissaient Dieu. Celui qui est capable froidement de faire le mal à son prochain, est disposé par sa malice à rester dans le péché jusque dans la mort.

De tout cela, on peut conclure qu’il semble que parmi les hommes, une petite partie va directement au Ciel soit parce que, étant chrétiens ils ont vécu en plénitude de la charité, soit parce que, étant païens ils étaient disposés par leur bonne volonté à aimer Dieu dès qu’ils l’ont connu; une petite partie est damnée parce qu’ils ont vécu dans le mal et ont maintenu jusque dans la mort leur volonté fixée dans le péché. Quant à la masse des hommes, elle vit dans le sensible et suit les impulsions de la chair ou du monde plus par ignorance et faiblesse que par véritable malice. Ceux là sont sauvés mais «comme à travers un feu» selon l’apôtre[96], c’est à dire le purgatoire.

 

Solution 1: Au moment de la mort, l’âme ne voit pas directement l’essence divine. S’il en était ainsi, nul ne pourrait se séparer de Dieu puisqu’il est l’essence même de la bonté et qu’il n’a aucune espèce de mal en lui. L’intelligence est confrontée avec l’humanité Sainte de Jésus. Il lui est possible de résister à son amour. C’est ce que montre Balthasar[97]: «Que cela soit possible, cela nous est attesté de nombreuses fois par l’Ecriture, par Jésus lui-même. Il est possible de résister en face à l’Esprit d’amour de Dieu, et alors il est évident qu’à quelqu’un qui résiste ainsi, il ne puisse «être pardonné ni en ce monde ni dans le monde à venir »[98]. Il est également possible qu’un tel «non » ne se révèle comme déterminant pour une vie qu’au moment où l’homme est placé devant la norme éternelle[99]. Avons-nous besoin de nous représenter cette possibilité, voire de nous la dépeindre ? A coup sûr pour nous-mêmes seulement; on ne devrait faire de théories générales et neutres sur l’enfer ni en théologie ni en pastorale. Mais on ne doit pas davantage répandre des théories générales suivant lesquelles, à cause de la bonté de Dieu, il ne peut pas exister un enfer dans lequel il y a quelqu’un. En le faisant, nous empiéterions sur la souveraineté de notre Juge, qui décide seul de notre salut et de notre perte.»

 

Solution 2: Cette parole de Jésus signifie que peu d’hommes sont capables de rester tout au long de leur vie terrestre fidèles à la grâce reçue. La plupart ne pensent à Dieu que lorsque le besoin s’en fait sentir, et non par véritable amour. Mais cette parole ne veut pas dire que ceux qui aiment Dieu d’un amour utilitaire seront damnés. Dieu a le temps et les moyens de faire progresser chacun, que ce soit à travers les croix de la vie terrestre et de la mort, son apparition glorieuse ou le purgatoire.

 

Solution 3: Il faut prendre ces chiffres dans un sens symbolique comme presque toutes les images qui sont dans le livre de l’apocalypse. Le chiffre 144000, à savoir 12000 de chacune des douze tribus d’Israël signifie que Dieu connaît le nombre des élus et que ce nombre sera parfait, ce qui signifie que les hommes seront sauvés ou damnés selon l’ordre de la justice divine. Quant au nombre d’un tiers, il manifeste que la part de ceux qui seront damnés est connue et fixée par Dieu de toute éternité puisque Dieu est au-delà du temps et connaît tout.

 

Solution 4: Mais, pour l’homme, ce raisonnement peut être renversé. S’il est vrai que celui-ci est tellement pauvre et misérable, il faudrait plutôt conclure que personne ne peut se damner, car ce n’est pas par ignorance et simple faiblesse qu’il peut choisir le refus éternel. En fait, l’erreur de saint Thomas en ces matières est venu d’un excès de confiance dans la logique des raisonnements: De même qu’il ne découvrit pas l’immaculée conception de Marie parce qu’il était nécessaire qu’elle ait été sauvée par le Christ (la logique ne peut déduire de ces prémices que Marie peut être sauvée autrement, par anticipation), de même il mettait logiquement en enfer tous les hommes qu’il constatait mourir sans la charité, donc la plupart d’entre les chrétiens, sans compter les païens.) Il fut en cela fidèle au dogme mais n’imagina pas que Dieu pouvait, étant au delà des raisonnements, leur proposer le salut jusque dans leur mort.

 

Solution 5: D’après Balthasar, il s’agit cependant de menaces qui veulent susciter la conversion. Ce sont des images en creux du salut, c’est-à-dire des prophéties, qui veulent précisément être contre productives en voulant arracher à celui qui les écoute la décision de s’orienter vers le salut par la description du mal. « Si les menaces de jugement et les images terribles de la gravité des châtiments infligés aux pécheurs que nous trouvons dans l’Ecriture et la Tradition ont un sens, alors c’est certainement celui de me montrer, à moi, la responsabilité qui m’incombe avec ma liberté.»[100]

D’après moi au contraire, ces images de l’enfer sont crédibles à propos de la réalité du choix de certains hommes. Nous ne sommes pas assez attentifs au bien réel, quoique apparent et mensonger, que peut trouver l’homme égoïste dans la proposition de l’enfer, telle qu’elle est vantée en toute vérité par le démon à l’heure de la mort. L’amour de Dieu poussé jusqu’au mépris de soi paraît bien peu tentant face à la liberté, cette autonomie parfaite, cette capacité «divine »[101] à choisir soi-même ce qui est bien et mal, et malgré la solitude et la souffrance naturelle qui en découle.

Nous pouvons malgré tout faire nôtre ce passage du Père Teilhard de Chardin[102]: «Vous m’avez dit, mon Dieu, de croire à l’enfer. Mais vous m’avez interdit de penser, avec absolue certitude, d’un seul homme, qu’il était damné. Je ne chercherai donc pas ici à regarder les damnés ni même, en quelque manière à savoir qu’il en existe. Mais acceptant, sur votre parole, l’enfer, comme un élément structurel de l’univers, je prierai, je méditerai, jusqu’à ce que, dans cette chose redoutable, apparaisse pour moi un complément fortifiant, béatifiant même, aux vues que vous m’avez ouvertes sur votre Omniprésence »


 

Article 3: Tout vouloir des damnés est-il mauvais?[103]  

Objection 1: Il semble que non, car comme dit Denys, «les démons désirent le bien et le meilleur, à savoir être, vivre et connaître.» Puisque les hommes damnés ne sont pas d’une condition pire que les démons, il semble qu’ils puissent avoir eux-mêmes de bons vouloirs. 

Objection 2: «Le mal, dit Denys, est tout à fait involontaire.» Si donc les damnés veulent quelque chose, ils le veulent en tant que bon ou comme un bien apparent. Mais le vouloir qui est ordonné par soi au bien est bon. Les damnés peuvent donc avoir de bons vouloirs.  

Objection 3: Certains seront damnés, bien que, se trouvant en ce monde, ils aient eu des dispositions vertueuses, comme les païens, qui eurent des vertus civiques. Or, les dispositions vertueuses engendrent un vouloir louable. Il pourra donc y avoir un vouloir louable chez certains damnés.

 

Cependant: Une volonté obstinée ne peut jamais être inclinée que vers le mal. Mais les hommes damnés seront obstinés, comme les démons. Leur volonté ne pourra donc jamais être bonne. En outre, la volonté des damnés est à l’égard du mal comme celle des bienheureux à l’égard du bien. Mais les bienheureux n’ont jamais de mauvais vouloir. Donc les damnés n’en ont jamais de bon.

 

Conclusion: Chez les damnés nous pouvons distinguer deux volontés: la volonté délibérative et la volonté naturelle. Celle-ci ne vient pas d’eux, mais de l’auteur de la nature, qui a mis en elle cette inclination qu’on nomme volonté naturelle. Puisque la nature demeure en eux, il pourra y avoir en eux cette bonne volonté naturelle. Mais la volonté délibérative vient d’eux-mêmes, en tant qu’ils ont le pouvoir de s’incliner par sentiment vers ceci ou cela. Et cette volonté est en eux seulement mauvaise. Ils sont en effet totalement détournés de la fin ultime d’une volonté droite, et aucune volonté ne peut être bonne que si elle est ordonnée à cette fin. Donc, même s’ils voulaient quelque chose de bon, ils ne le voudraient pas bien, de manière qu’on puisse dire que leur volonté; est bonne.

 

Solution 1: Ce mot de Denys s’entend de la volonté naturelle, qui est l’inclination de la nature vers quelque bien. Mais cette inclination naturelle est corrompue par la malice des damnés, en tant que ce bien qu’ils désirent naturellement est recherché par eux en de mauvaises conditions. 

Solution 2: Le mal ne meut pas la volonté en tant que mal, mais en tant qu’on l’estime bon. Mais, à cause de leur malice, les damnés estiment bon ce qui est mal. Leur volonté demeure donc mauvaise. Ils font tout en fonction de leur intention première. Leur seule finalité est la recherche égoïste d’eux-mêmes. 

Solution 3: Les dispositions des vertus civiques ne demeurent pas dans l’âme séparée, puisque ces vertus perfectionnent l’homme dans sa vie civile seulement, et celle-ci n’existe plus après la vie terrestre. Si elles demeuraient, elles n’aboutiraient jamais à un acte bon, parce qu’elles seraient liées par l’obstination de l’esprit.

 

Article 4: Les damnés se repentent-ils du mal qu’ils ont accompli?[104] 

Objection 1: II semble qu ils ne s’en repentent jamais, car saint Bernard dit dans son commentaire des Cantiques que «le damné veut toujours l’iniquité qu’il a accomplie.» Il ne se repent donc point du péché commis. 

Objection 2: Vouloir n’avoir pas péché est un bon vouloir. Les damnés n’en auront jamais. Ils ne voudront donc jamais n’avoir pas péché. 

Objection 3: Selon saint Jean Damascène, «la mort est pour les hommes ce que la chute fut pour les anges.» Mais la volonté de l’ange après sa chute devint inconvertible, en ce sens qu’il ne peut revenir sur le choix par lequel il avait péché. Les damnés ne peuvent donc pas se repentir des péchés qu’ils ont commis. 

Objection 4: La perversité des damnés en enfer est plus grande que celle des pécheurs en ce monde. Mais il y a des pécheurs, ici-bas, qui ne se repentent pas des péchés commis, soit par aveuglement de l’esprit, comme les hérétiques, soit par obstination, comme ceux dont les Proverbes disent «qu’ils se réjouissent d’avoir mal fait et exultent dans les pires choses.» Donc…

 

Cependant, la Sagesse dit, des damnés, « qu’ils se repentent intérieurement.» En outre, Aristote dit que «les êtres corrompus sont pleins de regret; car ils sont bien vite attristés de ce qui les réjouissait.» Les damnés, très corrompus, ont donc beaucoup de regret.

 

Conclusion: Se repentir du péché peut se réaliser de deux manières: en soi ou par accident. En soi, quand quelqu’un s’en repent parce qu’il le déteste en tant que péché; par accident, quand il le repousse à cause de quelque chose qui s’y ajoute, c’est-à-dire le châtiment ou quelque autre suite semblable. Les mauvais ne se repentiront pas de leur péché en soi, parce que le vouloir de la malice du péché demeure en eux; ils se repentiront par accident, en tant qu’ils seront attristés de la peine subie à cause du péché. Ce repentir n’est autre que le remords dont nous avons déjà traité.

 

Solution 1: Les damnés veulent l’iniquité, mais repoussent le châtiment: par là, ils se repentent, par accident, de leur iniquité. 

Solution 2: Vouloir n’avoir pas péché à cause de la honte de l’iniquité, serait un bon vouloir; mais il n’existe pas chez les damnés. 

Solution 3: Il arrive que des damnés se repentent de leurs péchés, sans aversion de la volonté à leur égard, car ils regrettent, non pas ce qui les avait entraînés au péché, mais la peine qui a suivi. 

Solution 4: En ce monde, les hommes, même les plus obstinés dans le mal se repentent parfois, par accident, de leurs péchés, s’ils sont châtiés à cause d’eux, parce que, comme dit saint Augustin, «nous voyons même les bêtes les plus féroces s’abstenir de plaisirs très attirants, à cause de la souffrance du châtiment menaçant.»

 

Article 6: Les damnés voudraient-ils, d’une volonté droite et délibérée, ne pas exister?[105] 

Objection 1: Il semble qu'ils ne le puissent pas. Saint Augustin dit: «Mais combien est bonne cette existence, qu’heureux et malheureux veulent également »; Il est en effet meilleur d’exister et d’être malheureux que de ne pas être du tout. 

Objection 2: Saint Augustin raisonne ainsi: La préélection suppose un choix. Mais on ne peut choisir de ne pas exister, car cela ne présente aucun aspect bon. Ne pas exister ne peut donc pas être plus désirable pour les damnés que 1 existence. 

Objection 3: Le mal majeur est le plus à fuir. Mais le plus grand des maux est de ne pas exister, car cela supprime tout bien, n’en laissant subsister aucun. L’inexistence est donc plus à fuir que la souffrance.

 

Cependant: Il est écrit dans l'Apocalypse: «En ces jours-là les hommes désireront la mort, et elle leur échappera.» En outre, le malheur des damnés dépasse tout malheur de ce monde. Mais pour échapper au malheur d’ici-bas, certains désirent mourir. Il est dit dans l’Ecclésiastique: «O mort, ta sentence est bonne pour l’homme malheureux et qui a perdu ses forces, pour l’homme use par l’âge et pour celui qui est accablé de soucis pour celui à qui on ne croit plus et qui a perdu la raison.» Il est donc bien plus désirable encore de ne pas exister pour les damnés, avec délibération raisonnable.

 

Conclusion: Ne pas exister peut être considéré de deux façons: en soi -et ainsi ce n’est aucunement désirable, puisque cela ne contient aucun aspect de bien, et n’est qu’une pure privation de bien- ou bien, en tant que c’est la libération d’une vie de peine ou de malheur: et alors, ne pas être prend un aspect de bonté. "Être exempt du mal est une sorte de bien", comme dit Aristote. Sous cet aspect, il est préférable pour les damnés de ne pas être que d’être malheureux.

Il est dit en saint Mathieu: «Il eût été mieux pour cet homme de n’être pas né », et à propos de Jérémie: «Maudit soit le jour où je suis né.» La Glose de saint Jérôme ajoute: «Il vaut mieux n’être pas que d’être mal.» Et ainsi, les damnés peuvent choisir délibérément de ne plus exister.

 

Solution 1: Ce mot de saint Augustin doit s’entendre en ce sens que ne point exister n’est pas préférable en soi, mais seulement par accident, en tant que c’est là le terme d’une souffrance. Dire qu’exister et vivre sont désirés par soi, ne vaut pas pour la vie malheureuse et corrompue, ni pour celle qui s’écoule au milieu des tristesses, comme dit Aristote, mais seulement absolument parlant. 

Solution 2: Ne pas être n’est point préférable en soi, mais par accident, comme nous l’avons dit. 

Solution 3: Ne pas exister est le pire des maux. Cependant, la privation de l’existence est un grand bien, si elle entraîne la privation du plus grand des maux: ainsi considérée, on peut la préférer à l’existence.

 

Article 6: Les damnés voudraient-ils la damnation des non damnés?[106] 

Objection 1: Il semble que les damnés, en enfer, ne veuillent pas la damnation de ceux qui ne sont point damnés. Saint Luc 16, 25 dit en effet du riche damné qu’il priait pour ses frères, afin qu’ils ne viennent pas en ce lieu de tourments. Les autres damnés ne voudraient donc pas, pour le même motif, que, au moins leurs amis de la terre, soient condamnés à l’enfer. 

Objection 2: Les damnés gardent leurs affections désordonnées. Mais quelques-uns ont aimé d’une manière désordonnée quelques personnes qui ne sont pas damnées. Ils ne leur voudraient donc pas ce mal que serait la damnation. 

Objection 3: Les damnés ne désirent pas l’augmentation de leur peine. Mais s’il y avait davantage de damnés, leur peine croîtrait, de même que la multiplication des bienheureux augmente leur joie. Les damnés ne voudraient donc pas la damnation des élus.

 

Cependant: A propos d’Isaïe: «Ils se levèrent de leurs sièges », la Glose dit: «C’est un soulagement pour les malheureux que d’avoir de nombreux compagnons de souffrances.»

En outre, chez les damnés, l’envie règne au maximum. Ils souffrent de la félicité des bienheureux et désirent leur damnation.

 

Conclusion: Chez les bienheureux dans la patrie règne la plus parfaite charité: chez les damnés, c’est la plus parfaite haine. Comme les saints se réjouissent de voir tous les bons, les impies en souffrent. La vue de la félicité des saints les fait souffrir. C’est pourquoi Isaïe écrit: «Que les peuples envieux le voient et soient confondus; et que le feu dévore tes ennemis.» Les damnés voudraient que tous les bons soient damnés. On observe cette contamination du mal dès ici-bas. Pour celui qui vit dans l’égoïsme, la vue des justes est un tourment car ils rappellent, sans le vouloir, à la conscience du méchant sa contradiction avec le bien. Le livre de la Sagesse décrit avec précision, au chapitre 2, cet état d’esprit.

 

Solution 1: L’envie des damnés sera telle qu’elle atteindra même la gloire de leurs proches, tandis qu’ils se verront dans le plus grand malheur: cela se produit même en cette vie, quand l’envie parvient à son comble. Pourtant, ils auront moins d’envie à l’égard de leurs proches qu’à l’égard des autres. Ils souffriraient davantage si tous leurs proches étaient damnés, tandis que les autres seraient sauvés, que si quelques-uns des leurs étaient sauvés. Quant au riche, il n’est pas dans l’enfer des damnés mais seulement au purgatoire comme l’indique le fait qu’il désire la grâce (l’eau dont s’abreuve le pauvre Lazare) et qu’il veut le salut de ses frères. La charité n’existe pas en enfer. 

Solution 2: L’affection malhonnête se brise facilement, surtout chez les hommes méchants, comme dit Aristote. Les damnés ne conservent donc pas d’amitié pour ceux qu’ils ont aimés d’une manière désordonnée. Mais leur volonté demeurera perverse en ceci, qu’ils s’attacheront encore à la cause de leur affectivité coupable. 

Solution 3: Bien que la souffrance de chaque damné soit accrue par leur multitude, pourtant la haine et l’envie se développeront chez eux à un tel point qu’ils préféreront souffrir davantage avec un plus grand nombre que de souffrir moins, mais en étant seuls.

 

Article 7: Les damnés haïront-ils Dieu?[107] 

Objection 1: Cela ne semble pas, car Denys dit: «Il est objet d’amour pour tous, ce beau et ce bon qui est la cause de toute bonté et de toute beauté.» C’est Dieu. Il ne peut donc être haï par personne. 

Objection 2: Nul ne peut haïr la bonté elle-même, comme nul ne peut vouloir sa propre malice. "Il est en effet tout à fait impossible de vouloir le mal  en soi", comme dit Denys. Dieu est la Bonté même. Donc personne ne peut le haïr.

 

Cependant: Le Psalmiste dit: «L orgueil de ceux qui te haïssent, augmente toujours.»

 

Conclusion: L’affectivité est attirée par le bien ou le mal, en tant qu’ils nous sont connus. Dieu peut être connu de deux manières: en lui-même, comme il l’est par les bienheureux, qui le voient en son essence ou à travers ses effets, comme il est vu par nous et par les damnés. En lui-même, puisqu’il est par essence la Bonté, il ne peut déplaire à aucune volonté: quiconque le voit en son essence ne peut le haïr. Mais certains de ses effets choquent la volonté, parce qu’ils s’opposent à quelqu’un. Ainsi, un homme peut avoir de la haine pour Dieu, non en lui-même, mais à cause des effets de son action. Les damnés, qui voient Dieu à travers les effets de sa justice, c’est-à-dire dans leur châtiment, le haïssent, comme ils haïssent leurs tourments.

 

Solution 1: Ce mot de Denys vaut pour l’appétit naturel: lui-même est perverti chez les damnés, sous l’influence de leur vouloir libre. 

Solution 2: Cet argument vaudrait si les damnés voyaient Dieu en lui-même en tant qu’il est bon par essence.

 

Article 8: Les damnés déméritent-ils encore?[108] 

Objection 1: Cela paraît, car ils ont une volonté mauvaise, comme disent les Sentences. Or, c’est par leur volonté mauvaise en cette vie qu’ils ont démérité. Si, là où ils sont, ils ne déméritaient plus, ils tireraient avantage de leur damnation. 

Objection 2: Les damnés sont dans la même condition que les démons. Mais ceux-ci déméritent encore après leur chute, puisque Dieu infligea une peine au serpent qui entraîna l’homme au péché, comme il est dit dans la Genèse. Les damnés déméritent donc. 

Objection 3: Un acte déréglé procédant du libre arbitre est toujours déméritoire, même s’il est l’effet d’une sorte de déterminisme, dont la personne qui pose l’acte est elle-même la cause. Ainsi «l’homme ivre mérite un double châtiment» si à cause de son ivresse, il commet un autre péché. Or, les damnés ont été la cause de leur propre obstination, à cause de laquelle ils sont comme déterminés à pécher. Puisque leur acte déréglé procède de leur libre arbitre, ils gardent son démérite.

 

Cependant, le châtiment se distingue de la faute. Mais la volonté perverse procède chez les damnés de leur obstination, qui est leur châtiment. Cette volonté perverse ne constitue donc pas une faute par laquelle ils démériteraient.

En outre, après le terme ultime, il ne reste plus de mouvement ni vers le bien, ni vers le mal. Mais les damnés, après le jour du jugement, sont parvenus tout à fait au dernier terme de leur damnation, parce que «alors les deux cités atteindront leur fin» comme dit saint Augustin. Après le jour du jugement, les damnés ne démériteront donc plus; sinon leur damnation croîtrait encore.

 

Conclusion: Au sujet des damnés, nous devons distinguer entre ce qui précède et ce qui suit le jour du jugement. Tous les auteurs reconnaissent qu’après ce jour, il n’y aura plus de mérite ni de démérite: ceux-ci sont en effet ordonnés à l’acquisition de quelque bien ou quelque mal. Après le jour du jugement, ce sera l’achèvement ultime des bons et des méchants, et il n’y aura plus rien à ajouter au bien ou au mal. Chez les bienheureux, la volonté bonne ne sera plus un mérite, mais une récompense; chez les damnés, la volonté mauvaise ne sera plus un démérite, mais seulement un châtiment. Les actes des vertus sont surtout dans le bonheur, et leurs contraires surtout dans le malheurs, comme dit Aristote.

Certains disent qu’avant le jour du jugement les bienheureux méritent et les damnés déméritent: mais cela ne peut pas être au sujet de la récompense essentielle, ni de la peine principale, car sur ce point, ils sont tous parvenus au terme. Leur choix a atteint la plénitude de sa détermination dans l’égoïsme à l’heure de la mort, quand leur a été révélé l’Evangile et l’enfer. Ce peut être à l’égard d’une récompense accidentelle ou d’une peine secondaire, qui peuvent augmenter jusqu’au jour du jugement. C’est surtout vrai pour les démons ou les bons anges: ceux-ci entraînent les hommes vers leur salut; ainsi croît la joie des anges; tandis que les peines des démons augmentent parce qu’ils ont entraîné des hommes à la damnation.

 

Solution 1: C’est le plus grand désavantage que de parvenir au comble du mal. C’est ainsi que les damnés ne peuvent plus démériter: leur péché ne leur apporte donc rien. 

Solution 2: Il n’appartient pas au rôle des hommes damnés d’attirer les autres à la damnation comme cela appartient aux démons, qui, par la, méritent une plus grande peine secondaire. 

Solution 3: Les damnés ne sont pas mis dans l’impossibilité de démériter parce qu’ils sont déterminés a pécher, mais parce qu’ils sont parvenus au comble du mal. Cependant, la nécessité de pécher, dont nous sommes nous-mêmes la cause, diminue la faute, en tant qu’elle constitue un certain déterminisme, car tout péché doit être volontaire et libre; mais il n’y a point réellement d’excuse, en tant que ce déterminisme provient d’un vouloir libre précédent. Ainsi le démérite de la faute qui suit remonte à la culpabilité de la première faute.

 

Article 9: Les damnés peuvent-ils se servir des connaissances acquises en ce monde?[109] 

Objection 1: Il semble que non. La considération de sa science procure en effet une très grande satisfaction. Or il n’y a pas de satisfaction chez les damnés. Ils ne peuvent donc pas se servir de la science acquise auparavant pour la considérer. 

Objection 2: Les peines des damnés sont plus grandes que celles de ce monde. En ce monde, quand quelqu’un est plongé en de grands tourments, il n’est plus capable de considérer des conclusions intellectuelles, en se dégageant de ses souffrances. Donc, bien moins encore en enfer. 

Objection 3: Les damnés sont soumis au temps. Mais «la longueur du temps est cause d’oubli » comme dit Aristote. Ils oublieront donc le choses qu’ils ont sues.

 

Cependant: Les espèces intelligibles et les souvenirs des images demeurent dans l’âme séparée de la chair, comme nous l’avons dit plus haut. Si elles ne pouvaient servir, elles seraient vaines.

 

Conclusion: A cause de la parfaite béatitude des saints, il n’y aura rien en eux qui ne soit matière à joie. De même, chez les damnés rien qui ne soit pour eux matière et cause de tristesse, et il ne leur manquera rien de ce qui peut contribuer à leur tristesse, afin que leur souffrance soit consommée. Or la considération des choses connues apporte une certaine joie, soit à cause de ces choses elles-mêmes, soit à cause de la connaissance qu’on en a, et qui est agréable et parfaite. Il peut aussi y avoir de la tristesse, en cette considération, soit à cause des choses connues, si elles sont de nature à attrister, soit à cause de la connaissance qu’on en a, si elle apparaît imparfaite: quand, par exemple, quelqu’un s’aperçoit qu’il n’a pas une pleine connaissance d’une chose qu’il désirerait connaître parfaitement. Ainsi, chez les damnés, il y aura une considération des choses connues auparavant, mais comme source de tristesse et non de délectation. Ils considéreront les péchés qu’ils ont commis, et pour lesquels ils sont damnés, ainsi que les biens agréables qu’ils ont perdus; et ces considérations les tourmenteront. De même, ils souffriront de voir que la connaissance qu’ils ont eue des choses visibles est imparfaite, et de voir qu’ils ont perdu cette grande perfection qu’ils avaient la possibilité de réaliser.

 

Solution 1: Bien que la considération de sa science soit en elle-même délectable, elle peut devenir source de tristesse à cause d’une circonstance accidentelle, comme nous venons de le dire: et c’est le cas des damnés. 

Solution 2: En ce monde, l’âme est unie au corps corruptible: quand le corps souffre, le regard de l’âme est paralysé. Mais dans l’au-delà l’âme ne sera point ainsi influencée par le corps. Quelle que soit la souffrance du corps, l’âme considérera toujours très clairement les choses qui pourront être pour elle cause de douleur. 

Solution 3: C’est accidentellement que le temps est cause d’oubli, en tant que le mouvement, dont il est la mesure, est cause de changement et d'usure des organes faits de chair corruptible comme le cerveau. Dans l'autre monde, après la résurrection, l’oubli ne pourra plus résulter de la durée puisque la matière sera délivrée de sa propriété de corruption. D’ailleurs, même avant ce jour, l’âme séparée est liée à un corps psychique dont la matière n’est plus transformée en ses dispositions par l'usure des organes matériels.

 

Article 10: Les damnés penseront-ils parfois à Dieu?[110]

 

Objection 1: Il semble que les damnés penseront parfois à Dieu, car on ne peut avoir un acte de haine que pour ce à quoi on pense. Et les damnés haïssent Dieu, comme il est dit dans les Sentences.  

Objection 2: Les damnés souffriront du remords de la conscience, et celle-ci a du remords des actes commis contre Dieu: ils penseront donc parfois à Dieu.

 

Cependant: La plus parfaite connaissance de l’homme est celle qu’il a de Dieu. Mais les damnés sont dans le plus imparfait des états. Ils ne penseront donc pas à Dieu.

 

Conclusion: On peut considérer Dieu de deux manières: 1- ou bien en soi, et selon ce qui lui est propre, à savoir être le principe de toute bonté: ainsi, il est impossible de penser à lui sans jouissance et les damnés ne pourront aucunement penser à lui de la sorte. 2- ou bien, en quelque chose qui lui est pour ainsi dire accidentel, c’est-à-dire les effets de son action comme de punir ou d’autres choses semblables. Sous cet aspect, la pensée de Dieu peut conduire à la tristesse: et c’est ainsi que les damnés penseront à Dieu.

 

Solution 1: Les damnés n’ont de haine pour Dieu qu’à cause de sa punition et de son interdiction, qui correspondent à leur volonté mauvaise: ils ne le considéreront donc que comme celui qui punit et qui interdit. 

Solution 2: La deuxième difficulté est résolue par là, puisque la conscience n’a du remords du péché qu’en tant qu’il est contraire au décret divin.

 

Article 11: Les damnés voient-ils la gloire des bienheureux?[111] 

Objection 1: Les damnés ne paraissent pas voir la gloire des bienheureux, car elle est encore plus distante d’eux que les événements de ce monde. Or, ils ne les voient pas. Saint Grégoire, au sujet de Job «Que leurs fils soient nobles » dit: «De même que ceux qui vivent encore, ignorent en quel lieu se trouvent les âmes des morts, ainsi les morts qui ont vécu d’une manière charnelle, ignorent comment se passe la vie de ceux qui se trouvent encore dans la vie de la chair.» Donc, bien moins encore peuvent-ils voir la gloire des bienheureux. 

Objection 2: Ce qui est accordé aux saints en cette vie à titre de grand privilège, n’est jamais accordé aux damnés. Mais c’est à titre de grand privilège que fut accordé à saint Paul de voir la vie en laquelle les saints vivent éternellement avec Dieu, comme il le dit aux Corinthiens. Les damnés ne verront donc pas la gloire des bienheureux.

 

Cependant, il est dit en Sagesse 5, 1: «Alors le juste se tiendra debout, plein d’assurance, en présence de ceux qui l’opprimaient.»

 

Conclusion: Les damnés, avant le jour du jugement, verront les bienheureux dans la gloire, mais non de telle sorte qu’ils comprennent quelle est leur gloire, mais en sachant qu’ils sont dans une gloire inestimable. Cela les troublera, soit à cause de leur envie qui les fera souffrir de voir leur félicité, soit parce qu ils auront conscience d’avoir perdu eux-mêmes cette gloire. C’est pourquoi la Sagesse dit: «A ce spectacle, ils seront troublés par une crainte horrible.» Cette vision leur sera donnée pour deux raison: 1- en vue de leur jugement particulier à l'heure de leur mort, afin qu'ils ne rejettent cette gloire qu'à travers un acte parfaitement libre. 2- en vue du jugement général, à la fin du monde, afin que tout les mystères du monde et des actes de Dieu leur soient connus, jusqu'au plus petit détail de l'héroïsme, de l'humilité et de l'amour des élus. Mais, après le jour du jugement, les damnés seront laissés complètement libres de fuir la vue des bienheureux. Ils s'enfuiront pour ne plus jamais être confronté à la vision du bonheur des repentants jusque dans les lieux les plus déserts, dans l'obscurité en feu du coeur des astres. Cela, loin de diminuer leur peine l’augmentera, car ils garderont le souvenir de la gloire des bienheureux, qu’ils auront aperçus au jugement ou avant le jugement. Plus tard ils souffriront de voir qu’ils sont considérés comme indignes même de voir la gloire méritée par les saints. La raison de cette privation ne viendra pourtant pas de cette raison mais au contraire de la miséricorde des saints qui comprendront à quel point leur proximité ne peut qu’augmenter la rage et la rancœur des damnés.

 

Solution 1: Les événements de cette vie n’affligeraient pas les damnés en enfer autant que la vue de la gloire des saints. Cependant parmi les choses qui arrivent ici, leur sont révélées celles-là seules qui peuvent les attrister. 

Solution 2: Déjà repentant, Paul pût apercevoir la vie dans laquelle se trouvent les saints avec Dieu en l’expérimentant et en espérant la vivre plus tard plus parfaitement: ce n’est point le cas des damnés: ils la regardent de l'extérieur, en en rejetant avec rage l'humilité et l'amour. Ce n’est donc point la même chose.

 

QUESTION 14: La miséricorde de Dieu à l’égard des damnés[112]

 

Il nous reste à considérer la justice et la miséricorde de Dieu à l’égard des damnés, c’est-à-dire l’enfer pris du côté de Dieu. Cinq questions se posent:

 Article 1: L’enfer est-il éternel?

Article 2: La miséricorde divine donnera-t-elle un terme à tout châtiment des hommes comme des démons?

Article 3: La miséricorde divine supporte-t-elle que les hommes soient punis éternellement?

Article 4: La miséricorde divine mettra-t-elle fin au châtiment des chrétiens damnés?

Article 5: Tous ceux qui ont accomplis des oeuvres de miséricorde seront-ils exempts de peines éternelles? 

 

Article 1: L’enfer est-il éternel?[113] 

Objection 1[114]: Il ne semble pas que la justice divine puisse infliger aux pécheurs une peine éternelle: car la peine ne doit point dépasser la faute. Le Deutéronome dit: «La modalité des châtiments sera à la mesure de la faute.» Mais celle-ci est temporelle. La peine ne doit donc pas être éternelle. 

Objection 2: Si nous considérons deux péchés mortels, l’un est plus grand que l’autre, et doit donc être puni par une peine plus grande. Mais aucune peine n’est plus grande qu’une peine éternelle car elle est infinie. Dès lors, celle-ci n’est pas due à tout péché mortel. Or si elle n’est pas due à l’un d’eux, elle n’est due à aucun, puisqu’il n’y a pas entre eux de distance infinie. 

Objection 3: Un juge juste n’inflige de peine que pour corriger. Aristote dit que "les peines sont des médicaments." Mais la punition éternelle de l’impie ne sert pas à sa correction ni à celle d’autres êtres, puisque, après le jugement, il n’y aura plus d’hommes qui puissent être corrigés par cette vue. La justice divine n’inflige donc pas aux péchés une peine éternelle. 

Objection 4: Ce qui n’est point voulu en soi ne peut l’être que pour quelque avantage. Mais Dieu ne veut pas les châtiments Dour eux-mêmes: il n’en tire aucune jouissance. Puisque Dieu ne peut tirer aucun avantage de la perpétuité du châtiment. Il semble qu’il ne doive pas imposer une punition perpétuelle pour le péché. 

Objection 5: Rien de ce qui n’existe que par accident est perpétuel, comme dit Aristote. Le châtiment fait partie des choses qui existent par accident, en tant qu’il est contraire à la nature. Il ne peut donc être perpétuel. 

Objection 6: La justice de Dieu semble exiger que les pécheurs soient réduits au néant: en effet, l’ingratitude mérite la perte des bienfaits reçus. Or, parmi les bienfaits de Dieu. il y a l’existence même. Il semble donc juste que le pécheur, ingrat envers Dieu, perde l’existence. Si les pécheurs sont réduits au néant, leur punition ne peut être perpétuelle.

 

Cependant: Il est écrit en saint Mathieu: «Ceux-ci, c’est-à-dire les pécheurs, iront au supplice éternel.»

 

Conclusion: Le cardinal Journet répond[115]: «Il est clair que tout ce qu’il y a de richesses et de splendeurs ontologiques en enfer, les natures incorruptibles des anges, les âmes spirituelles des hommes et plus tard leurs corps ressuscités; tout ce qu’il y a en outre de positivité ontologique dans le désir naturel des réprouvés pour le bonheur, et jusque dans leur incessante activité intelligente et libre: tout cela a sa source suprême en Dieu, tout cela résulte du don premier et sans repentance de sa miséricorde qui le pousse à créer toutes choses, le monde matériel, les anges, l’homme, non pour les anéantir, mais pour les soutenir par sa providence dans leur être et leur agir.

Il est clair d’autre part que tout ce qu’il y a en enfer de mal du péché, de révolte, d’orgueil, de blasphème, ne peut être un élément structurel de l’univers, ne peut remonter d’aucune manière à Dieu. ni directement ni indirectement.

Mais que penser du mal de la peine des réprouvés, du mal de la souffrance, inséparable de leur révolte? Dieu en est-il la cause? Il en est la cause en tant qu’il veut et ne peut pas ne pas vouloir ce à quoi se heurtent par leur faute volontaire et permanente les réprouvés. Pour que cesse l’insoluble conflit où les maintient leur rébellion et leur laisser le champ libre, il faudrait que disparaisse le double obstacle contre lequel ils se brisent, à savoir Dieu et l’ordre de la création; il faudrait que Dieu d’une part se renie en se détruisant lui-même, et d’autre part renie le décret par lequel il a imposé un ordre dans l’univers. Quand on parle de la sainte Justice de Dieu qui s’oppose au mal, on ne peut désigner -et il faudrait pourtant s’en souvenir- que le double Amour, l’un, nécessaire, par lequel il ne peut pas ne pas se vouloir lui-même, l’autre, libre, par lequel, ayant décrété le monde dans sa sagesse, il ne lui est pas possible de se dédire. Ne pas punir le damné serait pour Dieu accepter cette affirmation de soi contre Lui qui est le péché-même. Dieu est la lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde[116]; ne sont dans les ténèbres que ceux qui lui ferment l’accès de leur cœur: à la manière dont l’homme qui ferme ses volets se met dans l’obscurité.»

Tant que le pécheur maintient cette révolte contre Dieu, la lumière ne peut rentrer. Mais, et c’est là que s’explique l’éternité de l’enfer, jamais aucun pécheur en enfer ne revient sur sa révolte. Il le pourrait. Il est parfaitement libre. Mais il ne le veut jamais car il sait et il veut en perfection ce qu’il vit, dès le premier instant de sa révolte, dès qu’à l’heure de la mort il a vu le Christ crucifié et glorifié et s’en est moqué. Tout autre péché que le blasphème contre l’Esprit disparaît mais ce péché là ne disparaît jamais, par définition.

On pourrait objecter à cela que Dieu pourrait finir par se donner tout de même, par miséricorde pour le pécheur non repentant. C’est impossible, non seulement de par sa volonté de se donner à l’amour, mais surtout parce que, par essence, il est l’Humilité et l’Amour. Le pécheur ne verrait rien de Dieu selon cette parole [117]: «Nul ne peut voir Dieu sans mourir» à soi-même.

 

Solution 1: (de saint Thomas) On peut dire, comme saint Grégoire, que bien que la faute soit temporelle en son acte, elle est éternelle dans la volonté qui la commet. 

Solution 2: Le degré de la peine, en intensité, correspond au degré du péché. C’est pourquoi, pour des péchés mortels inégaux, il y aura des peines inégales en intensité, mais non en durée. 

Solution 3: Les châtiments infligés à ceux qui ne sont pas complètement chassés de la société civile, sont ordonnés à leur correction, mais non les peines qui constituent une expulsion totale de la société. Celles-ci peuvent du moins servir à la correction et à la tranquillité des autres citoyens qui demeurent dans la cité. De même, la damnation éternelle des impies sert à la correction des membres actuels de l’Église: Car les châtiments ne servent pas seulement à corriger quand ils sont appliqués, mais aussi quand ils sont déterminés. 

Solution 4: Les châtiments des impies, qui dureront perpétuellement ne seront pas tout à fait inutiles, car ils serviront à deux choses: d’abord à maintenir la justice divine, ce qui est en soi agréable à Dieu. Saint Grégoire dit: «Le Dieu tout-puissant, parce qu’il est bon, n’est point satisfait de voir la torture des malheureux; mais parce qu’il est juste, il ne sera point apaisé, éternellement, par le châtiment des réprouvés. » Secondement, ces peines sont utiles parce qu’elles procurent aux justes la satisfaction de contempler la manifestation de la justice de Dieu, et de se rendre compte qu’ils ont échappé à ces souffrances. Le Psalmiste dit: «Le juste se réjouira de voir la vengeance » et Isaïe: «Les impies seront la satisfaction de la vue de toute chair», c’est-à-dire des saints, comme le précise la Glose. C’est ce qu’affirme saint Grégoire: «Tous les réprouvés envoyés au supplice éternel sont punis à cause de leur iniquité. Cependant, leur supplice servira à autre chose: car tous les justes, en Dieu, ont conscience des joies qu’ils goûtent et en même temps ils aperçoivent chez les damnés les supplices auxquels eux-mêmes ont échappé. Ils comprendront ainsi d’autant mieux ce qu’ils doivent éternellement à la grâce divine.» 

Solution 5: Dieu a disposé son salut de telle manière que chacun puisse, de manière libre, s’en détourner. Il se propose à l’amour de la créature spirituelle mais ne s’impose pas. Certains auteurs souhaité l’anéantissement des damnés car ils se représentaient l’enfer à la manière d’un camp de torture infligé par Dieu pour punir les égoïstes et les orgueilleux. La réalité est toute autre. L’enfer est choisi par les pécheurs parce qu’ils y voient leur bien. Eternellement, ils choisissent de rester en enfer. Ils s’y considèrent comme heureux car libres et divins. De fait, ils savent qu’ils sont malheureux. Ils voient leur âme dépérir du manque de Dieu, de sa lumière et de son amour. Ils voient leur psychisme se maintenir dans toutes sortes de passions mauvaises. Plus tard, après la résurrection de la chair, leur corps somatisera ce malheur. Ils comprennent que ce malheur, excepté l’éloignement que leur impose Dieu vis-à-vis du monde des habitants de la terre, n’est que la conséquence normale de leur nature coupée de sa fin. Pourtant, ils restent en enfer. Ils ne se repentent pas. Si Dieu les réduisait au néant, il se comporterait injustement avec eux puisqu’il ne prendrait pas au sérieux le choix de ses créatures. C’est ce que dit Vitalini Sandro[118]: «Dieu respecte jusqu’au bout la liberté qu’il a communiquée aux anges en les créant comme des personnes. Que certains d’entre eux aient préféré souffrir les peines de l’enfer plutôt que de se livrer aux exigences de la charité, cela reste leur décision personnelle. Il ne convient pas de les faire retourner au néant puisqu’ils manifestent par leur existence la magnanimité de leur Créateur.»

 

Article 2: La miséricorde divine donnera-t-elle un terme à tout châtiment des hommes comme des démons?[119] 

Objection 1: Il semble que la miséricorde divine doive mettre un terme à tout châtiment des hommes aussi bien que des démons. Car nous lisons dans la Sagesse: «Tu as pitié de tous, Seigneur, car tu es tout-puissant.» Donc leur peine elle-même aura une fin. 

Objection 2: Saint Paul dit aux Romains: "Dieu a enfermé toutes choses dans la désobéissance, pour faire à tous miséricorde." Or, Dieu a enfermé les démons dans leur péché ou du moins, a permis qu’ils soient enfermés. Il semble donc qu’il doive un jour leur faire miséricorde. 

Objection 3: Comme dit saint Anselme: «Il n’est pas juste que Dieu permette qu’une créature qu’il a faite pour la béatitude périsse tout à fait.» Il semble donc que, puisque toute créature raisonnable a été créée pour la béatitude, il ne soit pas juste que Dieu permette qu’elle périsse totalement. 

Objection 4: Il semble que la peine des démons se terminera par leur retour au néant car, s’ils ne veulent revenir de leur perversion, Dieu dans sa miséricorde ne pourra tolérer leur tourment éternel et préfèrera détruire leur être.

 

Cependant: Il est dit en saint Mathieu: «Eloignez-vous de moi, maudits, dans le feu éternel, qui a été préparé pour le diable et pour ses anges.» Ils seront donc punis éternellement. En outre, comme les bons anges furent rendus bienheureux par leur conversion vers Dieu, ainsi les mauvais anges furent rendus malheureux par leur aversion à son égard. Si le malheur des mauvais anges finissait un jour, la béatitude des bons anges devrait se terminer aussi, ce qui ne convient pas.

 

Conclusion: «Ce fut une erreur d’Origène, comme dit saint Augustin, de penser que les démons seront un jour libérés de leurs peines par la miséricorde de Dieu.» Cette erreur fut réprouvée par l’Église pour deux motifs: d’abord, parce que cela est manifestement contraire à l’autorité de la Sainte l’Ecriture, qui dit dans l’Apocalypse: «Le diable qui les séduisait fut envoyé dans un étang de feu et de soufre, où les gens abêtis et les pseudo prophètes seront torturés jour et nuit dans les siècles des siècles», formule qui signifie l’éternité; ensuite, parce que d’une part Origène étendait trop la miséricorde divine, et d’autre part il la contraignait trop. Il semble en effet que le même motif exige que les bons anges demeurent dans la béatitude éternelle, et que les mauvais anges soient punis pour l’éternité. Ce motif, nous l’avons montré, est lié à une parfaite détermination dans le bien ou dans le mal. C’est pourquoi, comme il affirmait que les démons et les âmes des damnés seraient un jour libérés du châtiment, ainsi, il affirmait que les anges et les âmes des bienheureux seraient quelquefois déchus de leur béatitude dans les misères de cette vie.

 

Solution 1: Dieu, en lui-même, a compassion de tous. Mais, parce que sa miséricorde est réglée par l’ordre de sa sagesse, elle ne s’étend pas à certains, qui se sont rendus indignes de cette miséricorde, comme les démons et les damnés, obstinés dans leur malice. Cependant, on peut dire que même à leur égard la miséricorde intervient, en tant qu’ils sont punis moins qu’ils le méritent, sans être totalement libérés de leur peine.

Solution 2: Ici, l’universalité doit s’entendre de toutes les espèces d’êtres, mais non de tous les membres de chaque espèce. Cette citation doit être entendue des hommes dans leur état terrestre, en ce sens que Dieu eût pitié des Juifs comme des Gentils, mais non de tous les Gentils ni de tous les Juifs. 

Solution 3: Saint Anselme estime que ce ne serait point juste et ne conviendrait pas à la bonté divine; mais il parle de la créature selon son espèce. Il ne convient pas à la bonté divine que toute une espèce de créatures manque la fin pour laquelle elle a été faite. Il ne convient donc pas que tous les hommes ou tous les anges soient damnés. Mais rien n’empêche que quelques-uns parmi les hommes ou les anges périssent éternellement, puisque l’intention de la volonté divine se trouve réalisée en ceux qui sont sauvés.

 

Article 3: La miséricorde divine supporte-t-elle que les hommes soient punis éternellement?[120] 

Objection 1: Il semble que la miséricorde divine ne supporte pas un châtiment éternel, du moins pour les hommes, car il est dit dans la Genèse: «Mon esprit ne demeurera pas contre l’homme éternellement, car il est chair.» Et ici, ce mot esprit signifie «mon indignation», comme cela ressort de la Glose. Puisque l’indignation de Dieu n’est pas autre chose que le châtiment qu’il inflige, il ne punira pas éternellement. 

Objection 2: La charité des saints, en cette vie, les fait prier pour leurs ennemis. Là-haut, ils auront une charité plus parfaite, et prieront donc pour leurs ennemis damnés. Leurs prières ne pourront être inefficaces, puisqu’ils sont très agréés par Dieu. Donc, à cause de ces prières des saints, la miséricorde divine libérera un jour les damnés de leur punition. 

Objection 3: La prédiction par Dieu, de l’éternité du châtiment des damnés appartient aux prophéties de menace. Mais une prophétie de menace ne s’accomplit pas toujours, comme cela apparaît dans Jonas: il dit que Ninive serait détruite et elle ne le fut point comme il l’avait prédit, et Jonas en fut attristé. Il semble donc que, bien plus encore, la miséricorde divine changera la menace d’un châtiment éternel en une sentence très douce, qui ne donnera à personne de la tristesse, mais procurera à tous de la joie. 

Objection 4: Le Psalmiste dit: «Dieu sera-t-il en colère pour l’éternité?» Or, la colère de Dieu, c’est la punition des méchants. Donc... 

Objection 5: A propos d’Isaïe «Tu as été projeté », la Glose interlinéaire dit: «Même si toutes les âmes trouvent un jour le repos, toi tu ne l’auras jamais »en parlant du diable. Il semble donc que toutes les âmes humaines trouveront un jour la cessation de leurs tourments. 

Objection 6: Ce que Dieu peut faire, il le fait si cela convient avec sa miséricorde. Or Dieu peut donner aux hommes damnés la possibilité de sortir de leur perversion, par exemple en les réincarnant sur la terre avec un autre corps, de telle manière qu’ils perdent le souvenir même de leur orgueil passé. Il semble donc que Dieu donne une fin au châtiment des damnés.[121] 

Objection 7: Si Dieu ne peut supprimer la volonté perverse de l’homme qui se sépare de lui, il peut au moins supprimer la peine du feu et les autres peines qui viennent de sa justice en enfer. Donc la miséricorde de Dieu ne tolère pas les peines éternellement en enfer. 

Objection 8: On attribue à Origène la théorie dite de l’apocatastase[122] selon laquelle même les démons se convertiraient finalement à la bonté divine. Dans cette ligne, se place l’Ambrosiaster et saint Jérôme. Dans ce sens aussi, Grégoire de Nysse affirme: «Quand seront rétablis dans leur condition primitive ceux qui sont maintenant plongés dans le vice, le concert d’actions de grâces s’élèvera de toute créature.»

 

Cependant: Il est dit en saint Mathieu, à propos des élus et des réprouvés: «Ceux-ci iront au supplice éternel, mais les justes, à la vie éternelle.» Il ne convient pas de dire que la vie des justes cessera. Il ne convient donc pas non plus de dire que le supplice des réprouvés se terminera.

En outre, saint Jean Damascène dit: «La mort est pour les hommes ce que la chute fut pour les anges.» Mais les anges, après la chute, furent irréformables. Donc aussi les hommes après leur mort. Le supplice des réprouvés ne cessera donc jamais.

 

Conclusion: Comme le dit saint Augustin, certains suivirent sur ce point l’erreur d’Origène, et affirmèrent que les démons seraient punis à jamais, tandis que tous les hommes, même les infidèles, seraient un jour libérés de leur châtiment. Mais cette position est tout à fait déraisonnable. Car, de même que les démons doivent être punis perpétuellement à cause de leur obstination dans le mal, ainsi également, les âmes des hommes qui sont morts sans la charité, puisque la liberté de la mort est pour les hommes comme celle de la chute pour les démons.

 

Solution 1: Cette citation doit être entendue de l’homme selon qu’il est sur cette terre. Il peut arriver que Dieu enlève la grâce de ses bienfaits matériels ou spirituel de manière provisoire, jusqu’à ce qu’une génération touche le fond de sa misère et en vue d’un renouveau de la génération suivante. Dieu se sert des lois de la sociologie. Quand le peuple redevient réceptif à la grâce, l’indignation de Dieu s’éloigne du genre humain, à cause de l’avènement du Christ. Mais ceux qui ne veulent pas entrer ou demeurer dans cette réconciliation que le Christ a opérée, perpétuent en eux-mêmes la colère divine, puisqu’il n’y a point pour nous d’autres manières de réconciliation que celle qui se réalise à travers le Christ. 

Solution 2: Comme disent saint Augustin et saint Grégoire, «les saints, au cours de cette vie, prient pour leurs ennemis afin qu’ils se convertissent à Dieu, tant que cela est encore possible. Si nous savions qu’ils sont déterminés de manière obstinée et libre à la mort spirituelle, nous ne prierions pas plus pour eux que pour les démons »Mais puisque, après cette vie, ceux qui sont morts sans la grâce ne voudront plus de conversion, aucune prière ne sera faite pour eux, ni par l’Église militante, ni par l’Église triomphante. Pour eux, on ne peut rien comme dit saint Paul, pour que Dieu «leur donne de faire pénitence, et qu’ils sortent des lacets du diable.» 

Solution 3: La prophétie de menace ne change que si sont modifiés les mérites de celui contre qui est proférée la menace. C’est pourquoi Jérémie dit: «Je parlerai aussitôt contre cette nation, contre ce royaume, afin de le déraciner, de le détruire et de le disperser. Si cette nation fait pénitence de son mal, je ferai moi-même pénitence pour le mal que j’ai eu l’intention de lui faire.» Puisque les mérites des damnés ne peuvent plus changer, la menace de leur châtiment s’accomplira toujours en eux. Cependant, la prophétie de menace s`accomplira toujours en eux en un certain sens, car, comme dit saint Augustin, «Ninive a été bouleversée, puisqu’elle était mauvaise et est devenue bonne: ses remparts et ses maisons sont demeurés, mais les mauvaises mœurs de la ville furent détruites.» 

Solution 4: Ce mot du psaume vaut pour les vases de miséricorde qui ne se sont pas rendus indigne de la miséricorde; car, en cette vie, qui est comme une manifestation de la colère de Dieu à cause des souffrances d’ici-bas, les vases de miséricorde sont transformés en mieux. D’où ce mot du psaume: «Ce changement est l’œuvre de la droite du Très-Haut.» On peut dite aussi que ce passage doit être entendu de la miséricorde qui produit un relâchement, mais sans libérer totalement, si on l’applique aux damnés. C’est pourquoi il est écrit: non pas «il préservera de sa colère ses miséricordes », mais bien: «dans sa colère », parce que la peine ne sera pas totalement supprimée, et tandis qu’elle demeure, la miséricorde agira pour la diminuer.  

Solution 5: Cette Glose ne peut pas être prise absolument, mais dans une l’hypothèse impossible pour accroître la grandeur du péché du diable lui-même ou de Nabuchodonosor. 

Solution 6: Ce qui convient à la miséricorde de Dieu ne convient pas forcement à sa sagesse. Or Dieu, dans l’ordre de sa sagesse, a fait de l’homme une personne c’est-à-dire un être qui se dirige lui-même en suivant le libre arbitre de son esprit. C’est donc librement que l’homme se damne. Il est contradictoire avec la sagesse de Dieu qu’il détruise ce libre arbitre sous prétexte que l’homme s’en est servi pour mal agir. C’est pour cela qu’il n’efface jamais la personnalité de l’homme en le réincarnant dans un autre corps et en effaçant ses souvenirs. 

Solution 7: Les peines de l’enfer ne sont que les conséquences naturelles dans la nature humaine de la perversité de la volonté des damnés. Ainsi, le feu n’est autre que le désir naturel de Dieu qui a été frustré et le ver du remords la révolte de la conscience profonde. Ces peines là ne peuvent donc en aucun cas disparaître tant que la volonté reste dans son obstination. Quant à l’emprisonnement de l’âme qui est due au feu matériel, il est nécessaire pour que ces damnés ne puissent pas venir effrayer les vivants ou ennuyer les élus. 

Solution 8[123]: Le Magistère se situe dans le sillon de la Tradition, et Vatican II encore nous rappelle la possibilité du refus de la vie qu’elle entraîne: «Ignorants du jour et de l’heure, il faut que, suivant l’avertissement du Seigneur, nous restions constamment vigilants pour mériter, quand s’achèvera le cours unique de notre vie terrestre, [124] d’être admis avec Dieu aux noces et comptés parmi les bénis de Dieu[125] au lieu d’être, comme de mauvais et paresseux serviteurs[126] écartés par l’ordre de Dieu vers le feu éternel[127], vers ces ténèbres du dehors où «seront les pleurs et les grincements de dents.»[128]

 

Article 4: La miséricorde divine mettra-t-elle fin au châtiment des chrétiens damnés? [129] 

Objection 1: Il semble que, du moins pour les chrétiens, la miséricorde divine mettra fin au châtiment, car nous lisons en saint Marc: «Celui qui aura cru et aura été baptise sera sauvé.» C’est le cas de tous les chrétiens: ils seront donc finalement sauvés. 

Objection 2: Il est dit en saint Jean: «Celui qui mange ma chair et boit mon sang, possède la vie éternelle.» C’est l’aliment et le breuvage communs des chrétiens. Tous ceux-ci seront donc finalement sauvés. 

Objection 3: Saint Paul écrit aux Corinthiens: «Si celui dont l’œuvre est brûlée subit un dommage, lui-même sera pourtant sauvé, bien que comme à travers le feu.» Il parle ici de ceux qui ont possédé le fondement de la foi chrétienne. Donc, ceux-ci seront tous sauvés finalement.

 

Cependant: Saint Paul dit aux Corinthiens: «Les gens iniques ne posséderont pas le royaume de Dieu.» Mais il y a des chrétiens qui sont iniques. Tous les chrétiens ne parviendront donc pas au royaume, et certains seront punis perpétuellement. En outre, il est dit en saint Pierre: «Il eût été mieux pour eux de ne point connaître la voie de la justice, plutôt que, après l’avoir connue, de retourner en arrière, loin du saint précepte qui leur avait été donné.» Ceux qui n’ont pas connu la voie de la vérité seront punis éternellement; donc aussi les chrétiens qui ont reculé après l’avoir connue.

 

Conclusion: Certains, à ce que dit saint Augustin, promirent l’absolution de la peine éternelle, non à tous les hommes, mais aux seuls chrétiens, et ils différèrent dans la précision de leur pensée. Les uns dirent que tous ceux qui ont reçu les sacrements de la foi seront exempts de la peine éternelle. Mais cela est contraire à la vérité, puisque certains reçoivent les sacrements de la foi sans avoir la foi, «sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu.» D’autres dirent que seuls seront exempts de la peine éternelle ceux qui ont reçu les sacrements de la foi et ont possédé la foi catholique. Mais il semble contraire à cette opinion que des hommes aient possédé la foi catholique et s’en soient ensuite éloignés: ils sont donc dignes non pas d’un châtiment moindre, mais plus grand. Car, «il eut été mieux pour eux de ne pas connaître la voie de la justice que de retourner en arrière après l’avoir connue.» Il est clair que le péché des chefs religieux qui, abandonnant la foi, fondent de nouvelles hérésies, est plus grand que celui de ceux qui ont suivi une hérésie. C’est pourquoi, d’autres ont dit que seuls sont exempts de la peine éternelle ceux qui persévèrent jusqu’à la fin dans la foi catholique quels que soient les crimes dans lesquels ils sont impliqués. Mais cela est manifestement contraire à l’Ecriture, car il est dit en saint Jacques: «La foi sans les oeuvres est morte » et dans saint Mathieu: «Ce ne sont pas tous ceux qui me disent: Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le Royaume des cieux, mais bien celui qui accomplit la volonté de mon Père qui est dans les cieux.» Et en beaucoup d’autres passages, l’Ecriture menace les pécheurs de châtiments éternels. Donc, tous ceux qui persistent jusqu’à la fin dans la foi ne seront exempts de la peine éternelle que si, à la fin, ils sont libérés de tous les crimes.

 

Solution 1: Le Seigneur parle ici de la foi formée, qui agit par amour: tout homme qui meurt avec cette foi sera sauvé. A cette foi s’oppose, non seulement l’erreur de l’infidélité, mais tout péché mortel. 

Solution 2: Cette parole du Seigneur doit être entendue non au sujet de ceux qui ne font que manger sacramentellement l’Eucharistie, et dont certains parfois la mangent indignement. Selon saint Paul aux Corinthiens, ils «mangent et boivent leur condamnation.» Le Maître parle de ceux qui mangent spirituellement, et qui sont incorporés à lui par la charité: c’est ce qu’opère la manducation sacramentelle, si quelqu’un s’en approche dignement. Donc, en vertu du sacrement l’âme est introduite en la vie éternelle, bien que quelqu’un puisse être privé de ce fruit par son péché, même après avoir reçu dignement ce sacrement. 

Solution 2: Le fondement dont parle l’Apôtre est la foi formée. Celui qui a construit sur elle des péchés véniels subira un dommage, puisqu’il sera puni par Dieu: mais lui-même sera finalement sauvé, comme par le feu: Soit celui d’une épreuve temporelle, soit celui de la peine du purgatoire après la mort.

 

Article 5: Tous ceux qui ont accomplis des oeuvres de miséricorde seront-ils exempts de peines éternelles?[130] 

Objection 1: Il semble que oui, et que seuls seront punis éternellement ceux qui ont négligé les œuvres de miséricorde. Il est dit en effet dans saint Jacques: «Le jugement s’accomplira sans miséricorde pour ceux qui n’ont point fait miséricorde», et dans saint Mathieu. "Bienheureux les miséricordieux, parce qu ils jouiront eux-mêmes de la miséricorde". 

Objection 2: Saint Mathieu expose la discussion judiciaire du Seigneur avec les reprouvés et les élus. Mais cela ne porte que sur les oeuvres de miséricorde. Donc certains seront punis éternellement uniquement à cause de leur omission des oeuvres de miséricorde. Donc… 

Objection 3: Il est dit en saint Mathieu: «Remettez-nous nos dettes comme nous les remettons à nos débiteurs », et plus loin: «Si vous pardonnez aux hommes leurs fautes, votre Père céleste vous pardonnera aussi vos péchés.» Il semble donc que les miséricordieux qui pardonnent aux autres leurs fautes, obtiendront eux-mêmes le pardon de leurs péchés: ils ne seront donc pas punis éternellement. 

Objection 4: Une glose de saint Ambroise, au sujet de l’épître de saint Paul à Timothée: «la piété est utile à tout », dit: «Tout l’essentiel de la discipline chrétienne consiste en la miséricorde et la piété: si quelqu’un les pratique, mais subit les périls de la chair, il sera sûrement châtié, mais ne périra pas. Mais si quelqu’un n’a pratiqué que la discipline corporelle, il souffrira des peines éternelles.» Dès lors, ceux qui se livrent aux œuvres de miséricorde tout en étant entraînés par les péchés de la chair, ne seront point punis éternellement.

 

Cependant: Saint Paul dit aux Corinthiens: «Ni les fornicateurs, ni les adultères, ne posséderont le royaume de Dieu.» Or, parmi eux, il y a beaucoup de personnes qui s’adonnent aux œuvres de miséricorde. Les miséricordieux ne parviendront donc pas tous au royaume éternel, et quelques-uns d’entre eux seront damnés éternellement. En outre, il est dit en saint Jacques: «Quiconque a observé toute la loi, mais l’enfreint sur un point, est coupable de tout.» Donc celui qui garde la loi au sujet des oeuvres de miséricorde, mais néglige d’autres bonnes oeuvres, est coupable de transgression de la loi et sera puni éternellement.

 

Conclusion: Comme dit saint Augustin, certains affirmèrent que ceux qui possèdent la foi catholique ne seraient pas tous libérés de la peine éternelle, mais seulement ceux qui se livrent aux oeuvres de miséricorde, même s’ils sont coupables d’autres crimes. Mais cela ne peut être, car sans la charité rien n’est agréable à Dieu, et rien ne peut servir à mériter la vie éternelle. Or, il y a des personnes qui pratiquent la miséricorde sans avoir la charité. Pour elles, rien ne sert à obtenir la vie éternelle, ni à les libérer du châtiment éternel, comme nous le voyons dans l’épître aux Corinthiens. Cela apparaît surtout absurde à propos des voleurs, qui s’emparent de beaucoup de biens mais font quelques dons par miséricorde ou, pire, pour paraître miséricordieux et s’attirer une bonne réputation. On doit donc dire que tous ceux qui meurent en état de péché mortel ne seront libérés du châtiment éternel, ni par leur foi, ni par leurs œuvres de miséricorde, même après un très long espace de temps.

 

Solution 1: Ceux-là seuls obtiendront miséricorde, qui exercent la miséricorde d’une manière bien ordonnée. Ce n’est point le cas de ceux qui, en faisant miséricorde aux autres, se négligent eux-mêmes, et s’attaquent à eux-mêmes en agissant mal. Ceux-là ne recevront pas une miséricorde qui les absoudrait totalement, même s’ils reçoivent qui les soulage de quelques peines. 

Solution 2: La discussion judiciaire n’est pas instituée seulement au sujet des oeuvres de miséricorde parce que certains seront punis éternellement uniquement à cause de leur négligence à cet égard. Mais tous ceux-là seront libérés de la peine éternelle due à leurs péchés, qui auront obtenu la rémission de ceux-ci grâce aux œuvres de miséricorde, «en se faisant des amis avec le Mammon d’iniquité.»  

Solution 3: Cette parole du Seigneur s’adresse à ceux qui demandent la rémission de leur dette non à ceux qui demeurent dans leur péché. Dès lors, ceux-là seuls qui font pénitence obtiennent, par leurs oeuvres de miséricorde le pardon qui les délivre totalement. 

Solution 4: La glose de saint Ambroise parle du péché véniel, dont quelqu’un, après les peines purificatrices, qu’il appelle châtiment, sera absout à cause de ses oeuvres de miséricorde. Ou bien, s’il parle de péril du péché mortel, on doit l’entendre en ce sens que, se trouvant encore en cette vie, ceux qui sont tombés dans les péchés charnels par fragilité, seront disposés à la pénitence, à cause de leurs oeuvres de miséricorde. Un tel pécheur ne périra pas, parce que grâce à ces œuvres il sera disposé de telle sorte qu’il ne périra pas.[131] 


 

NOTES

[1]. FESSARD G. « Enfer éternel ou salut universel» COLLECTIF 36* 223-255.

. Collectif: L’Enfer. Paris. Cerf, 1949.

. SPICQ C. « La révélation de l’enfer dans la Sainte Ecriture» COLLECTIF D0 91-143

. COLLECTIF: Le mythe de la peine (Colloque Castelli), Paris, Aubier, 1961

. COLLECTIF: «L’enfer; éternelle absence»VR 108, n°400(1943)

. NICOLAS Th. « Aimante et bienheureuse Trinité» RT 78 (1978) 271-291.

«La seconde mort du pécheur et la fidélité de Dieu», RT 79 (1979), 25 19.

«Enfer», DSAM 4* 799-745

RICHARD M. « enfer», Dictionnaire de Théologie Catholique , t.5, 1913, col.28-120.

BERNARD p. « Enfer», D. Apologétique, t.1, 1914, 1377-1399.

CAZELLES H, Catholicisme, t.4, 1953, col.168-187.

STAUDINIGER «L’homme moderne devant le problème de l’au-delà, Paris Mulhouse, 1950; GARRIGOU-LAGRANGE R; «L’éternelle vie et la profondeur de l’âme», Paris, 1950, p. 124-196; GOUBERT J; «Les pus beaux textes sur l’au-delà», Paris 1950, 257-327.

PANNETON G. « L’enfer», Paris 1956.

NICOLAS J.H. “Amour de Dieu et tremblement», La Vie Spirituelle 1958, p. 227-254.

Dans la revue Com.munio: ENFER. A. Numéros: «Descendu aux enfers « (VI 1.) B. Articles Gaston Fessard «Je t’ai aimé d’un amour éternel » (IV 3. p. 43-52); Dom Marc-François Lacan «Le mystère de l’enfer (IV 4 p. 76-81); C. Passages: 4, 3, p. 36-38; V 1 p. 61, 88 (rectificatif); VII 2 p. 5; VIII 5 p. 90; IX 3 p. 110-113; IX 4 p. 1Z2; X 1 p. 6 11-14 56-61, 74.

[2] «Mon Dieu, parmi tous les mystères auxquels nous devons croire, il n’en est sans doute pas un seul qui heurte davantage nos vues humaines que celui de la damnation. Et, plus nous devenons hommes, c’est-à-dire conscients des trésors cachés dans le moindre des êtres et de la valeur que représente le plus humble atome pour l’unité finale, plus nous nous sentons perdus à l’idée de l’enfer»TEILLARD DE CHARDIN: Le milieu divin, seuil, 1957, 187.

[3] A la fin de ses souvenirs d’enfance et de jeunesse, Ernest Renan écrit: «Je reçois plusieurs fois par an une lettre anonyme, contenant ces mots toujours de la même écriture: Si pourtant il y avait un enfer! Sûrement la personne pieuse qui m’écrit cela veut le salut de mon âme, et je la remercie. Mais l’enfer est une hypothèse bien peu conforme à ce que nous savons par ailleurs de la bonté divine. Et il continue sur le même ton amusé (L’infinie bonté que j’ai rencontrée en ce monde m’inspire la conviction que l’éternité est remplie par une bonté non moindre, en qui j’ai une confiance absolue.

[4] La masse des textes qui nous parlent de la perdition peut nous aider a saisir l’importance capitale de cette notion: Tb 13, 2; Ps 91, 8; Es 66, 24; Jr 7, 15; 29, 16-19; Lm 4, 16; Mathieu 8, 12, 10, 28; 10, 39; 12, J2; 25, 30.45s; Marc 3, 29; Luc 12, 5; 12, 10; 13, 28; 15, 4; 19, 10; Jean 5, 29; 6, 39; 8, 21; 18, 9; 3, 16; 10, 28; Romains 2, 12; 1 Corinthiens 1, 18; 15, 17s; 2 Corinthiens 2, 15; 4, 3; Sagesse 5, 5; 2 Théssaloniciens 2, 10; Hébreux 6, 6, 1 Jean 3, 14-15; Jude 5; Apocalypse 22, 15.

THOMAS D’AQUIN: Voir dans la somme de Théologie les multiple référence où saint Thomas aborde la question de l’enfer; Elles seraient trop longues à citer ici.

[5] Bulle «Laetensus Caeli », Eugène 4, 6 juillet 1439.

[6] Luc 23, 34.

[7] Romains 7, 5; Rappelons que nous traitons ici de la notion thomiste du péché mortel, péchés contre le Père, le Fils et le Saint Esprit.

[8] Jean 15, 22.

[9] C’est-à-dire qu’il aboutit à la damnation éternelle.

[10] Galates 5, 17.

[11] S’ils ont maltraité les fils des hommes, ne maltraiteront-ils pas de la même façon le Fils de l’Homme?

[12] Nous n’insistons pas sur l’éternité de l’enfer dont la réalité est suffisamment prouvée par la nature du blasphème contre le Saint Esprit. Voir à ce sujet:

. R. Bernard, Enfer, Dictionnaire de Théologie Catholique , t.IV, col. 100.

. L. Capéran, Le problème du salut des infidèles, t. I, 1912 (2°éd, 1934) p-167-168; 207-208.

. A. Michel, Mitigation des peines, Dictionnaire de Théologie Catholique , t. 10, col. 2004.

. Renard, Dialogues philosophiques.

. R. Bernard, Enfer, Dictionnaire de Théologie Catholique , t. 4, col. 88.

. W. Monod, Du protestantisme, 1938, p. 175.

. R. Seéeberg, Christliche Dogmatik, t. II, 1924~ p. 626.

H. Bouillard, Karl Barth, t. II, 1957, p. 155-156.

. F. Ravaisson, Testament philosophique, ce Rev. de métaphys. et de mor., 19O1, p. 29.

. N. Berdiaeff, De la destination de l’homme, «Essai d’éthique paradoxale », 1934, p. 359~ 363.

. R. Le Senne, Le Devoir, 1930~ p. 252 et 564. Cité dans notre étude sur Les peines de l’enfer, a Nouv. Rev. théol. n, 1940, p. 397.

. M. Blondel, L’Action, 1893Xp. 359-363.-Idem , L’Action, t. II, 1937, p. 538

M Blondel, L’Action, 1893~ p. 366-373.-Cf. Pages religieuses (ةéd. Valensin et de Montcheuil, 1934- p. 158-173.)

. Er. von Hugel, Essays and addresses, t. I, 1924~ p. 209-213.

. L. Capéran, Le problème du salut des infidèles, t. II: Essai théologique, 1913, 1934 1.

. L. Billot, La Providence de Dieu et le nombre infini d’hommes en dehors de la voie du salut, 9, «Etudes «, 192g, p. 385-408

. A. d’Alès, La lucidité des morts, Etudes 1, 1933, t. 214, p. 316; avec les mises au point de M. Glorieux, «Ami du Clergé », 1933, p. 818-820.

. H. Romains ndet, Les peines de l’enfer, (Nouv. Rev. théol. 1e, 1940, p. 423-427.

. J. Guitton, L’irrémissible, dans La pensée moderne et le catholicisme, IVe série, 1938~ p. 107.-H. Romains ndet, Notes sur la théologie, du péché, 1957, p. 105-115.

[13] Jean 15, 22.

[14] L’homme ne va pas en enfer: il y reste. Pour cette raison, on comprend l’affirmation des scolastiques selon lorsque l’enfer est aussi un indice de l’amour de Dieu. La bienveillance divine tolère que sa créature se refuse, même définitivement, son amour. Personne n’est force d’accepter les dons de Dieu et chacun est libre de les refuser. dans cette extrême garantie de la liberté se trouve le signe de la patience, du respect et de l’amour du Créateur pour sa créature. Vitalini Sandro, Théssaloniciens,  élogie de l’au-delà, Université de Fribourg, Suisse. 1980.

[15] Proposition de foi des évêques de France, 1978, DOCUMENTATION CATHOLIQUE. n° 1073.

[16] (Balthasar H.U, la dramatique divine 4, Culture et vérité, Namur 1993, p. 293:

[17] Marc 1é, 31.

[18] C’est tout l’objet de son ouvrage: «Les deux cités ».

[19] Mathieu 10, 39.

[20] Marc 10, 30.

[21] 1 Jean 2, 16.

[22] Luc 21, 12.

[23] Apocalypse 16, 9.

[24] La mort et l’au-delà, Communio-Fayard, 1994, p. 22.

[25] «La Foi Catholique», hap. VI, p. 195.

[26] Nous abordons maintenant les six péchés contre l’Esprit, c’est-à-dire les six manières dont vont se concrétiser à l’heure de la mort les égoïsmes dont nous parlions. Le blasphème contre la personne de l’Esprit Saint ou son attribution chez saint Thomas d’Aquin. On trouve son étude dans la IIa IIae, Question s 14. 15, 40, 41, 44,

[27] Quel avenir pour l’homme? Lettre pastorale du cardinal Gouyon à l’occasion de la Toussaint, DOCUMENTATION CATHOLIQUE. n°1706, Octobre 1976.

[28] cf. Luc 16, 31.

[29] Mathieu 12. 31.

[30] II Sentences, distinction 143, Article 3.

[31] Jean 4, 11.

[32] Plusieurs textes semblent manifester la gravité extrême du péché de ces prêtres: Mathieu 12, 32, Jean 11, 45-53. On retrouve ce même genre de péché lié au désir du pouVoir dans l’évêque Mgr. Cauchon face à Jeanne d’Arc.

[33] Jean 9, 32.

[34] Il va de soi que, si les paroles parfois extrêmement dures et prophétiques de Jésus sur ces hommes peuvent nous suggérer une telle conclusion, nous n’avons pas à juger nous-même les cœurs que seul Dieu sonde. En conséquence, il est impossible d’affirmer avec certitude qu’ils se sont damnés.

[35] Jérémie 2, 20; La possibilité du blasphème contre le Saint Esprit est prise très au sérieux par Balthasar:

Parler d’une «sorte de salut global et vague est en tout cas exclu»; «ce ne serait pas une manière de traiter le pécheur selon la dignité humaine »«Si nous interdisons au Christ de nous relever, nous restons dans notre péché, et la dissociation (entre nous et nos fautes) qui ne s’accomplit qu’en lui, demeure impossible»Il est du pouVoir de l’homme de se retrancher du ciel et, jusque «dans la mort, il peut tourner le dos à la lumière de la vie éternelle»Ici encore joue la dynamique du refus toujours plus obstiné: «plus l’intimité d’un homme avec le Seigneur est grande, plus grandit aussi le risque de s’en éloigner»Mais quiconque se soustrait au jugement d’amour du Fils forcera alors «le Père à substituer à l’amour le jugement et la condamnation. Or malheureusement, nous pensons toujours à «un jugement, une rétribution», plutôt que de tendre à l’amour! «Nous préférons être jugés, comme nous voulons juger les autres.»

Il serait bon que l’homme considère alors son refus à la lumière du Seigneur. Mais «s’il se contentait de se tourner vers lui en masquant son péché, le Seigneur ne serait d’aucun secours pour lui»

Dans cette hypothèse, le Sauveur, le bon pasteur, se trouve alors lui-même dans une impasse, «car les brebis sont toujours libres de le suivre ou non»Insatisfaites du don que le berger fait de sa vie, «elles attendent de lui qu’il les sauve malgré qu’elles s’en défendent. A la croix, le Seigneur s’est vidé de tout son amour, mais voilà que les hommes pèchent en dépit de tout: c’est comme si on lui faisait grief de ne pas les avoir sauvés complètement»BALTHASAR H.U, La dramatique divine 4, le dénouement, Culture et Vérité, Namur 1993, p. 263-264.

[36] Marc 14, 21.

[37] Amos 8, 4.

[38] Mathieu 26, 42.

[39] Jean 19, 37.

[40] Ce péché contre l’Esprit fut sans doute la plus grande tentation d’Hitler à l’heure de sa mort, lorsque, accueilli par les juifs qui étaient prêts à lui offrir leur pardon, il comprit qu’il pouvait être au paradis avec eux mais plus petit qu’eux, chacun servant tout le monde.

[41] Siracide 3, 26.

[42] Romains 6, 29.

[43] Osée 4, 18.

[44] BALTHASAR H.U, La dramatique divine, 4, «le dénouement », culture et Vérité, Namur 1993, p-262ss.» Il s’agit du cas très sérieux de l’homme qui résiste en se dressant contre la grâce de la nouvelle Alliance, achetée «à grand prix»par la Croix et «s’obstine toujours plus dans le refus»Or Jésus «ne veut pas accomplir son œuvre sans la participation des croyants. Ceux-ci ne bénéficient pas de la rédemption contre leur gr黫Car la décision de croire n’est pas seulement un don de Dieu, elle est en outre un acte personnel»qui doit être constamment renouvelé-; Il arrive peut-être que l’on soit frustré de son mérite (Colossiens 2, 18.) Mais, en dernière analyse, «l’individu est responsable de son oui ou de son non»Il lui est possible de «s’endurcir dans sa liberté, jusqu’à suivre sans s’arrêter le chemin qu’il a choisi et qui le sépare de Dieu sans esprit de retour»Le jugement, dit l’épître de Jacques (2, 13), n’exerce pour nous aucune miséricorde si nous sommes nous-mêmes sans miséricorde, «parce que la justice, afin de s’exercer, doit rencontrer la miséricorde. Dans le jugement, le Seigneur cherche ce qu’il a mis en nous, et s’il ne rencontre pas la miséricorde dont il nous a gratifiés, il ne lui reste plus alors que de laisser fondre sur nous un jugement de justice stricte, tel que nous-mêmes nous l’exigeons.»

[45] Romains ain 2, 15.

[46] Luc 11, 32.

[47] On peut consulter

. Origène, De principiis, II, I0, 4-5; p. G, II, 236-237. Trad. Bardy, Origène, Dictinnaire de Théologie Catholique , t. 11, 1547 ou encore Origène, collection «Les Moralistes chrétiens », p. 99-100.

. Cf. saint Thomas, Suppl, q. 97, art. I:

A. Michel, feu de l’enfer, Dictionnaire de Théologie Catholique , t. 5, 2229.

saint Thomas, De anima, q. I, art. 2I; Suppl, q.70, art. 3; Contra Gentes, lib. 4, c. 90; De véritate, q. 25, art. I.

-A. Michel, op. cit, C01. 2230-223I.

-Catharin, De bonorum praemio et supplicio aeterno malorum, 1542.-Sur l’auteur,

cf. M. M. Gorce, Politi, Dictinnaire de Théologie Catholique , t. 12, 2418-2434

Heinrich-Gutberlet, Dogmalik, t. 10, p. 529.

-F. Tournebize, Opinions du jour sur les peines d’outre-tombe, 1899, p. 15.-Cf. A. Michel, op. cit, c01.2223 et 2238.

-Voir H. Romains ndet, Les peines de l’enfer, «Nouv. Rev. théol. n, 1940, p. 407-415, repris dans nos Problèmes pour la réflexion chrétienne, 1946, p. 107-124.

. M. Blondel, L’Etre et les Etres, 1935, p. 259.

[48] Voir aussi: Les peines de l’enfer, Nouv. Rev. Théol», 1940, p. 397.

R. Bernard, Enfer, Dictionnaire de Théologie Catholique , t.IV, col. I00.

Catharin, De bonorum praemio et supplicio aeterno malorum, 1542.

Sur l’auteur, cf. M, M. Gorce, Politi, Dictinnaire de Théologie Catholique , t. XII 2418-2434.

[49] Romains 9, 3.

[50] Mathieu 25, 41.

[51] Voir Traité de la vision béatifique, question 1, a.1.

[52] Les damnés fuient par toutes les activités extérieures qu’ils peuvent trouver, le silence qui les obligeraient à méditer sur leur malheur.

Charles Journet commente (Nova et Vetera, 1968/l, p. 282):

«Une perpétuelle agitation, une prodigieuse activité, une formidable dépense d’énergie, telle est la condition des damnés. Ni les démons ne perdent la richesse et les ressources originelles de leur nature angélique, ni les réprouvés la dignité de leur âme immortelle créée à l’image de Dieu. En même temps que leur nature, l’élan premier qui les porte à désirer et à chercher le bonheur ne saurait ni leur être ôté ni péricliter en eux. Ce sont des dons irrévocables et indestructibles de la Bonté créatrice. Ils peuvent en abuser, ils ne peuvent, sans se nier eux-mêmes, les récuser.

Sans doute, leur volonté est fixée immuablement dans le mal, comme celle des élus dans le bien. Mais sous la décision fatale qui les rive à leur propre gloire comme à leur fin dernière, leur libre arbitre demeure intact car le libre arbitre concerne l’élection et porte sur le choix des moyens en vue d’une fin. Il va de soi que si la fin ultimement visée est mauvaise, toute l’activité qu’elle commande sera déviée.

Saint Thomas distingue donc chez les damnés une volonté de nature et une volonté délibérative. La volonté de nature, qui persiste en eux, vient de Dieu même elle est bonne et tend à l’être et au bonheur. Mais la volonté délibérative, en vertu de laquelle ils se sont détournés définitivement de Dieu, est en eux irrémédiablement pervertie en sorte que le bien qu’ils peuvent vouloir, ils ne le veulent pas de la bonne manière et pour les borines raisons, et que, même alors, leur volonté n’est pas bonne

De qu’elle nature peut être l’extraordinaire explosion d’activité dans laquelle sont engagés les dan~nés? Comment ne serait-elle pas anarchique, puisque chacun d’eux cherche, en dernière instance, à tourner toutes choses à sa propre gloire? Une seule fin sera capable de la coordonner: la haine commune qu’ils ont contre Dieu et contre l’ordre universel de la création. Elle échoue sans cesse, mais renaît sans cesse. Elle leur est nécessaire: elle trompe leur désespoir foncier par des tentatives toujours différentes. L’espé­rance théologale brisée à jamais en eux, cèderont effet la place à une pullulation de vains espoirs. Plutôt qu’au Sisyphe de l’Odyssée, qui recommence le même effort de pousser son rocher jusqu’au faîte d’une montagne et défaille au dernier instant, il faudrait penser à une activité intelligente, inventive, fertile en trouvailles, en initiatives, en imprévus, et s’exerçant dans des conditions et d’une manière chaque fois renouvelées; songeons à ces entreprises insensées dont Milton voudrait nous donner l’idée quand. au début de son Paradis perdu il essaie, sans guère y réussir, de nous décrire le complot des anges rebelles. L’enfer est une «histoire», non un recommencement cyclique des mêmes événements. Le mythe antique de l’éternel retour, qui enivre le Nietzsche de Zarathoustra, et d’après lequel le nombre des échanges possibles entre les êtres étant épuisé, tout recommen­cerait identiquement, est une absurdité. Des agents libres introduisent, en effet, continuellement de nouveaux effets dans la trame de la durée, on sorte que jamais les circonstances ne se reproduiront inchangées. L’acti­vité de l’enfer n’est pas comparable au fonctionnement d’une machine: c’est une histoire qui s’invente et se déroule.»

[53] Origène, Des principes, II, 10, 4-5.

[54] «Se perdre, comprend-on la force de ce mot? Se perdre, sans s’échapper à soi-même. Etre dans l’Etre, avoir son centre hors de soi, sentir que toutes les puissances de l’homme, se retournant contre l’homme, lui deviennent hostiles sans lui être étrangères, n’est-ce point la conséquence et la peine de l’orgueil, leur suffisance d’une volonté solitaire qui a place son tout là où il n’y a rien pour la combler? C’est une juste nécessite que l’homme dont l’égoïsme a rompu avec la vie universelle et avec son principe soit arraché du tronc commun. Et, jusqu’aux racines de sa substance, il périra sans fin, parce que tout ce qu’il avait aimé sera en quelque sorte dévoré et anéanti par la grandeur de son désir. Qui a voulu le néant l’aura; mais qui l’a voulu ne sera pas détruit pour cela. Et pourquoi pas l’anéantissement total de ceux qui se sont séparés de la vie? Mais non. Ils ont vu la lumière de la raison, ils gardent leur volonté indélébile, ils ne sont l’hommes qu’en étant inexterminables. Ils ont circulé dans la vie et agi dans l’être. C’est à jamais! Rien, en leur état, qui résulte d’une contrainte extérieure, ils persévèrent dans la volonté propre qui est à la fois crime et châtiment. Ils ne sont pas changés. Ils sont morts, et ce qu’ils ont d’être est éternel. Comme un vivant lié des deux bras à un cadavre, qu’ils restent Leur idole morte!

Refuser son concours, livrer nos cœurs et nos œuvres à l’embrassement des faux biens, c’est un adultère. Cette union qui nous constitue, ce lien que nous voulons de nous à lui, comme il l’a voulu de lui à nous, nous pouvons le violer sans le briser jamais. Grandeur redoutable de l’homme. II veut que Dieu ne soit plus pour lui, et Dieu n’est plus pour lui. Mais gardant toujours en son fond la volonté créatrice, il y adhère si fermement qu’elle devient toute sienne. Son être reste dans l’Etre. Et quand Dieu ratifie cette volonté solitaire, c’est le dam.

M. Blondel, l’action, 1893, p. 372-373

[55] Psaume 10, 7.

[56] Job 24, 19.

[57] Constitution «Benedictus Deus ».

[58] JEAN DE LA CROIX: Les avis, sentences et maximes, textes présentes par Dom Chevallier, DdB, Paris, 1933, 206-208 (150.)

Nous trouvons dans le prophète Isaïe que chaque pécheur a son propre feu qui le châtie: «Marchez, dit-il, à la lumière de la flamme que vous vous êtes allumée vous-mêmes » (Isaïe 50, 11.) Ces paroles semblent indiquer que chaque pécheur allume pour lui-même la flamme de son propre feu, et qu’il n’est pas plongé dans quelque feu qui aurait été auparavant allumé par un autre et qui aurait existé avant lui. De ce feu, l’aliment ce sont nos péchés. Origène, des Principes II, 10, 4-5.

[59] A une époque où nombre de points restaient obscurs, Origène, génialement du reste, avait parlé du feu de l’Enfer. Pour lui, ce feu désignait le tourment intérieur d’une âme devenue pleinement consciente de son péché Sauf quelques rares exceptions, la tradition ne l’avait pas suivi, insistant sur la réalité, voire sur la matérialité du feu de l’enfer. Au XVIe siècle, un dominicain, qui en prenait souvent à son aise avec les traditions théologiques de son ordre, prétendit revenir purement et simplement à Origène. Dans un petit livre sur la récompense des bons et le châtiment éternel des méchants, Catharin[59] entend prendre position dans une question libre et invite ses lecteurs à ne pas le traiter immédiatement d’hérétique. Dans la récompense des élus, dit-il, l’essentiel est la vision de Dieu, le reste même le rejaillissement de la béatitude sur les corps glorifiés «dans le ciel empyrée »est accidentel. De même, quelles que soient la multitude et l’ampleur des tourments des damnés, l’essentiel de leur châtiment est la privation de la vision de Dieu, privation qui aura ses degrés comme au ciel la gloire des élus. Mais qu’en est-il du feu? Ceux qui croient à un feu matériel invoquent l’Ecriture, mais ils s’engagent dans des difficultés inextricables. Comment un feu matériel peut-il tourmenter des esprits? On dira qu’ils portent ce feu partout avec eux, mais a-t-on songé aux cas de possession? Le Seigneur, certes, a parlé du feu, mais il a parlé aussi d’un ver rongeur; dans la parabole du mauvais riche, le sens métaphorique s’impose pour la plupart des détails. Compte tenu de la difficulté de répondre aux objections de la raison, notre théologien conclut: Le feu de l’enfer est un feu métaphorique. Catharin fut aussitôt combattu, mais comme toujours, la réaction dépassa la mesure.

[60] Dialogue 29.

[61] Ces objections (1 à 8) sont tirées de saint Thomas d’Aquin, Supplément Question 70, article 3.

[62] Commentaire de la Genèse 33.

[63] Dialogue 4, 43.

[64] A. Michel, le feu de l’enfer, Dictinnaire de Théologie Catholique Tome 4, Colossiens. 2218.

[65] Question 52, a.4.

[66] Tobie, 8, 3.

[67] Luc 8.

[68] L’enfer a été parfois présenté comme un immense camp de concentration où les tortures les plus raffinées sont appliquées aux damnés selon la loi du talion. Il y aurait alors bien plus de souffrances, de tortures et de mal dans l’au-delà que sur n’est certes pas une perspective encourageante sur la création de Dieu et sa bonté. Il est dans ce cas bien évident que des gens se révoltent, ne pouvant concilier la bonté divine à la cruauté de ces souffrances éternelles.

Vitalini Sandro, Théologie de l’au-delà, Université de Fribourg-Suisse, 1980, p. 7.

[69] «En ce qui concerne les conditions de l’homme après la mort, le danger de représentations imaginatives et arbitraires est particulièrement à redouter, car leurs excès entrent pour une grande part dans les difficultés que rencontre souvent la foi chrétienne. Les images employées dans l’Ecriture méritent cependant le respect. II faut en saisir le sens profond, en évitant le risque de trop les atténuer, ce qui équivaut souvent à vider de leur substance les réalités qu’elles désignent.» Congrégation pour la Doctrine de la foi, lettre sur quelques questions concernant l’eschatologie

[70] La volonté du damné est divisée, déchirée. Il souffre une peine afflictive qu’il ne veut pas, dont il a horreur: en effet, il tend naturellement à Dieu en vertu de la structure de son être; et du fait même qu’il a été ordonné à la vision surnaturelle de Dieu; du fait même que la vie éternelle qu’il refuse lui a été offerte; bref, du fait même qu’un bonheur qui comble à l’infini sa capacité de désir lui a été montré possible dans l’instant même qu’il le refuse, et a éveillé la faim de tout son être, la béatitude surnaturelle est devenue pour lui l’unique terme dans lequel son ordination naturelle peut être satisfaite; elle est devenue pour lui un bien réclamé par son être, un bien dont l’absence est une privation et la pire de toutes.

Jacques Maritain, «neuf leçons sur les notions premières de la philosophie morale», Paris, Téqui, 1951, pp. 189-190.

[71] Marc 9, 48.

[72] Sagesse 17, 4.

[73] Jean 19, 37.

[74] Six fois en Mathieu, une fois en Luc; ex: Mathieu 8, 12.

[75] Luc 16, 23.

[76] Job 1, 6.

[77] Mathieu 22, 13.

[78] Sagesse 5, 2.

[79] Apocalypse 19, 10.

[80] Deutéronome 29, 12.

[81] Isaïe 34, 9.

[82] Apocalypse 2, 11.

[83] Jean-Paul Sartre.

[84] Sagesse 5, 21.

[85] FRANCOIS DE SALES, saint: Traité de l’amour de Dieu, 9, 1.

[86] Cet article est celui de saint Thomas, Supplément Question 89, a.1.

[87] «Nous venons de lire que le réprouvé continue de vouloir la révolte qui fait son malheur. Est-il possible qu’on veuille le malheur? Non; c’est toujours un bien que cherche la créature libre; mais ce bien peut être lié à quelque grand désordre qui fera son malheur. Saint Thomas cite l’exemple d’un homme emprisonné, qui pour assouvir sa vengeance ne songe qu’à tuer son ennemi, et se repaît de la haine même qui le ravage et le désespère. A la forme commune et banale du désespoir, celle de l’homme qui ne veut pas être lui-même et fuit dans les compensations du rêve, Kierkegaard oppose une forme suprême du désespoir, qu’il appelle démoniaque, où l’homme, au contraire, se dresse contre tout ce qui n’est pas lui, où il veut être lui-même contre tout l’univers et jusque contre Dieu, cherchant à s’enfoncer comme une écharde dans le cœur de Dieu; ou, selon une autre comparaison, s’efforçant d’être dans l’œuvre divine comme la coquille fatale, cent fois corrigée par l’auteur, mais obstinée à renaître afin de détruire tout le sens d’un beau poème »

[88] Mathieu 22, 14.

[89] Apocalypse 7, 4.

[90] Apocalypse 9, 18.

[91] cf. Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia 63, 9, ad l.

[92] Par exemple pendant les apparitions de la Vierge à Fatima.

[93] Mathieu 8, 12.

[94] Métaphysique 1.

[95] C’est le cas des témoins de Jéhovah.

[96] 1 Corinthiens 3, 15.

[97] Hans-Urs von BALTHASAR, Jugement Communio (traduit de l’allemand par Jacques Keller).

[98] Mathieu 12, 32.

[99] ibidem 25, 42 s.

[100] „Kleine Diskur“.

[101] Genèse, 3, 5.

[102] Le milieu divin, Paris, édit. Le Seuil, 1957, p. 189.

[103] Voir dans la Somme de Théologie, Supplément Question 98, a.1.

[104] Voir dans la Somme de Théologie, Supplément Question 98, a.2.

[105] Voir dans la Somme de Théologie, Supplément Question 98, a.3.

[106] Voir dans la Somme de Théologie, Supplément Question 98, a.4.

[107] Voir dans la Somme de Théologie, Supplément Question 98, a.5.

[108] Voir dans la Somme de Théologie, Supplément Question 98, a.6.

[109] Voir dans la Somme de Théologie, Supplément Question 98, a.7.

[110] Voir dans la Somme de Théologie, Supplément Question 98, a.8.

[111] Voir dans la Somme de Théologie, Supplément Question 98, a.9.

[112] Depuis les Pères jusqu’à l’âge moderne (Péguy, Papini et même Barth), on a voulu mitiger cette vérité en imaginant soit une réduction progressive des peines, soit leur fin. Mais ces théories se heurtent à l’affirmation  de la Foi Catholique qu’il n’y a repentir là où le choix a été parfaitement lucide et définitif. Dans leur refus, l’ange et l’homme ont voulu, ils l’ont obtenu: ils ont affirmé leur personnalité en opposition à Dieu. Ce n’est pas Dieu qui ne veut pas pardonner, c’est le pécheur qui ne veut pas l’être.

Pour Origène, les peines de l’enfer ne sont pas éternelles, à moins qu’on n’admette que la succession indéfinie des mondes ne soit comme la transposition chrétienne du mythe de Sisyphe, les damnés impuissants recommençant perpétuellement leur existence manquée. Mais on interprète habituellement ici la pensée origénienne en la qualifiant de restitutionnisme intégral.» Quelles qu’aient été leurs aventures, leur histoire, toutes les créatures raisonnables seront finalement sauvées et jouiront de la béatitude éternelle. Toutes, même le démon, la logique l’exige, puisque au départ il n’y a pas de différence de nature entre les esprits également intelligents et libres »

[113]Voir dans la Somme de Théologie, Supplément Question 99, a.3; Voir dans la Somme de Théologie:

Réprohalion. La réprobation de Dieu est une partie de la Providence par rapport à ceux qui sont exclus de la béatitude, comme la prédestination existe par rapport à ceux que Dieu destine à la béatitude. Ia, Question 25, 5c; I-II. Question 79, article 3. Cf. Nora et Vetera, 1959, p. 221.

-La réprobation ajoute à la prescience la volonté de permettre le péché, et d’infliger la peine de la damnation éternelle. Ibidem -La réprobation de Dieu ne retire rien à la puissance de celui qui est réprouvé, et il n’en reste pas moins libre. Ia. Question 25, 5. ad 5.-Il y a des hommes que Dieu réprouve. Ia, Question 25, 5, o.

A. Michel, Mitigation des peines, Dictionnaire de Théologie Catholique , t. 10, Colossiens. 2004.

Jean Hervé NICOLAS, Amour de Dieu et tremblement, dans La vie spirituelle, octobre 1958, p. 239. 2

Jean-Hervé NICOLAS, 0. p. , loc. cit,  pp. 231-232.

[114] Les objection viennent de saint Thomas, Supplément, Question 99, a.2.

[115] Le mystère de l’enfer, Nova et Vetera, 265; Charles JOURNET. Dieu est-il responsable du péché? p. 206- Nova et Vetera, 1959, 3.

[116] Jean, 1, 9. 

[118] VITALINI, Sandro: La predicazione del mistero dell’inferno, en La Scola, Catholica, 1971, 3, 194-209.

[119] Voir dans la Somme de Théologie, Supplément Question 99, a.2.

[120] Voir Supplément, Question 99, a. 3; Traités par saint Thomas dans sa jeunesse, ces articles revêtent parfois une marque littéraire farouche comme l’Ancien Testament. Rappelons-le: Nous avons vu que ce n’est pas pour n’importe quel péché mortel que l’homme est damné mais seulement pour celui qui est pleinement conscient et volontaire, à savoir le péché contre l’Esprit Saint. Dieu n’applique donc pas à l’homme une stricte justice et sa miséricorde est toujours prête à pardonner. La cause première de la damnation éternelle n’est pas en Dieu mais en l’âme elle-même. Elle tient en deux choses:

1) à la nature du péché commis qui est par soi irrémissible selon la parole du Seigneur: «Celui qui blasphème contre le Saint Esprit ne sera pardonne ni en ce monde ni dans l’autre»La raison en est que celui qui commet un tel péché le fait de telle manière qu’il n’a que faire du pardon de Dieu et se complet librement et obstinément dans sa perversion.

2) à l’état de la nature humaine après la mort qui ne peut en aucune manière revenir sur ses actes ni dans le sens du bien ni dans le sens du mal: l’intelligence libérée du conditionnement des sens connaît d’une manière intuitive la nature des réalités et ne peut plus errer. La volonté qui suit l’intelligence demeure donc irrémédiablement fixée sur ce qui lui apparaît une fois pour tout le bien absolu. Ainsi, la justice divine, en appliquant a l’âme la peine de l’éternelle damnation ne fait que lui attribuer ce qu’elle mérite elle-même. C’est en premier lieu l’homme et non Dieu qui est cause de l’éternité de l’enfer.

[121] GREGOIRE DE NYSSE, saint: Or. Cath. 26, 7-9; 35, 14-15.

[122] Origène pensait à une purification par le feu des damnés, en raison la bonté de Dieu. Il méconnaissait ainsi la grandeur d’une créature capable de dire non à Dieu. Voir à ce sujet le rejet d’Origène par les Pères: Ignace d’Antioche, Ephés, 16, Is éd. t: amelot, saint C, 10, 85.

. Justin, Apol, 12, 2; 21, 6; LII, 3-9, Fd. Pautigny, p. 21, 45x tO8-109.

Irénée, Adv. Haer, I, 10, I; 4, 28, 2; Harvey, I, 91; II, 245.

. Tertullien, Apol, XLVIII, 13-14; De praescriptione, 13, 5 (Corpus Script. Lat, I, 168; 198.)

Cyprien, Ad demetriadem, 24-25) éd. Hartel, I, 368-370.

M. Richard, Enfer, Dictinnaire de Théologie Catholique , t. 5, 55.

. J. Daniélou, Origène, 1948, p. 27I-283.-G. Bardy, Ori

gène, Dictinnaire de Théologie Catholique , t. 11, 1548.

M. Richard, Enfer, Dictinnaire de Théologie Catholique , t. 5, 65-67.

. Cyrille de Jérusalem, Catech, 13, 38; Xv, 26; 18, 19; p. G, 33- 817; 908; 1040.

. Basile, Rer. breves tract, Interrog, 267; p. G, 3I) 1264-1265.

. Grégoire de Nazianze, Orat, 16, 8; p. G, 35) 944-945.

. Grégoire de Nazianze, Orat, XXXIX, 19; XL, 36; p. G, 36.

Grégoire de Nysse, Orat. catech, 26, éd. Méridier, p. 125 (p. G, 45) 69); In illud: «quando subiacet sibi omnia «, p. G, 44.

. J. Daniélou, L’Apocatastase chez Grégoire de Nysse, «Recherches de science religieuse «, 1940, p. 337-347.

Jean Chrysostome, In Ep. ad Philip, 3, 4; In rp. ad Théssalonicien, 3, I; In Ep. ad Haebr, I, 4; p. G, 62, 203- 479; 63, 187.

[123] Lumen Gentium 48.

[124] Hébreux 9, 27.

[125] cf. Mathieu 25, 31-46.

[126] cf. Mathieu 25, 41.

[127] cf. Mathieu 25, 41.

[128] Mathieu 22, 13 et 25, 30.

[129] Voir dans la Somme de Théologie, Supplément Question 99, a. 4.

A propos de l’article 4, il est à noter que les Pères n’admirent pas tout de suite la possibilité pour un chrétien de se damner. Voir à ce sujet:

. Justin, Apol, 21, LII, éd. Pautigny, p. 45, 107-108.

. Hilaire, In Ps, I, 16-18; r, 2; p. L, 9, 251 B.

. Ambroise, In Ps, I, 51-58; p. L, 14, 948-952.-Arnbrosiaster, In I Co, 15, 52; p. L, 17, 271.

. H. de Lavalette, L’interprétation du Ps. I, 5, chez les Pères «miséricordieux latins », «Recherches de science religieuse », 1960, p. 544-563.

. J. Tixeront, Histoire des Dogmes, 3, 246-247.-G. de Plinval, Pélage, 1943, p. 179.

. Augustin, De gestis Pelagii, 9-10; p. L, 44, 325.

. Jérôme, Dial. adv. Pelag, I, 28; p. L, 23, 520-522.

. Ambroise, In Ps, 118; Serm. 3, 17; Serm. 20, 23; p. L, 15, 1228, 1491.

De paenitentia. I. 22-23; p. L. 17, 995-996.

. Ambrosiaster, in I Corinthiens , III; II-15, p. L;, 17, 199-200.

. A. Lehault, L’éternité des peines de l’Enfer dans saint Augustin, 1911.

. In Ps, 94, 15; p. L, 37, 1226.

. Serm. 17, 5; Serm. 22, 5; Serm. 72, 2; Serm. 9Z, 16: p. L. 38, 127, 152, 467, 579, etc.

. Serm. 75, 9; p. L, 38; 478.

. De fide et operibus, 24-27; p. L, 40, 213-215. Voir l’introduction de l’édition de J. Pegon (oeuvres, VIII), p. 345-348.

. Enchiridion, 112; p. L, 40, 284-285; éd. Rivière, p. 307.

. De Civ. Dei, 21, 17-27; p. L, 41, 73l-752; éd. Bardy-Combes, t. 5, r 449-519.

L’enfer existe-t-il? Voici, parmi de nombreux autres textes de l’Ecriture, quelques affirmations sans ambiguïté: elles prouvent la possibilité pour l’homme d’aller dans un enfer éternel. Y a t il de fait quelqu’un en enfer? Nous essayerons d’aborder cette question. (Question 13, a.2)

«Si ton oeil droit te scandalise, arrache-le et jette-le loin de toi, car il vaut mieux pour toi perdre un seul de tes membres que de Voir tout ton corps jeté dans la géhenne » (Mathieu, v, 29); «Entrez par la porte étroite; car large est la porte et spacieuse la voie qui mène à la perdition; et beaucoup les suivent » (Mathieu, 7, 13); «Beaucoup me diront en ce jour-là: Seigneur, Seigneur. N’est-ce pas en ton nom que nous avons prophétisé, chassé les démons, fait des miracles? Alors je leur dirai en face: Je ne vous ai jamais connus « (Mathieu, 7, 22-23); «Celui qui me reniera devant les hommes, je le renierai devant mon Père qui est dans les cieux » (Mathieu, 10, 33); «Celui qui recherche son âme la perdra, et celui qui perdra son âme à cause de moi, la trouvera » (Mathieu, 10, 39); «Le Fils de l’homme enverra ses anges, qui arracheront de son Royaume tous les scandales et les fauteurs d’iniquité, et ils les jetteront dans la fournaise ardente où il y aura des pleurs et des grincements de dents » (Mathieu, 13, 41-42, 50); «Alors, de deux hommes qui sont aux champs, l’un sera pris, l’autre laissé; de deux femmes en train de moudre, l’une sera prise, l’autre laissée.. Ainsi tenez-vous prêts, car c’est à l’heure que vous ne pensez pas que le Fils de l’homme viendra » (Mathieu, 35, 41 à 44); «A celui qui a l’on donnera, et il aura du surplus; mais à celui qui n’a pas, on enlèvera même ce qu’il a » (Mathieu, 25, 29.) Même avertissement dans saint Luc: «Ceux qui sont au bord du chemin sont ceux qui ont entendu, puis vient le diable qui enlève la Parole de leur cœur, de peur qu’ils ne croient et ne soient sauvés » (8, 12); «Malheur à toi, Chorézaïn; malheur à toi, Bethsada. Au jour du jugement, Tyr et Sidon seront traitées avec moins de rigueur que vous (10, 13-14); «Il est inévitable que les scandales arrivent, mais malheur à celui par qui ils arrivent! Mieux vaudrait pour lui qu’on mette à son cou une pierre à moudre et qu’on le jette dans la mer, que de scandaliser un seul de ces petits. Prenez garde à vous » (17, 1-3.)

Et dans saint Jean: «Ne vous ai-je pas choisis, vous les douze? Pourtant, l’un de vous est un démon » (6, 70); «Je suis venu en ce monde pour un jugement: pour que voient ceux qui ne voient pas, et pour que ceux qui voient deviennent aveugles » (11,.39); «Qui aime sa vie la perd; qui hait sa vie en ce monde la conservera en vie éternelle », (12, 25.)

II y a la parabole de l’homme qui est jeté dehors parce qu’il n’a pas voulu mendier la robe nuptiale (Mathieu, 22, 11-14.) Il y a, contre les scribes et les Pharisiens hypocrites, la série des sept malédictions, qui sont l’envers d’un immense Amour refusé, incapable de se contenir plus longtemps: «Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois j’ai voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu." (Mathieu, 23, 13-31; 37.) Il y a encore la si inquiétante parabole des vierges sages et des vierges folles: «Seigneur, Seigneur ouvre-nous! Mais il répondit: En vérité, je vous le dis, je ne vous connais pas! » (Mathieu, 25, 11-12). Il y a enfin la scène bouleversante du jugement dernier, la terrible équivalence des sentences et des sanctions: «Venez, les bénis de mon Père, prenez possession du Royaume qui vous a été préparé dès la fondation du monde »; «Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel qui a été préparé pour le Diable et pour ses anges » (Mathieu. 25, 34 à 41) Et la suite: «Et ceux-ci s’en iront à une peine éternelle, et les justes à la vie éternelle » (25, 46)

[130] Voir dans la Somme de Théologie, Supplément Question 99, a.5.

[131] Pour conclure cette question 14, citons Balthasar: «Si l’on admet que rien dans le monde n’est créé sans le Verbe-Parole ni en dehors de lui, alors «l’essence la plus intime»du monde repose «sur le Verbe de Dieu et n’est intelligible que par lui. De ce point de vue, même la tentative faite par un homme de s’exclure de la vie trinitaire de rédemption du monde dans le Christ et de créer en soi l’enfer, demeure inscrite dans la mouvance du Christ; à ce titre, elle est déterminée par son essence et sa direction, qui consiste à communiquer au monde la liberté du bien absolu. Seule la liberté du Christ est assez puissante pour briser nos esclavages et réduire leur désordre à une unité ordonnée. Il est vrai que cette union nous conduit, au terme, à un jugement où toute la diversité de notre vie et de notre action se trouve condensée en une parole unique, celle-là même que nous avons toujours perçu, dès le début de notre entrée dans la foi, et dans laquelle toute parole et tout acte de notre part se trouve inscrit. Ce qui, vu du dehors, apparaît comme soumission terrestre au Christ, est, considéré de l’intérieur, libération pour l’éternel. Le concept de liberté lui-même subit, dans la soumission au Christ, un tel élargissement que toutes les libertés terrestres en apparaissent limitées et insignifiantes, du fait qu’elles se heurtent toujours à des frontières. Au contraire, l’espace ouvert par le Christ est traversé «par le souffle de l’Esprit qui procède du Père et du Fils», il est trinitaire. La soumission au Christ, et elle seule, introduit dans «la loi parfaite de liberté » de même que la soumission suprême de Jésus à la Croix signifie tout autant l’actualisation suprême de sa liberté. Notre soumission représente donc la confirmation de notre liberté. C’est à l’intérieur de l’obéissance que Dieu accorde la liberté. Plus un homme se décide pour Dieu et s’attache à lui, plus sa liberté se constitue en liberté»

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