Oraisons funèbres Bossuet

texte établi par Jacques Truchet

 

Oraison funèbre d'Yolande de Monterby. 1

Oraison funèbre de Henri de Gornay. 4

Oraison funèbre du père Bourgoing. 7

Oraison funèbre de messire Nicolas Cornet 15

Oraison funèbre de Henriette-Marie de France. 22

Oraison funèbre de Henriette-Anne d'Angleterre. 34

Oraison funèbre de Marie-Thérèse d'Autriche. 45

Oraison funèbre de très haute et très puissante princesse Anne de Gonzague de Clèves. 58

Oraison funèbre de très haut et puissant Seigneur Messire Michel Le Tellier 70

 

Oraison funèbre d'Yolande de Monterby

Ubi est, mors, victoria tua?

O mort, où est ta victoire?

(I Cor., XV.)

Quand l'Eglise ouvre la bouche des prédicateurs dans les funérailles de ses enfants, ce n'est pas pour accroître la pompe du deuil par des plaintes étudiées, ni pour satisfaire l'ambition des vivants par de vains éloges des morts. La première de ces deux choses est trop indigne de sa fermeté; et l'autre, trop contraire à sa modestie. Elle se propose un objet plus noble dans la solennité des discours funèbres: elle ordonne que ses ministres, dans les derniers devoirs que l'on rend aux morts, fassent contempler à leurs auditeurs la commune condition de tous les mortels, afin que la pensée de la mort leur donne un saint dégoût de la vie présente, et que la vanité humaine rougisse en regardant le terme fatal que la Providence divine a donné à ses espérances trompeuses.

Ainsi n'attendez pas, Chrétiens, que je vous représente aujourd'hui, ni la perte de cette maison, ni la juste affliction de toutes ces dames, à qui la mort ravit une mère qui les a si bien élevées. Ce n'est pas aussi mon dessein de rechercher bien loin dans l'antiquité les marques d'une très illustre noblesse, qu'il me serait aisé de vous faire voir dans la race de Monterby, dont l'éclat est assez connu par son nom et ses alliances. Je laisse tous ces entretiens superflus, pour m'attacher à une matière et plus sainte et plus fructueuse. Je vous demande seulement que vous appreniez de l'abbesse pour laquelle nous offrons à Dieu le saint sacrifice de l'Eucharistie à vous servir si heureusement de la mort, qu'elle vous obtienne l'immortalité. C'est par là que vous rendrez inutiles tous les efforts de cette cruelle ennemie et que, l'ayant enfin désarmée de tout ce qu'elle semble avoir de terrible, vous lui pourrez dire avec l'Apôtre: "O mort, où est ta victoire?" Ubi est, mors, victoria tua? C'est ce que je tâcherai de vous faire entendre dans cette courte exhortation, où j'espère que le Saint-Esprit me fera la grâce de ramasser en peu de paroles des vérités très considérables que je puiserai dans les Ecritures.

C'est un fameux problème qui a été souvent agité dans les écoles des philosophes, lequel est le plus désirable à l'homme, ou de vivre jusqu'à l'extrême vieillesse, ou d'être promptement délivré des misères de cette vie. Je n'ignore pas, Chrétiens, ce que pensent là-dessus la plupart des hommes. Mais, comme je vois tant d'erreurs reçues dans le monde avec un tel applaudissement, je ne veux pas ici consulter les sentiments de la multitude, mais la raison et la vérité, qui seules doivent gouverner les esprits des hommes.

Et certes il pourrait sembler au premier abord que la voix commune de la nature, qui désire toujours ardemment la vie, devrait décider cette question. Car si la vie est un don de Dieu, n'est-ce pas un désir très juste de vouloir conserver longtemps les bienfaits de son souverain? Et d'ailleurs, étant certain que la longue vie approche de plus près l'immortalité, ne devons-nous pas souhaiter de retenir, si nous pouvons, quelque image de ce glorieux privilège dont notre nature est déchue?

En effet nous voyons que les premiers hommes, lorsque le monde plus innocent était encore dans son enfance, remplissaient des neuf cents ans par leur vie, et que, lorsque la malice s'est accrue, la vie en même temps s'est diminuée. Dieu même, dont la vérité infaillible doit être la règle souveraine de nos sentiments, étant irrité contre nous, nous menace en sa colère d'abréger nos jours, et au contraire il promet une longue vie à ceux qui observeront ses commandements. Enfin, si cette vie est le champ fécond dans lequel nous devons semer pour la glorieuse immortalité, ne devons-nous pas désirer que le champ soit ample et spacieux, afin que la moisson soit plus abondante? Et ainsi l'on ne peut nier que la bonne vie ne soit souhaitable.

Ces raisons, qui flattent nos sens, gagneront aisément le dessus. Mais on leur oppose d'autres maximes, qui sont plus dures à la vérité, et aussi plus fortes et plus vigoureuses. Et premièrement je dénie que la vie de l'homme puisse être longue; de sorte que souhaiter une longue vie, c'est n'entendre pas ses propres désirs. Je me fonde sur ce principe de saint Augustin: Nihil est longum quod aliquando finitur: "Tout ce qui a fin ne peut être long." Et la raison en est évidente; car tout ce qui est sujet à finir s'efface nécessairement au dernier moment, et on ne peut compter de longueur en ce qui est entièrement effacé. Car de même qu'il ne sert de rien de remplir lorsque j'efface tout par un dernier trait, ainsi la longue et la courte vie sont toutes égalées par la mort, parce qu'elle les efface toutes également.

Je vous ai représenté, Chrétiens, deux opinions différentes qui partagent les sentiments de tous les mortels. Les uns, en petit nombre, méprisent la vie; les autres estiment que leur plus grands bien c'est de la pouvoir longtemps conserver. Mais peut-être que nous accorderons aisément ces deux propositions si contraires par une troisième maxime qui nous apprendra d'estimer la vie non par sa longueur mais par son usage, et qui nous fera confesser qu'il n'est rien plus dangereux qu'une longue vie quand elle n'est remplie que de vaines entreprises ou même d'actions criminelles, comme aussi il n'est rien plus précieux quand elle est utilement ménagée pour l'éternité. Et c'est pour cette seule raison que je bénirai mille et mille fois la sage et honorable vieillesse d'Yolande de Monterby; puisque, dès ses années les plus tendres jusqu'à l'extrémité de sa vie qu'elle a finie en Jésus-Christ après un grand âge, la crainte de Dieu a été son guide, la prière son occupation, la pénitence son exercice, la charité sa pratique la plus ordinaire, le ciel tout son amour et son espérance.

Désabusons-nous, Chrétiens, des vaines et téméraires préoccupations dont notre raison est tout obscurcie par l'illusion de nos sens; apprenons à juger des choses par les véritables principes; nous avouerons franchement, à l'exemple de cette abbesse, que nous devons dorénavant mesurer la vie par les actions, non par les années. C'est ce que vous comprendrez sans difficulté par ce raisonnement invincible.

Nous pouvons regarder le temps de deux manières différentes: nous le pouvons considérer premièrement en tant qu'il se mesure en lui-même par heures, par jours, par mois, par années, et dans cette considération je soutiens que le temps n'est rien, parce qu'il n'a ni forme ni subsistance; que tout son être n'est que de couler, c'est-à-dire que tout son être n'est que de périr, et partant que tout son être n'est rien.

C'est ce qui fait dire au Psalmiste retiré profondément en lui-même dans la considération du néant de l'homme: Ecce mensurabiles posuisti dies: Vous avez, dit-il, établi le cours de ma vie pour être mesuré par le temps; et c'est ce qui lui fait dire aussitôt après: et substantia mea tanquam nibilum ante te, et ma substance est comme rien devant vous; parce que, tout mon être dépendant du temps, dont la nature est de n'être jamais que dans un moment qui s'enfuit d'une course précipitée et irrévocable, il s'ensuit que ma substance n'est rien, étant inséparablement attachée à cette vapeur légère et volage, qui ne se forme qu'en se dissipant, et qui entraîne perpétuellement mon être avec elle d'une manière si étrange et si nécessaire que, si je ne suis le temps, je me perds, parce que ma vie demeure arrêtée, et d'autre part, si je suis le temps, qui se perd et coule toujours, je me perds nécessairement avec lui: Ecce mensurabiles posuisti dies meos; d'où, passant plus outre, il conclut: In imagine pertransit homo, l'homme passe comme les vaines images que la fantaisie forme en elle-même dans l'illusion de nos songes, sans solidité et sans consistance.

Mais élevons plus haut nos esprits; et, après avoir regardé le temps dans cette perpétuelle dissipation, considérons-le maintenant en un autre sens, en tant qu'il aboutit à l'éternité. Car cette présence immuable de l'éternité, toujours fixe, toujours permanente, enfermant en l'infinité de son étendue toutes les différences des temps, il s'ensuit manifestement que le temps peut entrer en quelque sorte dans l'éternité: et il a plu à notre grand Dieu, pour consoler les misérables mortels de la perte continuelle qu'ils font de leur être par le vol irréparable du temps, que ce même temps, qui se perd, fût un passage à l'éternité, qui demeure. Et, de cette distinction importante du temps considéré en lui-même et du temps par rapport à l'éternité, je tire cette conséquence infaillible: si le temps n'est rien par lui-même, il s'ensuit que tout le temps est perdu auquel nous n'aurons point attaché quelque chose de plus immuable que lui, quelque chose qui puisse passer à l'éternité bienheureuse. Ce principe étant supposé, arrêtons un peu notre vue sur un vieillard qui aurait blanchi dans les vanités de la terre. Quoique l'on me montre ses cheveux gris, quoique l'on me compte ses longues années, je soutiens que sa vie ne peut être longue, j'ose même assurer qu'il n'a pas vécu. Que sont devenues toutes ses années? Elles sont passées, elles sont perdues, il ne lui en reste pas la moindre parcelle en ses mains, parce qu'il n'y a rien attaché de fixe ni de permanent. Que si toutes ses années sont perdues, elles ne sont pas capable de faire nombre. Je ne vois rien à compter dans cette vie si longue, parce que tout y est inutilement dissipé. Par conséquent tout est mort en lui et, sa vie étant vide de toutes parts, c'est erreur de s'imaginer qu'elle puisse jamais être estimée longue.

Que si je viens maintenant à jeter les yeux sur la dame si vertueuse qui a gouverné si longtemps cette noble et religieuse abbaye, c'est là où je remarque, Fidèles, une vieillesse vraiment vénérable. Certes, quand elle n'aurait vécu que fort peu d'années, les ayant fait profiter si utilement pour la bienheureuse immortalité, sa vie me paraîtrait toujours assez longue. Je ne puis jamais croire qu'une vie soit courte, lorsque j'y vois une éternité tout entière.

Mais quand je considère quatre-vingt-dix ans si soigneusement ménagés, quand je regarde des années si pleines et si bien marquées par les bonnes oeuvres, quand je vois, dans une vie si réglée, tant de jours, tant d'heures et tant de moments comptés et alloués pour l'éternité, c'est là que je ne puis m'empêcher de dire: O temps utilement employé, ô vieillesse vraiment précieuse! Ubi est, mors, victoria? "O mort, où est ta victoire?" Ta main avare n'a rien enlevé à cette vertueuse abbesse, parce que ton domaine n'est que sur le temps, et que la sage dame dont nous parlons, désirant conserver le sien, l'a fait heureusement passer dans l'éternité.

Si je l'envisage dans l'intérieur de son âme, j'y remarque, dans une conduite très sage, une simplicité chrétienne. Etant humble dans ses actions et dans ses paroles, elle s'est toujours plus glorifiée d'être fille de saint Bernard que de tant de braves aïeux, de la race desquels elle est descendue. Elle passait la plus grande partie de son temps dans la méditation et dans la prière. Ni les affaires ni les compagnies n'étaient pas capables de lui ravir le temps qu'elle destinait aux choses divines. On la voyait entrer en son cabinet avec une contenance modeste et une action toute retirée; et là elle répandait son coeur devant Dieu avec cette bienheureuse simplicité, qui est la marque la plus assurée des enfants de la nouvelle alliance. Sortie de ces pieux exercices, elle parlait souvent des choses divines avec une affection si sincère, qu'il était aisé de connaître que son âme versait sur ses lèvres ses sentiments les plus purs et les plus profonds. Jusque dans la vieillesse la plus décrépite, elle souffrait les incommodités et les maladies sans chagrin, sans murmure, sans impatience; louant Dieu parmi ses douleurs, non point par une constance affectée, mais avec une modération qui paraissait bien avoir pour principe une conscience tranquille et un esprit satisfait de Dieu.

Parlerai-je de sa prudence si avisée dans la conduite de sa maison? Chacun sait que sa sagesse et son économie en a beaucoup relevé le lustre. Mais je ne vois rien de plus remarquable que ce jugement si réglé avec lequel elle a gouverné les dames qui lui étaient confiées, toujours également éloignée et de cette rigueur farouche et de cette indulgence molle et relâchée, si bien que, comme elle avait pour elles une sévérité mêlée de douceur, elles lui ont toujours conservé une crainte accompagnée de tendresse jusqu'au dernier moment de sa vie et dans l'extrême caducité de son âge.

L'innocence, la bonne foi, la candeur étaient ses compagnes inséparables. Ni sa bouche ni ses oreilles n'ont jamais été ouvertes à la médisance, parce que la sincérité de son coeur en chassait cette envie secrète qui envenime presque tous les hommes contre leurs semblables. Elle savait donner de la retenue aux langues les moins modérées; et l'on remarquait dans ses entretiens cette charité dont parle l'Apôtre, qui n'est ni jalouse ni ambitieuse, toujours si disposée à croire le bien qu'elle ne peut pas même soupçonner le mal.

Vous dirai-je avec quel zèle elle soulageait les pauvres membres de Jésus-Christ? Toutes les personnes qui l'ont fréquentée savent qu'on peut dire sans flatterie qu'elle était naturellement libérale, même dans son extrême vieillesse, quoique cet âge ordinairement soit souillé des ordures de l'avarice. Mais cette inclination généreuse s'était particulièrement appliquée aux pauvres. Ses charités s'étendaient bien loin sur les personnes malades et nécessiteuses: elle partageait souvent avec elles ce qu'on lui préparait pour sa nourriture et, dans ces saints empressements de la charité qui travaillait son âme innocente d'une inquiétude pieuse pour les membres affligés du Sauveur des âmes, on admirait particulièrement son humilité, non moins soigneuse de cacher le bien que sa charité de le faire. Je ne m'étonne plus, Chrétiens, qu'une vie si religieuse ait été couronnée d'une fin si sainte.

 

Oraison funèbre de Henri de Gornay

Non privabit bonis eos qui ambulant in innocentia: Domine virtutum, beatus homo qui sperat in te.

C'est, Messieurs, dans ce dessein salutaire que j'espère aujourd'hui vous entretenir de la vie et des actions de messire Henri de Gornay, chevalier, seigneur de Talange, de Coin-sur-Seille, que la mort nous a ravi depuis peu de jours, où, rejetant loin de mon esprit toutes les considérations profanes et les bassesses honteuses de la flatterie indignes de la majesté du lieu où je parle et du ministère sacré que j'exerce, je m'arrêterai à vous proposer trois ou quatre réflexions tirées des principes du christianisme, qui serviront, si Dieu le permet, pour l'instruction de tout ce peuple, et pour la consolation particulière de ses parents et de ses amis.

Quoique Dieu et la nature aient fait tous les hommes égaux en les formant d'une même boue, la vanité humaine ne peut souffrir cette égalité, ni s'accommoder à la loi qui nous a été imposée de les regarder tous comme nos semblables. De là naissent ces grands efforts que nous faisons tous pour nous séparer du commun et nous mettre en un rang plus haut, par les charges ou par les emplois, par le crédit ou par les richesses. Que si nous pouvons obtenir ces avantages extérieurs, que la folle ambition des hommes a mis à un si grand prix, notre coeur s'enfle tellement que nous regardons tous les autres comme étant d'un ordre inférieur à nous, et à peine nous reste-t-il quelque souvenir de ce qui nous est commun avec eux.

Cette vérité importante et connue si certainement par l'expérience entrera plus utilement dans nos esprits, si nous considérons avec attention trois états où nous passons tous successivement: la naissance, le cours de la vie, sa conclusion par la mort. Plus je remarque de près la condition de ces trois états, plus mon esprit se sent convaincu que, quelque apparente inégalité que la fortune ait mise entre nous, la nature n'a pas voulu qu'il y eût grande différence d'un homme à un autre.

Et, premièrement, la naissance a des marques indubitables de notre commune faiblesse. Nous commençons tous notre vie par les mêmes infirmités de l'enfance, nous saluons tous, en entrant au monde, la lumière du jour par nos pleurs, et le premier air que nous respirons nous sert à tous indifféremment à former des cris. Ces faiblesses de la naissance attirent sur nous tous généralement une même suite d'infirmités dans tout le progrès de la vie puisque les grands, les petits et les médiocres vivent également assujettis aux mêmes nécessités naturelles, exposés aux mêmes périls, livrés en proie aux mêmes maladies. Enfin après tout arrive la mort qui, foulant aux pieds l'arrogance humaine et abattant sans ressource toutes ces grandeurs imaginaires, égale pour jamais toutes les conditions différentes par lesquelles les ambitieux croyaient s'être mis au-dessus des autres: de sorte qu'il y a beaucoup de raison de nous comparer à des eaux courantes, comme fait l'Ecriture sainte. Car, de même que, quelque inégalité qui paraisse dans le cours des rivières qui arrosent la surface de la terre, elles ont toutes cela de commun, qu'elles viennent d'une petite origine, que dans le progrès de leur course elles roulent leurs flots en bas par une chute continuelle, et qu'elles vont enfin perdre leurs noms avec leurs eaux dans le sein immense de l'Océan où l'on ne distingue point le Rhin ni le Danube, ni ces autres fleuves renommés, d'avec les rivières les plus inconnues, ainsi tous les hommes commencent par les mêmes infirmités. Dans le progrès de leur âge, les années se poussant les unes les autres comme des flots, leur vie roule et descend sans cesse à la mort par sa pesanteur naturelle; et enfin, après avoir fait, ainsi que des fleuves, un peu plus de bruit les uns que les autres, ils vont tous se confondre dans ce gouffre infini du néant, où l'on ne trouve plus ni Rois ni Princes ni Capitaines, ni tous ces autres augustes noms qui nous séparent les uns des autres, mais la corruption et les vers, la cendre et la pourriture qui nous égalent. Telle est la loi de la nature, et l'égalité nécessaire à laquelle elle soumet tous les hommes dans ces trois états remarquables, la naissance, la durée, la mort.

Que pourront inventer les enfants d'Adam, pour combattre, couvrir, ou pour effacer cette égalité, qui est engravée si profondément dans toute la suite de notre vie? Voici, mes Frères, les inventions par lesquelles ils s'imaginent forcer la nature et se rendre différents des autres, malgré l'égalité qu'elle a ordonnée. Premièrement, pour mettre à couvert la faiblesse commune de la naissance, chacun tâche d'attirer sur elle toute la gloire de ses ancêtres, et la rendre plus éclatante par cette lumière empruntée. Ainsi l'on a trouvé le moyen de distinguer les naissances illustres d'avec les naissances viles et vulgaires, et de mettre une différence infinie entre le sang noble et le roturier, comme s'il n'avait pas les mêmes qualités, et n'était pas composé des mêmes éléments; et par là vous voyez déjà la naissance magnifiquement relevée. Dans le progrès de la vie on se distingue plus aisément par les grands emplois, par les dignités éminentes, par les richesses et par l'abondance. Ainsi on s'élève et on s'agrandit, et on laisse les autres dans la lie du peuple. Il n'y a donc plus que la mort où l'arrogance humaine est bien empêchée. Car c'est là que l'égalité est inévitable, et encore que la vanité tâche en quelque sorte d'en couvrir la honte par les honneurs de la sépulture, il se voit peu d'hommes assez insensés pour se consoler de leur mort par l'espérance d'un superbe tombeau, ou par la magnificence de leurs funérailles. Tout ce que peuvent faire ces misérables amoureux des grandeurs humaines, c'est de goûter tellement la vie, qu'ils ne songent point à la mort. La mort jette divers traits dans toute la vie par la crainte; le dernier est inévitable. Ils croient faire beaucoup d'éviter les autres. C'est le seul moyen qui leur reste de secouer en quelque façon le joug insupportable de sa tyrannie, lorsqu'en détournant leur esprit ils n'en sentent pas l'amertume.

C'est ainsi qu'ils se conduisent à l'égard de ces trois états; et de là naissent trois vices énormes qui rendent ordinairement leur vie criminelle. Car cette superbe grandeur, dont ils se flattent dans leur naissance, les fait vains et audacieux. Le désir démesuré, dont ils sont poussés, de se rendre considérables au-dessus des autres, dans tout le progrès de leur âge, fait qu'ils s'avancent à la grandeur par toutes sortes de voies, sans épargner les plus criminelles; et l'amour désordonné des douceurs qu'ils goûtent dans une vie pleine de délices, détournant leurs yeux de dessus la mort, fait qu'ils tombent entre ses mains sans l'avoir prévu: au lieu que l'illustre gentilhomme dont je vous dois aujourd'hui proposer l'exemple a tellement ménagé toute sa conduite, que la grandeur de sa naissance n'a rien diminué de la modération de son esprit, que ses emplois glorieux dans la ville et dans les armées n'ont point corrompu son innocence et que, bien loin d'éviter l'aspect de la mort, il l'a tellement méditée qu'elle n'a pas pu le surprendre même en arrivant tout à coup et qu'elle a été soudaine sans être imprévue.

Si autrefois le grand saint Paulin, digne prélat de l'église de Nole, en faisant le panégyrique de sa parente sainte Mélanie, a commencé les louanges de cette veuve si renommée par la noblesse de son extraction, je puis bien suivre un si grand exemple, et vous dire un mot en passant de l'illustre maison de Gornay si célèbre et si ancienne. Mais pour ne pas traiter ce sujet d'une manière profane comme fait la rhétorique mondaine, recherchons par les Ecritures de quelle sorte la noblesse est recommandable et l'estime qu'on en doit faire selon les maximes du christianisme.

Et premièrement, Chrétiens, c'est déjà un grand avantage qu'il ait plu à notre Sauveur de naître d'une race illustre par la glorieuse union du sang royal et sacerdotal dans la famille d'où il est sorti: Regum et sacerdotum clara progenies. Pour quelle raison, lui qui a méprisé toutes les autres grandeurs humaines, etc. Non multi sapientes, non multi nobiles; Jésus-Christ l'a voulu être. Ce n'était pas pour en recevoir de l'éclat, mais plutôt pour en donner à tous ses ancêtres. Il fallait qu'il sortît des patriarches pour accomplir en sa personne toutes les bénédictions qui leur avaient été annoncées, il fallait qu'il naquît des rois de Juda pour conserver à David la perpétuité de son trône que tant d'oracles divins lui avaient promise.

Louer en un gentilhomme chrétien ce que Jésus-Christ même a voulu avoir. Peu de chose. Sujet trop profane. Néanmoins d'autant plus volontiers, qu'il y a quelque chose de saint à traiter. Je ne dirai point ni les grandes charges qu'elle a possédées, ni avec quelle gloire elle a étendu ses branches dans les nations étrangères, ni ses alliances illustres avec les maisons royales de France et d'Angleterre, ni son antiquité, qui est telle que nos chroniques n'en marquent point l'origine. Cette antiquité a donné lieu à plusieurs inventions fabuleuses, par lesquelles la simplicité de nos pères a cru donner du lustre à toutes les maisons anciennes, à cause que leur antiquité, en remontant plus loin aux siècles passés dont la mémoire est tout effacée, elle a donné aux hommes une plus grande liberté de feindre. La hardiesse humaine n'aime pas à demeurer court: où elle ne trouve rien de certain, elle invente. Je laisse toutes ces considérations profanes pour m'arrêter à des choses saintes.

Saint Livier. Environ l'an 400 selon la supputation la plus exacte. C'est la gloire de la maison de Gornay. Le sang qu'a répandu ce généreux martyr, l'honneur de la ville de Metz, pour la cause de Jésus-Christ, vous donne plus de gloire que celle que vous avez reçue de tant d'illustres ancêtres. "Nous sommes la race des saints": Filii sanctorum sumus. L'histoire remarque qu'il était claris parentibus; ce qui est une conviction manifeste qu'il faut reprendre la grandeur de cette maison d'une origine plus haute.

Mais tous ces titres glorieux ne lui ont jamais donné de l'orgueil. Il a toujours méprisé les vanteries ridicules dont il arrive assez ordinairement que la noblesse étourdit le monde. Il a cru que ces vanteries étaient plutôt dignes des races nouvelles éblouies de l'éclat non accoutumé d'une noblesse de peu d'années, mais que la véritable marque des maisons illustres auxquelles la grandeur et l'éclat étaient depuis plusieurs siècles passés en nature, ce devait être la modération. Ce n'est pas qu'il ne jetât les yeux sur l'antiquité de sa race, dont il possédait parfaitement l'histoire. Mais, comme il y avait des saints dans sa race, il avait raison de la contempler pour s'animer par ces grands exemples. Il n'était pas de ceux qui semblent être persuadés que leurs ancêtres n'ont travaillé que pour leur donner sujet de parler de leurs actions et de leurs emplois. Quand il regardait les siens, il croyait que tous ses aïeux illustres lui criaient continuellement jusque des siècles les plus reculés: imite nos actions, ou ne te glorifie pas d'être notre fils.

Il se jeta dans les exercices de sa profession à l'imitation de saint Livier. Il commença à faire la guerre contre les hérétiques rebelles. Premier capitaine et major dans Phalsbourg, corps célèbre et renommé. Les belles actions qu'il y fit l'ayant fait connaître par le cardinal de Richelieu, auquel la vertu ne pouvait pas être cachée, négociations d'Allemagne. Ordinairement ceux qui sont dans les emplois de la guerre croient que c'est une prééminence de l'épée de ne s'assujettir à aucune loi. Il a révéré celle de l'Eglise. Les abstinences jamais violées. Comment n'aurait-il pas respecté celle qu'il recevait de toute l'Eglise, puisqu'il observait si soigneusement et avec tant de religion celle que sa dévotion particulière lui avait imposée? Jeûne des samedis. Déshonorent la profession des armes par cette honte de bien faire les exercices de la piété; on croit assez faire, pourvu qu'on observe les ordres du général.

Sa vieillesse, quoique pesante, n'était pas sans action. Son exemple et ses paroles animaient les autres. Il est mort trop tôt. Non; car la mort ne vient jamais trop soudainement quand on s'y prépare par la bonne vie.

 

Oraison funèbre du père Bourgoing

Qui bene proesunt presbyteri, duplici honore digni habeantur.

(I Tim., V.)

Je commencerai ce discours en faisant au Dieu vivant des remerciements solennels de ce que la vie de celui dont je dois prononcer l'éloge a été telle par sa grâce que je ne rougirai point de la célébrer en présence de ses saints autels et au milieu de son Eglise. Je vous avoue, Chrétiens, que j'ai coutume de plaindre les prédicateurs lorsqu'ils font les panégyriques funèbres des princes et des grands du monde. Ce n'est pas que de tels sujets ne fournissent ordinairement de nobles idées: il est beau de découvrir les secrets d'une sublime politique ou les sages tempéraments d'une négociation importante, ou les succès glorieux de quelque entreprise militaire. L'éclat de telles actions semble illuminer un discours; et le bruit qu'elles font déjà dans le monde aide celui qui parle à se faire entendre d'un ton plus ferme et plus magnifique. Mais la licence et l'ambition, compagnes presque inséparables des grandes fortunes, mais l'intérêt et l'injustice, toujours mêlés trop avant dans les grandes affaires du monde, font qu'on marche parmi des écueils; et il arrive ordinairement que Dieu a si peu de part dans de telles vies qu'on a peine à y trouver quelques actions qui méritent d'être louées par ses ministres.

Grâces à la miséricorde divine, le Révérend Père Bourgoing, Supérieur général de la congrégation de l'Oratoire, a vécu de sorte que je n'ai point à craindre aujourd'hui de pareilles difficultés. Pour orner une telle vie, je n'ai pas besoin d'emprunter les fausses couleurs de la rhétorique, et encore moins les détours de la flatterie. Ce n'est pas ici de ces discours où l'on ne parle qu'en tremblant, où il faut plutôt passer avec adresse que s'arrêter avec assurance, où la prudence et la discrétion tiennent toujours en contrainte l'amour de la vérité. Je n'ai rien ni à taire ni à déguiser; et si la simplicité vénérable d'un prêtre de Jésus-Christ, ennemie du faste et de l'éclat, ne présente pas à nos yeux de ces actions pompeuses qui éblouissent les hommes, son zèle, son innocence, sa piété éminente nous donneront des pensées plus dignes de cette chaire. Les autels ne se plaindront pas que leur sacrifice soit interrompu par un entretien profane: au contraire celui que j'ai à vous faire vous proposera de si saints exemples qu'il méritera de faire partie d'une cérémonie si sacrée, et qu'il ne sera pas une interruption, mais plutôt une continuation du mystère.

N'attendez donc pas, Chrétiens, que j'applique au Père Bourgoing des ornements étrangers, ni que j'aille rechercher bien loin sa noblesse dans sa naissance, sa gloire dans ses ancêtres, ses titres dans l'antiquité de sa famille: car encore qu'elle soit noble et ancienne dans le Nivernais, où elle s'est même signalée depuis plusieurs siècles par des fondations pieuses, encore que la Grand'Chambre du Parlement de Paris et les autres compagnies souveraines aient vu les Bourgoing, les Le Clerc, les Friche, ses parents paternels et maternels, rendre la justice aux peuples avec une intégrité exemplaire, je ne m'arrête pas à ces choses, et je ne les touche qu'en passant. Vous verrez le Père Bourgoing illustre d'une autre manière et noble de cette noblesse que saint Grégoire de Nazianze appelle si élégamment la noblesse personnelle: vous verrez en sa personne un catholique zélé, un chrétien de l'ancienne marque, un théologien enseigné de Dieu, un prédicateur apostolique, ministre, non de la lettre, mais de l'esprit de l'Evangile, et, pour tout dire en un mot, un prêtre digne de ce nom, un prêtre de l'institution et selon l'ordre de Jésus-Christ, toujours prêt à être victime, un prêtre, non seulement prêtre, mais chef par son mérite d'une congrégation de saints prêtres, et que je vous ferai voir par cette raison "digne véritablement d'un double honneur", selon le précepte de l'Apôtre, et pour avoir vécu saintement en l'esprit du sacerdoce, et pour avoir élevé dans le même esprit la sainte congrégation qui était commise à ses soins: c'est ce que je me propose de vous expliquer dans les deux points de ce discours.

Premier point

Suivons la conduite de l'esprit de Dieu; et avant que de voir un prêtre à l'autel, voyons comme il se prépare à en approcher. La préparation pour le sacerdoce n'est pas, comme plusieurs pensent, une application de quelques jours, mais une étude de toute la vie; ce n'est pas un soudain effort de l'esprit pour se retirer du vice, mais une longue habitude de s'en abstenir; ce n'est pas une dévotion fervente seulement par sa nouveauté, mais affermie et enracinée par un grand usage. Saint Grégoire de Nazianze a dit ce beau mot du grand saint Basile: "Il était prêtre, dit-il, avant même que d'être prêtre"; c'est-à-dire, si je ne me trompe, il en avait les vertus avant que d'en avoir le degré: il était prêtre par son zèle, par la gravité de ses moeurs, par l'innocence de sa vie, avant que l'être par son caractère. Je puis dire la même chose du Père Bourgoing: toujours modeste, toujours innocent, toujours zélé comme un saint prêtre, il avait prévenu son ordination; il n'avait pas attendu la consécration mystique, il s'était dès son enfance consacré lui-même par la pratique persévérante de la piété; et, se tenant toujours sous la main de Dieu par la soumission a ses ordres, il se préparait excellemment à s'y abandonner tout à fait par l'imposition des mains de l'évêque. Ainsi son innocence l'ayant disposé à recevoir la plénitude du Saint-Esprit par l'ordination sacrée, il aspirait sans cesse à la perfection du sacerdoce; et il ne faut pas s'étonner si, ayant l'esprit tout rempli des obligations de son ministère, il entra sans délibérer dans le dessein glorieux de l'Oratoire de Jésus aussitôt qu'il vit paraître cette institution qui avait pour son fondement le désir de la perfection sacerdotale.

L'Ecole de théologie de Paris, que je ne puis nommer sans éloge, quoique j'en doive parler avec modestie, est de tout temps en possession de donner des hommes illustres à toutes les grandes entreprises qui se font pour Dieu. Le Père Bourgoing était sur ses bancs, faisant retentir toute la Sorbonne du bruit de son esprit et de sa science. Que vous dirai-je, Messieurs, qui soit digne de ses mérites? Ce qu'on a dit de saint Athanase; car les grands hommes sont sans envie, et ils prêtent toujours volontiers les éloges qu'on leur a donnés à ceux qui se rendent leurs imitateurs. Je dirai donc du père Bourgoing ce qu'un saint dit d'un saint, le grand Grégoire du grand Athanase, que durant le temps de ses études il se faisait admirer de ses compagnons; qu'il surpassait de bien loin ceux qui étaient ingénieux par son travail, ceux qui étaient laborieux par son esprit; ou bien, si vous le voulez, qu'il surpassait en esprit les plus éclairés, en diligence les plus assidus; enfin en l'un et en l'autre ceux qui excellaient en l'un et en l'autre.

En ce temps, Pierre de Bérulle, homme vraiment illustre et recommandable, à la dignité duquel j'ose dire que même la pourpre romaine n'a rien ajouté, tant il était déjà relevé par le mérite de sa vertu et de sa science, commençait à faire luire à toute l'Eglise gallicane les lumières les plus pures et les plus sublimes du sacerdoce chrétien et de la vie ecclésiastique. Son amour immense pour l'Eglise lui inspira le dessein de former une compagnie à laquelle il n'a point voulu donner d'autre esprit que l'esprit même de l'Eglise, ni d'autres règles que ses canons, ni d'autres supérieurs que ses évêques, ni d'autres liens que sa charité, ni d'autres voeux solennels que ceux du baptême et du sacerdoce. Là, une sainte liberté fait un saint engagement; on obéit sans dépendre, on gouverne sans commander; toute l'autorité est dans la douceur, et le respect s'entretient sans le secours de la crainte. La charité, qui bannit la crainte, opère un si grand miracle; et sans autre joug qu'elle-même, elle sait non seulement captiver, mais encore anéantir la volonté propre. Là, pour former de vrais prêtres, on les mène à la source de la vérité: ils ont toujours en main les saints Livres, pour en rechercher sans relâche la lettre par l'étude, l'esprit par l'oraison, la profondeur par la retraite, l'efficace par la pratique, la fin par la charité, à laquelle tout se termine, et "qui est l'unique trésor du christianisme", Christiani nominis thesaurus, comme parle Tertullien.

Tel est à peu près, Messieurs, l'esprit des prêtres de l'Oratoire; et je pourrais en dire beaucoup davantage, si je ne voulais épargner la modestie de ces Pères. Sainte congrégation, le Père Bourgoing a besoin de vous pour acquérir la perfection du sacerdoce, après laquelle il soupire; mais je ne crains point d'assurer que vous aviez besoin de lui réciproquement pour établir vos maximes et vos exercices. Et en effet, Chrétiens, cette vénérable compagnie est commencée entre ses mains. Il en est un des quatre premiers avec lesquels son instituteur en a posé les fondements; c'est lui-même qui l'a étendue dans les principales villes de ce royaume. Que dis-je, de ce royaume? Nos voisins lui tendent les bras, les évêques des Pays-Bas l'appellent, et ces provinces florissantes lui doivent l'établissement de tant de maisons qui ont consolé leurs pauvres, humilié leurs riches, instruit leurs peuples, sanctifié leurs prêtres, et répandu bien loin aux environs la bonne odeur de l'Evangile.

La grande part qu'il a eue à fonder une institution si véritablement ecclésiastique vous doit faire voir, Chrétiens, combien ce grand homme était animé de l'esprit de l'Eglise et du sacerdoce. Mais venons aux exercices particuliers. Les ministres de Jésus-Christ ont deux principales fonctions: ils doivent parler à Dieu, ils doivent parler aux peuples; parler à Dieu par l'oraison, parler aux peuples fidèles par la prédication de l'Evangile. Ces deux fonctions sont unies, et il est aisé de les remarquer dans cette parole des saints apôtres: "Pour nous", disent-ils dans les Actes, "nous demeurerons appliqués à l'oraison et au ministère de la parole": Nos vero orationi et ministerio verbi instantes erimus. Prêtres, qui êtes les anges du Dieu des armées, vous devez sans cesse monter et descendre, comme les anges que vit Jacob dans cette échelle mystique. Vous montez de la terre au ciel, lorsque vous unissez vos esprits à Dieu par le moyen de l'oraison; vous descendez du ciel en la terre, lorsque vous portez aux hommes ses ordres et sa parole. Montez donc et descendez sans cesse, c'est-à-dire priez et prêchez: parlez à Dieu, parlez aux hommes; allez premièrement recevoir, et puis venez répandre les lumières; allez puiser dans la source; après, venez arroser la terre et faire germer le fruit de vie.

Voulez-vous voir, Chrétiens, quel était l'esprit d'oraison de ce fidèle serviteur de Dieu? lisez ses Méditations toutes pleines de lumière et de grâce. Elles sont entre les mains de tout le monde, des religieux, des séculiers, des prédicateurs, des contemplatifs, des simples et des savants: tant il a été saintement et charitablement industrieux à présenter, tout ensemble, le pain aux forts, le lait aux enfants; et, dans ce pain et dans ce lait, le même Jésus-Christ à tous!

Je ne m'étonne donc plus s'il prêchait si saintement au peuple fidèle le mystère de Jésus-Christ, qu'il avait si bien médité. O Dieu vivant et éternel! quel zèle! quelle onction! quelle douceur! quelle force! quelle simplicité et quelle éloquence! O qu'il était éloigné de ces prédicateurs infidèles, qui ravilissent leur dignité jusqu'à faire servir au désir de plaire le ministère d'instruire; qui ne rougissent pas d'acheter des acclamations par des instructions, des paroles de flatterie par la parole de vérité, des louanges, vains aliments d'un esprit léger, par la nourriture solide et substantielle que Dieu a préparée à ses enfants! Quel désordre! quelle indignité! Est-ce ainsi qu'on fait parler Jésus-Christ? Savez-vous, ô prédicateurs, que ce divin conquérant veut régner sur les coeurs par votre parole? Mais ces coeurs sont retranchés contre lui; et pour les abattre à ses pieds, pour les forcer invinciblement au milieu de leurs défenses, que ne faut-il pas entreprendre? quels obstacles ne faut-il pas surmonter? Ecoutez l'apôtre saint Paul: "Il faut renverser les remparts des mauvaises habitudes, il faut détruire les conseils profonds d'une malice invétérée, il faut abattre toutes les hauteurs qu'un orgueil indompté et opiniâtre élève contre la science de Dieu, il faut captiver tout entendement sous l'obéissance de la foi." Ad destructionem munitionum, consilia destruentes, et omnem altitudinem extollentem se adversus scientiam Dei, et in captivitatem redigentes omnem intellectum in obsequium Christi?

Que ferez-vous ici, faibles discoureurs? Détruirez-vous ces remparts en jetant des fleurs? Dissiperez-vous ces conseils cachés en chatouillant les oreilles? Croyez-vous que ces superbes hauteurs tombent au bruit de vos périodes mesurées? Et pour captiver les esprits, est-ce assez de les charmer un moment par la surprise d'un plaisir qui passe? Non, non, ne nous trompons pas: pour renverser tant de remparts, et vaincre tant de résistance, et nos mouvements affectés, et nos paroles arrangées, et nos figures artificielles, sont des machines trop faibles. Il faut prendre des armes plus puissantes, plus efficaces, celles qu'employait si heureusement le saint prêtre dont nous parlons.

La parole de l'Evangile sortait de sa bouche, vive, pénétrante, animée, toute pleine d'esprit et de feu. Ses sermons n'étaient pas le fruit d'une étude lente et tardive, mais d'une céleste ferveur, mais d'une prompte et soudaine illumination: c'est pourquoi deux jours lui suffisent pour faire l'oraison funèbre du grand cardinal de Bérulle, avec l'admiration de ses auditeurs. Il n'en employa pas beaucoup davantage à ce beau panégyrique latin de saint Philippe de Néri, ce prêtre si transporté de l'amour de Dieu, dont le zèle était si grand et si vaste que le monde entier était trop petit pour l'étendue de son coeur, pendant que son coeur même était trop petit pour l'immensité de son amour. Mais dois-je m'arrêter ici à deux actions particulières du Père Bourgoing, puisque je sais qu'il a fourni de la même force la carrière de plusieurs carêmes, dans les chaires les plus illustres de la France et des Pays-Bas; toujours pressant, toujours animé: lumière ardente et luisante, qui ne brillait que pour échauffer, qui cherchait le coeur par l'esprit, et ensuite captivait l'esprit par le coeur? D'où lui venait cette force? C'est, mes Frères, qu'il était plein de la doctrine céleste, c'est qu'il s'était nourri et rassasié du meilleur suc du christianisme, c'est qu'il faisait régner dans ses sermons la vérité et la sagesse: l'éloquence suivait comme la servante, non recherchée avec soin, mais attirée par les choses mêmes. Ainsi "son discours se répandait à la manière d'un torrent; et s'il trouvait en son chemin les fleurs de l'élocution, il les entraînait plutôt après lui par sa propre impétuosité qu'il ne les cueillait avec choix pour se parer d'un tel ornement": Fertur quippe impetu suo; et elocutionis pulchritudinem, si occurrerit, vi rerum rapit, non cura decoris assumit. C'est l'idée de l'éloquence que donne saint Augustin aux prédicateurs, et ce qu'a pratiqué celui dont nous honorons ici la mémoire.

Après ces fonctions publiques, il resterait encore, Messieurs, de vous faire voir ce saint homme dans la conduite des âmes, et de vous y faire admirer son zèle, sa discrétion, son courage et sa patience. Mais, quoique les autres choses que j'ai à vous dire ne me laissent pas le loisir d'entrer bien avant dans cette matière, je ne dois pas omettre en ce lieu qu'il a été longtemps confesseur de feu Monseigneur le duc d'Orléans, de glorieuse mémoire. C'est une marque de son mérite d'avoir été appelé à un tel emploi, après cet illustre Père Charles de Condren, dont le nom inspire la piété, dont la mémoire, toujours fraîche et toujours récente, est douce à toute l'Eglise comme une composition de parfums. Mais quelle a été la conduite de son successeur dans cet emploi délicat? N'entrons jamais dans ce détail; honorons par notre silence le mystérieux secret que Dieu a imposé à ses ministres. Contentons-nous de savoir qu'il y a des plantes tardives dans le jardin de l'Epoux; que, pour en voir la fécondité, les directeurs des consciences, ces laboureurs spirituels, doivent attendre avec patience le fruit précieux de la terre, comme parle l'apôtre saint Jacques; et qu'enfin le Père Bourgoing a eu cette singulière consolation, qu'il n'a pas attendu en vain, qu'il n'a pas travaillé inutilement, la terre qu'il cultivait lui ayant donné avec abondance des fruits de bénédiction et de grâce. Ah! si nous avons un coeur chrétien, ne passons pas cet endroit sans rendre à Dieu de justes louanges pour le don inestimable de sa clémence, et prions sa bonté suprême qu'elle fasse souvent de pareils miracles: Gratias Deo super inenarrabili dono ejus.

Rendons grâces aussi, Chrétiens, à cette même bonté, par Jésus-Christ Notre-Seigneur, de ce qu'elle a fait paraître en nos jours un prêtre si saint, qu'on a vu apporter persévéramment l'innocence à l'autel, le zèle à la chaire, l'assiduité à la prière, une patience vigoureuse dans la conduite des âmes, une ardeur infatigable à toutes les affaires de l'Eglise. Il ne vit que pour l'Eglise, il ne respire que l'Eglise: il veut non seulement tout consacrer, mais encore tout sacrifier aux intérêts de l'Eglise, sa personne, ses frères, sa congrégation. Il l'a gouvernée en cet esprit durant l'espace de vingt et un ans; et comme toute la conduite de cette sainte compagnie consiste à s'attacher constamment à la conduite de l'Eglise, à ses évêques, à son chef visible, je ne croirai pas m'éloigner de la suite de mon discours si je trace ici en peu de paroles comme un plan de la sainte Eglise, selon le dessein éternel de son divin architecte: je vous demande, Messieurs, que vous renouveliez vos attentions.

Second point

Vous comprenez, mes Frères, par tout ce que j'ai déjà dit, que le dessein de Dieu dans l'établissement de son Eglise est de faire éclater par toute la terre le mystère de son unité, en laquelle est ramassée toute sa grandeur. C'est pourquoi le Fils de Dieu est venu au monde, et "le Verbe a été fait chair, et il a daigné habiter en nous, et nous l'avons vu parmi les hommes plein de grâce et de vérité": afin que, par la grâce qui unit, il ramenât tout le genre humain à la vérité, qui est une. Ainsi, venant sur la terre avec cet esprit d'unité, il a voulu que tous ses disciples fussent unis, et il a fondé son Eglise unique et universelle, "afin que tout y fût consommé et réduit en un": Ut sint consummati in unum, comme il le dit lui-même dans son Evangile.

Je vous le dis, Chrétiens, c'est ici en vérité un grand mystère en Jésus-Christ et en son Eglise. "Il n'y a qu'une colombe et une parfaite": Una est columba mea, perfecta mea; il n'y a qu'une seule épouse, qu'une seule Eglise catholique, qui est la mère commune de tous les fidèles. Mais comment est-elle la mère de tous les fidèles, puisqu'elle n'est autre chose que l'assemblée de tous les fidèles? C'est ici le secret de Dieu. Toute la grâce de l'Eglise, toute l'efficace du Saint-Esprit est dans l'unité: en l'unité est le trésor, en l'unité est la vie; hors de l'unité est la mort certaine. L'Eglise donc est une; et, par son esprit d'unité catholique et universelle, elle est la mère toujours féconde de tous les particuliers qui la composent: ainsi tout ce qu'elle engendre, elle se l'unit très intimement; en cela dissemblable des autres mères, qui mettent hors d'elles-mêmes les enfants qu'elles produisent. Au contraire, l'Eglise n'engendre les siens qu'en les recevant en son sein, qu'en les incorporant à son unité. Elle croit entendre sans cesse, en la personne de saint Pierre, ce commandement qu'on lui fait d'en haut: "Tue et mange", unis, incorpore: Occide et manduca; et, se sentant animée de cet esprit unissant, elle élève la voix nuit et jour pour appeler tous les hommes au banquet où tout est fait un. Et lorsqu'elle voit les hérétiques qui s'arrachent de ses entrailles, ou plutôt qui lui arrachent ses entrailles mêmes, et qui emportent avec eux en la déchirant le sceau de son unité, qui est le baptême, conviction visible de leur désertion, elle redouble son amour maternel envers ses enfants qui demeurent, les liant et les attachant toujours davantage à son esprit d'unité: tant il est vrai qu'il a plu à Dieu que tout concourût à l'oeuvre de l'unité sainte de l'Eglise, et même le schisme, la rupture et la révolte!

Voilà donc le dessein du grand architecte, faire régner l'unité en son Eglise et par son Eglise: voyons maintenant l'exécution. L'exécution, Chrétiens, c'est l'établissement des pasteurs; car, de crainte que les troupeaux errants et vagabonds ne fussent dispersés deçà et delà, Dieu établit les pasteurs pour les rassembler. Il a donc voulu imprimer dans l'ordre et dans l'office des pasteurs le mystère de l'unité de l'Eglise; et c'est en ceci que consiste la dignité de l'épiscopat. Le mystère de l'unité ecclésiastique est dans la personne, dans le caractère, dans l'autorité des évêques. En effet, Chrétiens, ne voyez-vous pas qu'il y a plusieurs prêtres, plusieurs ministres, plusieurs prédicateurs, plusieurs docteurs; mais il n'y a qu'un seul évêque dans un diocèse et dans une église. Et nous apprenons de l'histoire ecclésiastique que, lorsque les factieux entreprenaient de diviser l'épiscopat, une voix commune de toute l'Eglise et de tout le peuple fidèle s'élevait contre cet attentat sacrilège par ces paroles remarquables: "Un Dieu, un Christ, un évêque", Unus Deus, unus Christus, unus episcopus. Quelle merveilleuse association, un Dieu, un Christ, un évêque! un Dieu, principe de l'unité; un Christ, médiateur de l'unité; un évêque, marquant et représentant en la singularité de sa charge le mystère de l'unité de l'Eglise. Ce n'est pas assez, Chrétiens, chaque évêque a son troupeau particulier. Parlons plus correctement: les évêques n'ont tous ensemble qu'un même troupeau, dont chacun conduit une partie inséparable du tout; de sorte qu'en vérité tous les évêques sont au tout et à l'unité, et ils ne sont partagés que pour la facilité de l'application. Mais Dieu, voulant maintenir parmi ce partage l'unité inviolable du tout, outre les pasteurs des troupeaux particuliers, il a donné un père commun, il a préposé un pasteur à tout le troupeau, afin que la sainte Eglise fût une fontaine scellée par le sceau d'une parfaite unité, et "qu'y ayant un chef établi, l'esprit de division n'y entrât jamais": Ut capite constituto schismatis tolleretur occasio.

Ainsi Notre-Seigneur Jésus-Christ voulant commencer le mystère de l'unité de son Eglise, il a séparé les apôtres du nombre de tous les disciples; et ensuite, voulant consommer le mystère de l'unité de l'Eglise, il a séparé l'apôtre saint Pierre du milieu des autres apôtres. Pour commencer l'unité, dans toute la multitude il en choisit douze; pour consommer l'unité, parmi les douze il en choisit un. En commençant l'unité, il n'exclut pas tout à fait la pluralité: "Comme le Père m'a envoyé, ainsi, dit-il, je vous envoie." Mais pour conduire à la perfection le mystère de l'unité de son Eglise, il ne parle pas à plusieurs, il désigne saint Pierre personnellement, il lui donne un nom particulier: "Et moi, dit-il, je te dis à toi: Tu es Pierre; et, ajoute-t-il, sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et, conclut-il, les portes d'enfer ne prévaudront point contre elle"; afin que nous entendions que la police, le gouvernement, et toute l'ordonnance de l'Eglise se doit enfin réduire à l'unité seule, et que le fondement de cette unité est et sera éternellement le soutien immobile de cet édifice.

Par conséquent, Chrétiens, quiconque aime l'Eglise doit aimer l'unité; et quiconque aime l'unité doit avoir une adhérence immuable à tout l'ordre épiscopal, dans lequel et par lequel le mystère de l'unité se consomme, pour détruire le mystère d'iniquité, qui est l'oeuvre de rébellion et de schisme. Je dis: à tout l'ordre épiscopal; au Pape, chef de cet ordre et de l'Eglise universelle; aux évêques, chefs et pasteurs des Eglises particulières. Tel est l'esprit de l'Eglise; tel est principalement le devoir des prêtres, qui sont établis de Dieu pour être coopérateurs de l'épiscopat. Le cardinal de Bérulle, plein de l'esprit de l'Eglise et du sacerdoce, n'a formé sa congrégation que dans la vue de ce dessein; et le Père François Bourgoing l'a toujours très saintement gouvernée dans cette même conduite.

Soyez bénie de Dieu, sainte compagnie; entrez de plus en plus dans ces sentiments, éteignez ces feux de division, ensevelissez sans retour ces noms de parti. Laissez se débattre, laissez disputer et languir dans des questions ceux qui n'ont pas le zèle de servir l'Eglise: d'autres pensées vous appellent, d'autres affaires demandent vos soins. Employez tout ce qui est en vous d'esprit, et de coeur, et de lumière, et de zèle, au rétablissement de la discipline si horriblement dépravée et dans le clergé et parmi le peuple.

Deux choses sont nécessaires à la sainte Eglise, la pureté de la foi et l'ordre de la discipline. La foi est toujours sans tache, la discipline souvent chancelante. D'où vient cette différence, si ce n'est que la foi est le fondement, lequel étant renversé, tout l'édifice tomberait par terre? Or il a plu à notre Sauveur, qui a établi son Eglise comme un édifice sacré, de permettre que, pour exercer le zèle de ses ministres, il y eût toujours, à la vérité, quelques réfections à faire dans le corps du bâtiment; mais que le fondement fût si ferme que jamais il ne pût être ébranlé, parce que les hommes peuvent bien, en quelque sorte, contribuer par sa grâce à faire les réparations de l'édifice, mais qu'ils ne pourraient jamais le redresser de nouveau, s'il était entièrement abattu. Il faudrait que le Fils de Dieu vînt encore au monde; et comme il a résolu de n'y venir qu'une fois, il a fondé son temple si solidement qu'il n'aura jamais besoin qu'on le rétablisse, et qu'il suffira seulement qu'on l'entretienne.

Qui pourrait exprimer quel était le zèle du Père Bourgoing pour travailler à ce grand ouvrage? Il regardait les évêques comme ceux qui sont établis de Dieu pour faire vivre dans le peuple et dans le clergé la discipline chrétienne. Il révérait dans leur ordre la vigueur et la plénitude d'une puissance céleste pour réprimer la licence et arrêter le torrent des mauvaises moeurs, qui, s'enflant et s'élevant à grands flots, menace d'inonder toute la face de la terre. Non content d'exciter leur zèle, il travaillait nuit et jour à leur donner de fidèles ouvriers. Sa compagnie lui doit le dessein d'avoir des institutions ecclésiastiques pour y former de saints prêtres, c'est-à-dire donner des pères aux enfants de Dieu. Et il ne faut pas sortir bien loin pour voir des fruits de son zèle. Allez à cette maison où reposent les os du grand saint Magloire: là, dans l'air le plus pur et le plus serein de la ville, un nombre infini d'ecclésiastiques respire un air encore plus pur de la discipline cléricale; ils se répandent dans les diocèses, et portent partout l'esprit de l'Eglise; c'est l'effet des soins du Père Bourgoing. Mais pourquoi parler ici d'un séminaire particulier? Toutes les maisons de l'Oratoire n'étaient-elles pas sous sa conduite autant de séminaires des évêques? Il professait hautement que tous les sujets de sa compagnie étaient plus aux prélats qu'à la compagnie; et avec raison, Chrétiens, puisque la gloire de la compagnie c'est d'être tout entière à eux, pour être par eux tout entière à l'Eglise et à Jésus-Christ.

De là vous pouvez connaître combien cette compagnie est redevable aux soins de son général, qui savait si bien conserver en elle l'esprit de son institut, c'est-à-dire l'esprit primitif de la cléricature et du sacerdoce. Il en était tellement rempli qu'il en animait tous les Frères; et ceux qui auraient été assez insensibles pour ne pas se rendre à ses paroles auraient été forcés de céder à la force toute puissante de ses exemples. Et en effet, Chrétiens, quel autre était plus capable de leur inspirer l'esprit d'oraison que celui qu'ils voyaient toujours le plus assidu à ce divin exercice? Qui pouvait plus puissamment enflammer leurs coeurs à travailler sans relâche pour les intérêts de l'Eglise que celui dont les maladies n'étaient pas capables de ralentir l'action? ce grand homme ne voulant pas, autant qu'il pouvait, qu'il fût tant permis aux infirmités d'interrompre les occupations d'un prêtre de Jésus-Christ. Qui a pu leur enseigner plus utilement à conserver parmi les emplois une sainte liberté d'esprit que celui qui s'est montré dans les plus grands embarras autant paisible, autant dégagé, qu'agissant et infatigable? Enfin de qui pouvaient-ils apprendre avec plus de fruit à dompter par la pénitence la délicatesse des sens et de la nature que de celui qu'ils ont toujours vu retrancher de son sommeil malgré son besoin, endurer la rigueur du froid malgré sa vieillesse, continuer ses jeûnes malgré ses travaux, enfin affliger son corps par toutes sortes d'austérités malgré ses infirmités corporelles?

O membres tendres et délicats, si souvent couchés sur la dure! O gémissements! ô cris de la nuit pénétrant les nues, perçant jusqu'à Dieu! O fontaine de larmes, sources de joie! O admirable ferveur d'esprit et prière continuelle! O âme qui soutenait le corps presque sans aucune nourriture! ou plutôt ô corps contraint de mourir avant la mort même afin que l'âme fût en liberté! O appât du plaisir sensible et goût du fruit défendu, surmonté par la continence du Père Bourgoing! O Jésus-Christ! ô sa mort! ô son anéantissement et sa croix honorés par sa pénitence! Plût à Dieu que, touché d'un si saint exemple, je mortifie mes membres mortels, et que je commence à marcher par la voie étroite, et que je m'ensevelisse avec Jésus-Christ, pour être son cohéritier!

Car que faisons-nous, Chrétiens, que faisons-nous autre chose, lorsque nous flattons notre corps, que d'accroître la proie de la mort, lui enrichir son butin, lui engraisser sa victime? Pourquoi m'es-tu donné, ô corps mortel, fardeau accablant, soutien nécessaire, ennemi flatteur, ami dangereux, avec lequel je ne puis avoir ni guerre ni paix, parce qu'à chaque moment il faut s'accorder, et à chaque moment il faut rompre? O inconcevable union, et aliénation non moins étonnante! "Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps mortel?" Infelix ego homo! quis me liberabit de corpore mortis hujus? Si nous n'avons pas le courage d'imiter le Père Bourgoing dans ses austérités, pourquoi flattons-nous nos corps, nourrissons-nous leurs convoitises par notre mollesse, et les rendons-nous invincibles par nos complaisances?

Se peut-il faire, mes Frères, que nous ayons tant d'attache à cette vie et à ses plaisirs, si nous considérons attentivement combien est dure la condition avec laquelle on nous l'a prêtée? La nature, cruelle usurière, nous ôte tantôt un sens et tantôt un autre. Elle avait ôté l'ouïe au Père Bourgoing, et elle ne manque pas tous les jours de nous enlever quelque chose, comme pour l'intérêt de son prêt, sans se départir pour cela du droit qu'elle se réserve d'exiger en toute rigueur la somme totale à sa volonté. Et alors où serons-nous? que deviendrons-nous? dans quelles ténèbres serons-nous cachés? dans quel gouffre serons-nous perdus? il n'y aura plus sur la terre aucun vestige de ce que nous sommes. "La chair changera de nature, le corps prendra un autre nom; même celui de cadavre, dit Tertullien, ne lui demeurera pas longtemps; il deviendra un je ne sais quoi, qui n'a point de nom dans aucune langue"; tant il est vrai que tout meurt en nos corps, jusqu'à ces termes funèbres par lesquels on exprimait nos malheureux restes: Post totum illud ignobilitatis elogium, caducae carnis in originem terram, et cadaveris nomen; et de isto quoque nomine periturae in nullum inde jam nomen, in omnis jam vocabuli mortem.

Et vous vous attachez à ce corps, et vous bâtissez sur ces ruines, et vous contractez avec ce mortel une amitié immortelle! O que la mort vous sera cruelle! ô que vainement vous soupirerez, disant avec ce roi des Amalécites: Siccine separat amara mors? "Est-ce ainsi que la mort amère sépare de tout?" Quel coup! quel état! quelle violence!

Il n'y a que l'homme de bien qui n'a rien à craindre en ce dernier jour. La mortification lui rend la mort familière; le détachement des plaisirs le désaccoutume du corps, il n'a point de peine à s'en séparer; il a déjà, depuis fort longtemps, ou dénoué ou rompu les liens les plus délicats qui nous y attachent. Ainsi le Père Bourgoing ne peut être surpris de la mort: "Ses jeûnes et ses pénitences l'ont souvent avancé dans son voisinage, comme pour la lui faire observer de près": Saepe jejunans mortem de proximo novit. "Pour sortir du monde plus légèrement, il s'est déjà déchargé lui-même d'une partie de son corps, comme d'un empêchement importun à l'âme": Praemisso jam sanguinis succo, tanquam animae impedimento. Un tel homme, dégagé du siècle, qui a mis toute son espérance en la vie future, voyant approcher la mort, ne la nomme ni cruelle ni inexorable; au contraire, il lui tend les bras, il lui présente sans murmurer ce qui lui reste de corps, et lui montre lui-même l'endroit où elle doit frapper son dernier coup. O mort, lui dit-il d'un visage ferme, tu ne me feras aucun mal, tu ne m'ôteras rien de ce qui m'est cher; tu me sépareras de ce corps mortel: ô mort! je t'en remercie; j'ai travaillé toute ma vie à m'en détacher, j'ai tâché de mortifier mes appétits sensuels; ton secours, ô mort, m'était nécessaire pour en arracher jusqu'à la racine. Ainsi, bien loin d'interrompre le cours de mes desseins, tu ne fais qu'accomplir l'ouvrage que j'ai commencé; tu ne détruis pas ce que je prétends, mais tu l'achèves: achève donc, ô mort favorable, et rends-moi bientôt à mon maître.

Ah! qu'"il n'en est pas ainsi des impies"! Non sic impii, non sic. La mort ne leur arrive jamais si tard qu'elle ne soit toujours précipitée; elle n'est jamais prévenue par tant d'avertissements qu'elle ne soit toujours imprévue. Toujours elle rompt quelque grand dessein et quelque affaire importante: au lieu qu'un homme de bien, à chaque heure, à chaque moment, a toujours ses affaires faites; il a toujours son âme en ses mains, prêt à la rendre au premier signal. Ainsi est mort le Père Bourgoing; et voilà qu'étant arrivé en la bienheureuse terre des vivants, il voit et il goûte en la source même combien le Seigneur est doux; et il chante, et il triomphe avec ses saints anges, pénétrant Dieu, pénétré de Dieu, admirant la magnificence de sa maison, et s'enivrant du torrent de ses délices.

Qui nous donnera, Chrétiens, que nous mourions de cette mort, et que notre mort soit un jour de fête, un jour de délivrance, un jour de triomphe? "Ah! que mon âme meure de la mort des justes!" Moriatur anima mea morte justorum! Mais, pour mourir de la mort des justes, vivez, mes Frères, de la vie des justes. Ne soyez pas de ceux qui diffèrent à se reconnaître quand ils ont perdu la connaissance; et qui méprisent si fort leur âme qu'ils ne songent à la sauver que lorsqu'ils sont en danger de perdre leur corps; desquels certes on peut dire véritablement qu'ils se convertissent par désespoir plutôt que par espérance. Mes Frères, faites pénitence tandis que le médecin n'est pas encore à vos côtés, vous donnant des jours et des heures qui ne sont pas en sa puissance, et toujours prêt à philosopher admirablement de la maladie après la mort. Convertissez-vous de bonne heure; que la pensée en vienne de Dieu et non de la fièvre, de la raison et non du trouble, du choix et non de la force ni de la contrainte. Si votre corps est une hostie, consacrez à Dieu une hostie vivante; si c'est un talent précieux qui doive profiter entre ses mains, mettez-le de bonne heure dans le commerce, et n'attendez pas à le lui donner qu'il le faille enfouir en terre: c'est ce que je dis à tous les fidèles.

Et vous, sainte Compagnie, qui avez désiré d'ouïr de ma bouche le panégyrique de votre père, vous ne m'avez pas appelé dans cette chaire ni pour déplorer votre perte par des plaintes étudiées, ni pour contenter les vivants par de vains éloges des morts. Un motif plus chrétien vous a excitée à me demander ce discours funèbre à la gloire de ce grand homme: vous avez prétendu que je consacrasse la mémoire de ses vertus et que je vous proposasse, comme en un tableau, le modèle de sa sainte vie. Soyez donc ses imitateurs, comme il l'a été de Jésus-Christ; c'est ce qu'il demande de vous aussi ardemment, j'ose dire plus ardemment, que le sacrifice mystique; car, si par ce sacrifice vous procurez son repos, en imitant ses vertus vous enrichissez sa couronne. C'est vous-mêmes, mes Révérends Pères, qui serez et sa couronne et sa gloire au jour de Notre-Seigneur si, comme vous avez été durant tout le cours de sa vie obéissants à ses ordres, vous vous rendez de plus en plus après sa mort fidèles imitateurs de sa piété. Ainsi soit-il.

 

Oraison funèbre de messire Nicolas Cornet

Grand Maître du collège de Navarre

Prononcée dans la chapelle du collège, où il est inhumé, le 27 juin 1663.

Simile est regnum coelorum thesauro abscondito.

Le royaume des cieux est semblable à un trésor caché.

(Matth., XIII.)

Ceux qui ont vécu dans les dignités et dans les places relevées ne sont pas les seuls d'entre les mortels dont la mémoire doit être honorée par des éloges publics. Avoir mérité les dignités et les avoir refusées, c'est une nouvelle espèce de dignité qui mérite d'être célébrée par toutes sortes d'honneurs; et comme l'univers n'a rien de plus grand que les grands hommes modestes, c'est principalement en leur faveur, et pour conserver leurs vertus, qu'il faut épuiser toutes sortes de louanges. Ainsi l'on ne doit pas s'étonner si cette Maison royale ordonne un panégyrique à M. Nicolas Cornet, son Grand Maître, qu'elle aurait vu élevé aux premiers rangs de l'Eglise si, juste en toutes autres choses, il ne s'était opposé en ce seul rencontre à la justice de nos rois. Elle doit ce témoignage à sa vertu, cette reconnaissance à ses soins, cette gloire publique à sa modestie; et étant si fort affligée par la perte d'un si grand homme, elle ne peut pas négliger le seul avantage qui lui revient de sa mort, qui est la liberté de le louer. Car comme, tant qu'il a vécu sur la terre, la seule autorité de sa modestie supprimait les marques d'estime qu'elle eût voulu rendre aussi solennelles que son mérite était extraordinaire, maintenant qu'il lui est permis d'annoncer hautement ce qu'elle a connu de si près, elle ne peut manquer à ses devoirs particuliers, ni envier au public l'exemple d'une vie si réglée. Et moi (si toutefois vous me permettez de dire un mot de moi-même), moi, dis-je, qui ai trouvé en ce personnage, avec tant d'autres rares qualités, un trésor inépuisable de sages conseils, de bonne foi, de sincérité, d'amitié constante et inviolable, puis-je lui refuser quelques fruits d'un esprit qu'il a cultivé avec une bonté paternelle dès sa première jeunesse; ou lui dénier quelque part dans mes discours, après qu'il en a été si souvent et le censeur et l'arbitre? Il est donc juste, Messieurs, puisqu'on a bien voulu employer ma voix, que je rende comme je pourrai à ce Collège Royal son Grand Maître, aux maisons religieuses leur père et leur protecteur, à la Faculté de Théologie l'une de ses plus vives lumières, et celui de tous ses enfants qui peut-être a autant soutenu cette ancienne réputation de doctrine et d'intégrité qu'elle s'est acquise par toute la terre; enfin à toute l'Eglise et à notre siècle l'un de ses plus grands ornements.

Sortez, grand homme, de ce tombeau; aussi bien y êtes-vous descendu trop tôt pour nous: sortez, dis-je, de ce tombeau que vous avez choisi inutilement dans la place la plus obscure et la plus négligée de cette nef. Votre modestie vous a trompé, aussi bien que tant de saints hommes qui ont cru qu'ils se cacheraient éternellement en se jetant dans les places les plus inconnues. Nous ne voulons pas vous laisser jouir de cette noble obscurité que vous avez tant aimée; nous allons produire au grand jour, malgré votre humilité, tout ce trésor de vos grâces, d'autant plus riche qu'il est plus caché. Car, Messieurs, vous n'ignorez pas que l'artifice le plus ordinaire de la sagesse céleste est de cacher ses ouvrages, et que le dessein de couvrir ce qu'elle a de plus précieux est ce qui lui fait déployer une si grande variété de conseils profonds. Ainsi toute la gloire de cet homme illustre, dont je dois aujourd'hui prononcer l'éloge, c'est d'avoir été un trésor caché; et je ne le louerai pas selon ses mérites si, non content de vous faire part de tant de lumières, de tant de grandeurs, de tant de grâces du divin Esprit, dont nous découvrons en lui un si bel amas, je ne vous montre encore un si bel artifice, par lequel il s'est efforcé de cacher au monde toutes ses richesses.

Vous verrez donc Nicolas Cornet, trésor public, et trésor caché; plein de lumière céleste et couvert, autant qu'il a pu, de nuages épais; illuminant l'Eglise par sa doctrine et ne voulant lui faire savoir que sa seule soumission; plus illustre, sans comparaison, par le désir de cacher toutes ses vertus que par le soin de les acquérir et la gloire de les posséder. Enfin, pour réduire ce discours à quelque méthode, et vous déduire par ordre les mystères qui sont compris dans ce mot évangélique de trésor caché, vous verrez, Messieurs, dans le premier point de ce discours les richesses immenses et inestimables qui sont renfermées dans ce trésor; et vous admirerez dans le second l'enveloppe mystérieuse, et plus riche que le trésor même, dans laquelle il nous l'a caché. Voilà l'exemple que je vous propose, voilà le témoignage saint et véritable que je rendrai aujourd'hui, devant les autels, au mérite d'un si grand homme. J'en prends à témoin ce grand prélat, sous la conduite duquel cette grande maison portera sa réputation. Il a voulu paraître à l'autel; il a voulu offrir à Dieu son sacrifice pour lui. C'est ce grand prélat que je prends à témoin de ce que je vais dire; et je m'assure, Messieurs, que vous ne me refuserez pas vos attentions.

Ce que Jésus-Christ Notre-Seigneur a été naturellement et par excellence, il veut bien que ses serviteurs le soient par écoulement de lui-même, et par effusion de sa grâce. S'il est docteur du monde, les ministres en font la fonction; et comme, en qualité de docteur du monde, en lui, dit l'Apôtre, ont été cachés les trésors de science et de sagesse, ainsi il a établi des docteurs, qu'il a remplis de grâce et de vérité, pour en enrichir ses fidèles; et ces docteurs, illuminés par son Saint-Esprit, sont les véritables trésors de l'Eglise universelle.

En effet, Chrétiens, lorsque la Faculté de Théologie est et a été si souvent consultée en corps, et que ses docteurs particuliers le sont tous les jours, touchant le devoir de la conscience, n'est-ce pas un témoignage authentique, qu'autant qu'elle a de docteurs, autant devrait-elle avoir de trésors publics, d'où l'on puisse tirer, selon les besoins et les occurrences différentes, de quoi relever les faibles, confirmer les forts, instruire les simples et les ignorants, confondre et réprimer les opiniâtres? Personne ne peut ignorer que ce saint homme, dont nous parlons, ne se soit très dignement acquitté d'un si divin ministère: ses conseils étaient droits, ses sentiments purs, ses réflexions efficaces, sa fermeté invincible. C'était un docteur de l'ancienne marque, de l'ancienne simplicité, de l'ancienne probité; également élevé au-dessus de la flatterie et de la crainte, incapable de céder aux vaines excuses des pécheurs, d'être surpris des détours des intérêts humains, aux inventions de la chair et du sang: et comme c'est en ceci que consiste principalement l'exercice des docteurs, permettez-moi, Chrétiens, de reprendre ici d'un plus haut principe la règle de cette conduite.

Deux maladies dangereuses ont affligé en nos jours le corps de l'Eglise. Il a pris à quelques docteurs une malheureuse et inhumaine complaisance, une pitié meurtrière, qui leur a fait porter des coussins sous les coudes des pécheurs, chercher des couvertures à leurs passions, pour condescendre à leur vanité et flatter leur ignorance affectée. Quelques autres, non moins extrêmes, ont tenu les consciences captives sous des rigueurs très injustes; ils ne peuvent supporter aucune faiblesse, ils traînent toujours l'enfer après eux, et ne fulminent que des anathèmes. L'ennemi de notre salut se sert également des uns et des autres, employant la facilité de ceux-là pour rendre le vice aimable, et la sévérité de ceux-ci pour rendre la vertu odieuse. Quels excès terribles, et quelles armes opposées! Aveugles enfants d'Adam, que le désir de savoir a précipités dans un abîme d'ignorance, ne trouverez-vous jamais la médiocrité où la justice, où la vérité, où la droite raison a posé son trône?

Certes je ne vois rien dans le monde qui soit plus à charge à l'Eglise. Vainement subtils qui réduisent tout l'Evangile en problèmes, qui forment des incidents sur l'exécution de ses préceptes, qui fatiguent les casuistes par des consultations infinies; ceux-là ne travaillent, en vérité, qu'à nous envelopper la règle des moeurs; ce sont des hommes, dit saint Augustin, qui se tourmentent beaucoup pour ne pas trouver ce qu'ils cherchent, Nihil laborant, nisi non invenire quod quoerunt, et, comme dit le même saint, qui tournant s'enveloppent eux-mêmes dans les ombres de leurs propres ténèbres, c'est-à-dire dans leur ignorance et dans leurs erreurs, et s'en font une couverture. Mais plus malheureux encore les docteurs, indignes de ce nom, qui adhèrent à leurs sentiments, et donnent poids à leur folie. Ce sont des astres errants, comme parle l'apôtre saint Jude, qui, pour n'être pas assez attachés à la route immuable de la vérité, gauchissent et se détournent au gré des vanités, des intérêts et des passions humaines. Ils confondent le ciel et la terre, ils mêlent Jésus-Christ avec Bélial, ils cousent l'étoffe vieille avec la neuve, contre l'ordonnance expresse de l'Evangile, des lambeaux de mondanité avec la pourpre royale: mélange indigne de la piété chrétienne, union monstrueuse qui déshonore la vérité, la simplicité, la pureté incorruptible du christianisme.

Mais que dirai-je de ceux qui détruisent, par un autre excès, l'esprit de la piété; qui trouvent partout des crimes nouveaux, et accablent la faiblesse humaine en ajoutant au joug que Dieu nous impose? Qui ne voit que cette rigueur enfle la présomption, nourrit le dédain, entretient un chagrin superbe, et un esprit de fastueuse singularité; fait paraître la vertu trop pesante, l'Evangile excessif, le christianisme impossible? O faiblesse et légèreté de l'esprit humain, sans point, sans consistance, seras-tu toujours le jouet des extrémités opposées? Ceux qui sont doux deviennent trop lâches, ceux qui sont fermes deviennent trop durs. Accordez-vous, ô docteurs; et il vous sera bien aisé, pourvu que vous écoutiez le Docteur céleste. Son joug est doux, nous dit-il, et son fardeau est léger. Voyez, dit saint Chrysostome, le tempérament; il ne dit pas simplement que son Evangile soit ou pesant ou léger; mais il joint l'un et l'autre ensemble, afin que nous entendions que ce bon maître ni ne nous décharge ni ne nous accable, et que, si son autorité veut assujettir nos esprits, sa bonté veut en même temps ménager nos forces.

Vous donc, docteurs relâchés, puisque l'Evangile est un joug, ne le rendez pas si facile, de peur que, si vous êtes chargés de son poids, vos passions indomptées ne le secouent trop facilement, et qu'ayant rejeté le joug, nous ne marchions indociles, superbes, indisciplinés, au gré de nos désirs impétueux. Vous aussi, docteurs trop austères, puisque l'Evangile doit être léger, n'entreprenez pas d'accroître son poids, n'y ajoutez rien de vous-mêmes, ou par faste, ou par caprice, ou par ignorance. Lorsque ce Maître commande, s'il charge d'une main il soutient de l'autre: ainsi tout ce qu'il impose est léger, mais tout ce que les hommes y mêlent est insupportable.

Vous voyez donc, Chrétiens, que, pour trouver la règle des moeurs, il faut tenir le milieu entre les deux extrémités, et c'est pourquoi l'oracle toujours sage nous avertit de ne nous détourner jamais ni à la droite ni à la gauche. Ceux-là se détournent à la gauche, qui penchent du côté du vice et favorisent le parti de la corruption: mais ceux qui mettent la vertu trop haute, à qui toutes les faiblesses paraissent des crimes horribles, ou qui des conseils de perfection font la loi commune de tous les fidèles, ne doivent pas se vanter d'aller droitement, sous prétexte qu'ils semblent chercher une régularité plus scrupuleuse; car l'Ecriture nous apprend que si l'on peut se détourner en allant à gauche, on peut aussi s'égarer du côté de la droite, c'est-à-dire en s'avançant à la perfection, en captivant les âmes infirmes sous des rigueurs trop extrêmes. Il faut marcher au milieu: c'est dans ce sentier où la justice et la paix se baisent de baisers sincères, c'est-à-dire qu'on rencontre la véritable droiture, et le calme assuré des consciences: Misericordia et veritas obviaverunt sibi, justitia et pax osculatoe sunt.

Il est permis aux enfants de louer leur mère, et je ne dénierai point ici à l'Ecole de Théologie de Paris la louange qui lui est due, et qu'on lui rend aussi par toute l'Eglise. Le trésor de la vérité n'est nulle part plus inviolable; les fontaines de Jacob ne coulent nulle part plus incorruptibles; elles y semblent divinement être établies avec une grâce particulière pour tenir la balance droite et conserver le dépôt de la tradition. Elle a toujours la bouche ouverte pour dire la vérité: elle n'épargne ni ses enfants ni les étrangers, et tout ce qui choque la règle n'évite pas sa censure.

Le sage Nicolas Cornet, affermi dans ses maximes, exercé dans ses emplois, plein de son esprit, nourri du meilleur suc de sa doctrine, a soutenu dignement sa gloire et l'ancienne pureté de ses maximes. Il ne s'est pas laissé surprendre à cette rigueur affectée, qui ne fait que des superbes et des hypocrites; mais aussi s'est-il montré implacable à ces maximes moitié profanes et moitié saintes, moitié chrétiennes et moitié mondaines, ou plutôt toutes mondaines et toutes profanes, parce qu'elles ne sont qu'à demi chrétiennes et à demi saintes. Il n'a jamais trouvé belles aucunes des couleurs de la simonie; et, pour entrer dans l'éclat ecclésiastique, il n'a pas connu d'autre porte que celle qui est ouverte par les saints canons. Il a condamné l'usure sous tous ses noms et sous tous ses titres. Sa pudeur a toujours rougi de tous les prétextes honnêtes des engagements déshonnêtes, où il n'a pas épargné le fer et le feu pour éviter les périls des occasions prochaines. Les inventeurs trop subtils de vaines contentions et de questions de néant, qui ne servent qu'à faire perdre, parmi des détours infinis, la trace toute droite de la vérité, lui ont paru, aussi bien qu'à saint Augustin, des hommes inconsidérés et volages, qui soufflent sur de la poussière, et se jettent de la terre dans les yeux, Sufflantes pulverem, et excitantes terram in oculos suos. Ces chicanes raffinées, ces subtilités en vaines distinctions, sont véritablement de la poussière soufflée, de la terre dans les yeux, qui ne font que troubler la vue. Enfin il n'a écouté aucun expédient pour accorder l'esprit et la chair, entre lesquels nous avons appris que la guerre doit être immortelle. Toute la France le sait, car il a été consulté de toute la France; et il faut même que ses ennemis lui rendent ce témoignage, que ses conseils étaient droits, sa doctrine pure, ses discours simples, ses réflexions sensées, ses jugements sûrs, ses raisons pressantes, ses résolutions précises, ses exhortations efficaces, son autorité vénérable et sa fermeté invincible.

C'était donc véritablement un grand et riche trésor, et tous ceux qui le consultaient, parmi cette simplicité qui le rendait vénérable, voyaient paraître avec abondance dans ce trésor évangélique les choses vieilles et nouvelles, les avantages naturels et surnaturels, les richesses des deux Testaments, l'érudition ancienne et moderne, la connaissance profonde des saints Pères et des scolastiques, la science des antiquités et de l'état présent de l'Eglise, et le rapport nécessaire de l'un et de l'autre. Mais parmi tout cela, Messieurs, rien ne donnait plus d'autorité à ses décisions que l'innocence de sa vie: car il n'était pas de ces docteurs licencieux dans leurs propres faits, qui, se croyant suffisamment déchargés des bonnes oeuvres par les bons conseils, n'épargnent ni ne ménagent la bonne conscience des autres, indignes prostituteurs de leur intégrité. Au contraire Nicolas Cornet ne se pardonnait rien à lui-même, et pour composer ses moeurs il entrait dans les sentiments de la justice, de la jalousie, de l'exactitude d'un Dieu qui veut rendre la vérité redoutable. Nous savons que dans une affaire de ses amis, qu'il avait recommandée comme juste, craignant que le juge, qui le respectait, n'eût trop déféré à son témoignage et à sa sollicitation, il a réparé de ses deniers le tort qu'il reconnut, quelque temps après, avoir été fait à la partie: tant il était lui-même sévère censeur de ses bonnes intentions!

Que vous dirai-je maintenant, Messieurs, de sa régularité dans tous ses autres devoirs? Elle paraît principalement dans cette admirable circonspection qu'il avait pour les bénéfices: bien loin de les désirer, il crut qu'il en aurait trop quand il en eut pour environ douze cents livres de rente. Ainsi il se défit bientôt de ses titres, voulant honorer en tout la pureté des canons et servir à la sainteté et à l'ordre de la discipline ecclésiastique. Tant qu'il les a tenus, les pauvres et les fabriques en ont presque tiré tout le fruit. Pour ce qui touchait sa personne, on voyait qu'il prenait à tâche d'honorer le seul nécessaire, par un retranchement effectif de toutes les superfluités: tellement que ceux qui le consultaient, voyant cette sagesse, cette modestie, cette légalité de ses moeurs, le poids de ses actions et de ses paroles, enfin cette piété et cette innocence qui, dans la plus grande chaleur des partis, étaient toujours demeurés sans reproche, et admirant le consentement de sa vie et de sa doctrine, croyaient que c'était la justice même qui parlait par sa bouche, et ils révéraient ses réponses comme des oracles d'un Gerson, d'un Pierre d'Ailly, et d'un Henri de Gand. Et plût à Dieu, Messieurs, que le malheur de nos jours ne l'eût jamais arraché de ce paisible exercice!

Vous le savez, juste Dieu, vous le savez, que c'est malgré lui que cet homme modeste et pacifique a été contraint de se signaler parmi les troubles de votre Eglise. Mais un docteur ne peut pas se taire dans la cause de la foi; et il ne lui était pas permis de marquer en une occasion où sa science exacte et profonde et sa prudence consommée ont paru si fort nécessaires. Je ne puis non plus omettre en ce lieu le service très important qu'il a rendu à l'Eglise, et je me sens obligé de vous exposer l'état de nos malheureuses dissensions, quoique je désirerais beaucoup davantage de les voir ensevelies éternellement dans l'oubli et dans le silence. Quelle effroyable tempête s'est excitée en nos jours, touchant la grâce et le libre arbitre! Je crois que tout le monde ne le sait que trop, et il n'y a aucun endroit si reculé de la terre où le bruit n'en ait répandu. Comme presque le plus grand effort de cette nouvelle tempête tomba dans le temps qu'il était syndic de la Faculté de Théologie, voyant les vents s'élever, les nues s'épaissir, les flots s'enfler de plus en plus, sage, tranquille et posé qu'il était, il se mit à considérer attentivement quelle était cette nouvelle doctrine et quelles étaient les personnes qui la soutenaient. Il vit donc que saint Augustin, qu'il tenait le plus éclairé et le plus profond de tous les docteurs, avait exposé à l'Eglise une doctrine toute sainte et apostolique touchant la grâce chrétienne; mais que, ou par la faiblesse naturelle de l'esprit humain, ou à cause de la profondeur ou de la délicatesse des questions, ou plutôt par la condition nécessaire et inséparable de notre foi, durant cette nuit d'énigmes et d'obscurités, cette doctrine céleste s'est trouvée nécessairement enveloppée parmi des difficultés impénétrables: si bien qu'il y avait à craindre qu'on ne se fût jeté insensiblement dans des conséquences ruineuses à la liberté de l'homme. Ensuite il considéra avec combien de raison toute l'Ecole et toute l'Eglise s'étaient appliquées à défendre les conséquences; et il vit que la Faculté des nouveaux docteurs en était si prévenue qu'au lieu de les rejeter ils en avaient fait une doctrine propre: si bien que la plupart de ces conséquences, que tous les théologiens avaient toujours regardées jusqu'alors comme des inconvénients fâcheux, au devant desquels il fallait aller pour bien entendre la doctrine de saint Augustin et de l'Eglise, ceux-ci les regardaient au contraire comme des fruits nécessaires qu'il en fallait recueillir; et que ce qui avait paru à tous les autres comme des écueils contre lesquels il fallait craindre d'échouer le vaisseau, ceux-ci ne craignaient point de nous le montrer comme le port salutaire auquel devait aboutir la navigation. Après avoir ainsi regardé la face et l'état de cette doctrine, que les docteurs, sans doute, reconnaîtront bien sur cette idée générale, il s'appliqua à connaître le génie de ses défenseurs. Saint Grégoire de Nazianze, qui lui était fort familier, lui avait appris que les troubles ne naissent pas dans l'Eglise par des âmes communes et faibles: Ce sont, dit-il, de grands esprits, mais ardents et chauds, qui causent ces mouvements et ces tumultes; mais ensuite, les décrivant par leurs caractères propres, il les appelle excessifs, insatiables, et portés plus ardemment qu'il ne faut aux choses de la religion: paroles vraiment sensées, et qui nous représentent au vif le naturel de tels esprits.

Vous êtes étonnés peut-être d'entendre parler de la sorte un si saint évêque. Car, Messieurs, nous devons entendre que si l'on peut avoir trop d'ardeur, non point pour aimer la saine doctrine, mais pour l'éplucher de trop près et pour la rechercher trop subtilement, la première partie d'un homme qui étudie les vérités saintes, c'est de savoir discerner les endroits où il est permis de s'étendre, et où il faut s'arrêter tout court, et se souvenir des bornes étroites dans lesquelles est resserrée notre intelligence: de sorte que la plus prochaine disposition à l'erreur est de vouloir réduire les choses à la dernière évidence de la conviction. Mais il faut modérer le feu d'une mobilité inquiète, qui cause en nous cette intempérance et cette maladie de savoir, et être sages sobrement et avec mesure, selon le principe de l'Apôtre, et se contenter simplement des lumières qui nous sont données plutôt pour réprimer notre curiosité que pour éclaircir tout à fait le fond des choses. C'est pourquoi ces esprits extrêmes, qui ne se lassent jamais de chercher, ni de discourir, ni de disputer, ni d'écrire, saint Grégoire de Nazianze les a appelés excessifs et insatiables.

Notre sage et avisé syndic jugea que ceux desquels nous parlons étaient à peu près de ce caractère: grands hommes, éloquents, hardis, décisifs, esprits forts et lumineux, mais plus capables de pousser les choses à l'extrémité que de tenir le raisonnement sur le penchant et plus propres à commettre ensemble les vérités chrétiennes qu'à les réduire à leur unité naturelle; tels enfin, pour dire en un mot, qu'ils donnent beaucoup à Dieu et que c'est pour eux une grande grâce de céder entièrement à s'abaisser sous l'autorité suprême de l'Eglise et du Saint-Siège. Cependant les esprits s'émeuvent, et les choses se mêlent de plus en plus. Ce parti zélé et puissant charmait du moins agréablement, s'il n'emportait tout à fait la fleur de l'Ecole et de la jeunesse; enfin, il n'oubliait rien pour entraîner après soi toute la Faculté de Théologie.

C'est ici qu'il n'est pas croyable combien notre sage Grand Maître a travaillé utilement parmi ces tumultes, convainquant les uns par sa doctrine, retenant les autres par son autorité, animant et soutenant tout le monde par sa constance; et lorsqu'il parlait en Sorbonne dans les délibérations de la Faculté, c'est là qu'on reconnaissait, par expérience, la vérité de cet oracle: "La bouche de l'homme prudent est désirable dans les assemblées, et chacun pèse toutes ses paroles en son coeur": Os prudentis quoeritur in ecclesia, et verba illius cogitabunt in cordibus suis. Car il parlait avec tant de poids, dans une si belle suite, d'une manière si considérée, que même ses ennemis n'avaient point de prise. Au reste il s'appliquait également à démêler la doctrine, et à prévenir les pratiques par sa sage et admirable prévoyance; en quoi il se conduisait avec une telle modération qu'encore qu'on n'ignorât pas la part qu'il avait en tous les conseils, toutefois à peine aurait-il paru, n'était que ses adversaires, en le chargeant publiquement presque de toute la haine, lui donnèrent aussi malgré lui-même la plus grande partie de la gloire. Et certes, il est véritable qu'aucun n'était mieux instruit du point décisif de la question. Il connaissait très parfaitement et les confins et les bornes de toutes les opinions de l'Ecole, jusqu'où elles concouraient, et où elles commençaient à se séparer. Surtout il avait grande connaissance de la doctrine de saint Augustin et de l'école de saint Thomas. Il connaissait les endroits par où ces nouveaux docteurs semblaient tenir les limites certaines, par lesquels ils s'en étaient divisés. C'est de cette expérience, de cette exquise connaissance et du concert des meilleurs cerveaux de la Sorbonne que nous est né cet extrait de ces cinq propositions, qui sont comme les justes limites par lesquelles la vérité est séparée de l'erreur et qui, étant pour ainsi parler le caractère propre et singulier des nouvelles opinions, ont donné le moyen à tous les autres de courir unanimement contre leurs nouveautés inouïes.

C'est donc ce consentement qui a préparé les voies à ces grandes décisions que Rome a données; à quoi notre très sage docteur, par la créance qu'avait même le souverain pontife à sa parfaite intégrité, ayant si utilement travaillé, il en a aussi avancé l'exécution avec une pareille vigueur, sans s'abattre, sans se détourner, sans se ralentir: si bien que par son travail, sa conduite, et par celle de ses fidèles coopérateurs, ils ont été contraints de céder. On ne fait plus aucune sortie, on ne parle plus que de paix. O qu'elle soit véritable! ô qu'elle soit effective! ô qu'elle soit éternelle! Que nous puissions avoir appris par expérience combien il est dangereux de troubler l'Eglise, et combien on outrage la saine doctrine quand on l'applique malheureusement parmi des extrêmes conséquences! Puissent naître de ces conflits des connaissances plus nettes, des lumières plus distinctes, des flammes de charité plus tendres et plus ardentes, qui rassemblent bientôt en un, par cette véritable concorde, les membres dispersés de l'Eglise!

Mais je reviens à celui qui nous fournit à ce jour une si riche matière de justes louanges. Quelqu'un entendant son panégyrique, voyant tant de grands services qu'il a rendus à l'Eglise, et découvrant en ce personnage un si admirable trésor de rares et excellentes qualités, murmurera peut-être en secret de ce qu'une lumière si vive n'a pas été exposée plus haut sur le chandelier, et déclamera en son coeur contre l'injustice du siècle. Cette plainte paraît équitable, mais je dois néanmoins la faire cesser. Vous qui paraissez indignés qu'une vertu si rare n'a pas été couronnée, n'avez-vous pas entendu que j'ai dit, au commencement de ce discours, que ce grand homme s'était éloigné de toutes les dignités? Je l'ai dit, et je le dis encore une fois, le siècle n'a pas été injuste; mais Nicolas Cornet a été modeste. On a recherché son humilité, mais il n'y a pas eu moyen de la vaincre. Nos rois ont connu son mérite, l'ont voulu reconnaître; mais on n'a pu le résoudre à recevoir d'une main mortelle, quoique royale, les ministres et les prélats concourant également à l'estimer. Je pourrais ici alléguer cet illustre prélat qui fera paraître bientôt une nouvelle lumière dans le siège de saint Denis et de saint Marcel, et qui a cette noble satisfaction de voir croître tous les jours sa gloire avec celle de notre monarque. Quand je considère les grands avantages qui lui ont été offerts, je ne puis que je n'admire cette vie modeste, et je ne vois pas dans notre siècle un plus bel exemple à imiter.

Les deux augustes cardinaux qui ont soutenu la majesté de cet empire ont voulu donner la récompense qui était due à son mérite; mais il a tout refusé.

Le premier, l'ayant appelé, lui fit des offres dignes de Son Eminence. Le second l'ayant présenté à notre auguste reine, mère de notre invincible monarque, lui proposa ses intentions pour une prélature; mais il remercia Sa Majesté et Son Eminence, déclarant qu'il n'avait pas les qualités naturelles et surnaturelles nécessaires pour les grandes dignités. Vous voyez par là quelle a été son humilité, et combien il a été soigneux de cacher les illustres avantages qu'il avait reçus de Dieu, puisque même il allait jusqu'au devant des propositions qu'on lui voulait faire.

Et, Messieurs, permettez-moi que je fasse une petite digression. J'ai vu un grand homme mépriser ce qu'il y a de plus éclatant dans le siècle; et cependant je vois une jeunesse emportée, qui n'a de toutes les qualités nécessaires que des désirs violents pour s'élever aux charges ecclésiastiques, sans considérer si elle pourra s'acquitter des obligations qui sont attachées à ces dignités. On emploie tous les amis, on brigue la faveur des princes, on croit que c'est assez de monter sur le trône de Pharaon, comme Joseph, pour gouverner l'Egypte; mais il faut, comme lui, avoir été dans le cachot avant que d'être le favori de Pharaon. Ah! modération de Cornet, tu dois bien confondre cette jeunesse aveuglée: on t'a présenté des dignités, et tu les as refusées. Rara virtus, humilitas honorata! Que c'est une chose rare de voir une personne humble, quand elle est élevée dans l'honneur! Notre Grand Maître a eu cette vertu pendant sa vie; mais, parce qu'il s'est humilié, il faut qu'il soit glorifié après sa mort.

Le Fils de Dieu, qui n'a prononcé que des oracles, a dit que celui qui s'humilie sera exalté: Qui se humiliat exaltabitur. Nicolas Cornet, ayant été humble toute sa vie, est ou sera bientôt en possession de la gloire. Comme il a eu l'humilité, il a eu toutes les autres vertus dont elle est le fondement. Il a été sage dès son enfance; la pudeur est née avec lui: il a voué sa virginité à Dieu dès ses plus tendres années; il a suivi le conseil de saint Paul, qui ordonne à tous les chrétiens de se consacrer à Dieu comme des hosties saintes et vivantes: Obsecro vos, per misericordiam Dei, ut exhibeatis corpora vestra hostiam viventem, sanctam, etc. Il fit un sacrifice de son corps et de son âme à Dieu: il consacra son entendement à la foi, sa mémoire au souvenir éternel de Dieu, sa volonté à l'amour, son corps au jeûne et à la piété. Il fut simple dans ses discours, inviolable dans sa parole, incorruptible dans sa foi, fidèle aux exercices de l'oraison, et surtout attaché aux affaires de notre salut.

Ah! Sainte Vierge, je vous en prends à témoin: vous savez combien de nuits il a été prosterné au pied de vos autels, combien il a imploré votre assistance pour le soulagement des pauvres peuples et pour la consolation des affligés.

Ce grand homme, cette âme forte et solide, qui savait que Jésus-Christ nous a recommandé d'être des lumières, c'est-à-dire de donner de bons exemples, et d'ailleurs que notre vie doit être cachée, c'est-à-dire doit être humble, a pratiqué parfaitement ces deux préceptes. Il fut humble et exemplaire: il faisait quelques petites aumônes en public pour édifier le prochain, mais en particulier il en faisait de grandes; il était le protecteur des pauvres et le soulagement des hôpitaux. Voilà les vertus qu'il a cachées.

Je ne parle point du respect envers notre monarque, de sa soumission à l'Eglise, de son amour immense envers son prochain. Il est certain que la France n'a pas eu d'âme plus française que la sienne et que l'Etat n'a point eu d'esprit plus attaché à son prince que le sien. Mais il ne s'est pas contenté de cette fidélité qui a duré toute sa vie; il a, avant que de mourir, inspiré son esprit à cette Maison royale.

Je ne finirais jamais, Messieurs, si je voulais faire le dénombrement de toutes ses belles qualités. Finissons, et voyons à quelle fin on m'a obligé de faire cet éloge funèbre. Quel fruit faut-il tirer de ce discours? Ah! Messieurs, je ne suis monté en cette chaire que pour vous proposer ses vertus pour exemple. Heureux seront ceux qui vivront comme il a vécu! heureux seront ceux qui pratiqueront les vertus qu'il a pratiquées! heureux seront ceux qui mépriseront les charges et les titres que le monde recherche! heureux seront ceux qui retranchent les choses superflues! heureux seront ceux qui ne s'enivrent pas de la fumée du siècle! heureux seront ceux qui ne vont pas se plonger dans la boue des plaisirs du monde! C'est ce que ce grand homme a fait, et que vous devez faire. Pourquoi, homme du monde, vous arrêter à un plaisir d'un moment? pourquoi occuper tous vos soins et toutes vos pensées pour amasser des choses que vous n'emporterez pas? pourquoi assiéger tous les matins la porte des grands? Ne pensez qu'à une seule chose. C'est le Fils de Dieu qui l'a dit: Porro unum est necessarium, il n'y a qu'une chose nécessaire; il n'y a qu'une chose importante, qui est notre salut. In me unicum negotium mihi est, dit Tertullien, je n'ai qu'une affaire, et cette affaire est bien secrète; elle est dans le fond de mon coeur, c'est une affaire qui se doit passer entre Dieu et moi; et, comme elle est de si grande importance, elle doit toute ma vie, tous les jours, toutes les heures, à tout moment occuper mes soins et mes pensées.

Voilà, Messieurs, l'affaire à laquelle s'est occupé Nicolas Cornet. Entrez dans les sentiments de ce grand homme, imitez ses vertus, pratiquez l'humilité comme lui, aimez l'obscurité comme il l'a aimée.

Mais, avant que de finir, il faut que je m'adresse à toi, royale Maison, et que je te dise deux mots. Célèbre sa mémoire, conserve son souvenir et, si je puis demander quelque récompense pour ses travaux, imite ses vertus, va croissant de perfection en perfection. Ce grand exemple est digne d'être imité. Mais je me trompe: tu l'imites et dans sa doctrine et dans ses moeurs; continue et persévère.

Et vous, grandes mânes, je vous appelle, sortez de ce tombeau. Je crois que vous êtes dans la gloire; mais si vous n'êtes pas encore dans le sanctuaire, vous y serez bientôt. Nous allons tous offrir à Dieu des sacrifices pour votre repos. Souvenez-vous de cette Maison royale, que vous avez si tendrement chérie, et lui procurez les bénédictions du ciel. C'est ce que je vous souhaite au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Amen.

 

Oraison funèbre de Henriette-Marie de France

Reine de la Grand'Bretagne

Prononcée le 16 novembre 1669, en présence de Monsieur, frère unique du roi, et de Madame, en l'église des religieuses de Sainte-Marie de Chaillot, où repose le coeur de Sa Majesté.

Et nunc, Reges, intelligite; erudimini, qui judicatis terram.

(Psal. II)

Maintenant, ô Rois, apprenez, instruisez-vous, juges de la terre.

Monseigneur,

Celui qui règne dans les cieux, et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté et l'indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois, et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et de terribles leçons. Soit qu'il élève les trônes, soit qu'il les abaisse, soit qu'il communique sa puissance aux princes, soit qu'il la retire à lui-même, et ne leur laisse que leur propre faiblesse, il leur apprend leurs devoirs d'une manière souveraine et digne de lui. Car, en leur donnant sa puissance, il leur commande d'en user comme il fait lui-même pour le bien du monde; et il leur fait voir, en la retirant, que toute leur majesté est empruntée, et que pour être assis sur le trône, ils n'en sont pas moins sous sa main et sous son autorité suprême. C'est ainsi qu'il instruit les princes, non seulement par des discours et par des paroles, mais encore par des effets et par des exemples. Et nunc, Reges, intelligite; erudimini, qui judicatis terram.

Chrétiens, que la mémoire d'une grande reine, fille, femme, mère de rois si puissants, et souveraine de trois royaumes, appelle de tous côtés à cette triste cérémonie, ce discours vous fera paraître un de ces exemples redoutables qui étalent aux yeux du monde sa vanité tout entière. Vous verrez dans une seule vie toutes les extrémités des choses humaines: la félicité sans bornes, aussi bien que les misères; une longue et paisible jouissance d'une des plus nobles couronnes de l'univers; tout ce que peuvent donner de plus glorieux la naissance et la grandeur accumulé sur une tête, qui ensuite est exposée à tous les outrages de la fortune; la bonne cause d'abord suivie de bons succès, et, depuis, des retours soudains; des changements inouïs; la rébellion longtemps retenue, à la fin tout à fait maîtresse; nul frein à la licence; les lois abolies; la majesté violée par des attentats jusques alors inconnus; l'usurpation et la tyrannie sous le nom de liberté; une reine fugitive, qui ne trouve aucune retraite dans trois royaumes, et à qui sa propre patrie n'est plus qu'un triste lieu d'exil; neuf voyages sur mer entrepris par une princesse malgré les tempêtes; l'Océan étonné de se voir traversé tant de fois en des appareils si divers, et pour des causes si différentes; un trône indignement renversé, et miraculeusement rétabli. Voilà les enseignements que Dieu donne aux rois: ainsi fait-il voir au monde le néant de ses pompes et de ses grandeurs. Si les paroles nous manquent, si les expressions ne répondent pas à un sujet si vaste et si relevé, les choses parleront assez d'elles-mêmes. Le coeur d'une grande reine, autrefois élevé par une si longue suite de prospérités, et puis plongé tout à coup dans un abîme d'amertumes, parlera assez haut; et s'il n'est pas permis aux particuliers de faire des leçons aux princes sur des événements si étranges, un roi me prête ses paroles pour leur dire: Et nunc, Reges, intelligite; erudimini, qui judicatis terram, Entendez, ô Grands de la terre; instruisez-vous, arbitres du monde.

Mais la sage et religieuse princesse qui fait le sujet de ce discours n'a pas été seulement un spectacle proposé aux hommes pour y étudier les conseils de la divine Providence, et les fatales révolutions des monarchies; elle s'est instruite elle-même, pendant que Dieu instruisait les princes par son exemple. J'ai déjà dit que ce grand Dieu les enseigne, et en leur donnant et en leur ôtant leur puissance. La reine dont nous parlons a également entendu deux leçons si opposées; c'est-à-dire qu'elle a usé chrétiennement de la bonne et de la mauvaise fortune. Dans l'une elle a été bienfaisante; dans l'autre elle s'est montrée toujours invincible. Tant qu'elle a été heureuse, elle a fait sentir son pouvoir au monde par des bontés infinies; quand la fortune l'eut abandonnée, elle s'enrichit plus que jamais elle-même de vertus. Tellement qu'elle a perdu pour son propre bien cette puissance royale qu'elle avait pour le bien des autres; et si ses sujets, si ses alliés, si l'Eglise universelle a profité de ses grandeurs, elle-même a su profiter de ses malheurs et de ses disgrâces plus qu'elle n'avait fait de toute sa gloire. C'est ce que nous remarquerons dans la vie éternellement mémorable de très haute, très excellente et très puissante princesse Henriette-Marie de France, Reine de la Grand'Bretagne.

Quoique personne n'ignore les grandes qualités d'une reine dont l'histoire a rempli tout l'univers, je me sens obligé d'abord à les rappeler en votre mémoire, afin que cette idée nous serve pour toute la suite du discours. Il serait superflu de parler au long de la glorieuse naissance de cette princesse: on ne voit rien sous le soleil qui en égale la grandeur. Le pape saint Grégoire a donné dès les premiers siècles cet éloge singulier à la couronne de France, qu'elle est autant au-dessus des autres couronnes du monde que la dignité royale surpasse les fortunes particulières. Que s'il a parlé en ces termes du temps du roi Childebert, et s'il a élevé si haut la race de Mérovée, jugez ce qu'il aurait dit du sang de saint Louis et de Charlemagne. Issue de cette race, fille de Henri le Grand et de tant de rois, son grand coeur a surpassé sa naissance. Toute autre place qu'un trône eût été indigne d'elle. A la vérité elle eut de quoi satisfaire à sa noble fierté, quand elle vit qu'elle allait unir la maison de France à la royale famille des Stuarts, qui étaient venus à la succession de la couronne d'Angleterre par une fille de Henri VII, mais qui tenaient de leur chef depuis plusieurs siècles le sceptre d'Ecosse, et qui descendaient de ces rois antiques dont l'origine se cache si avant dans l'obscurité des premiers temps. Mais si elle eut de la joie de régner sur une grande nation, c'est parce qu'elle pouvait contenter le désir immense qui sans cesse la sollicitait à faire du bien. Elle eut une magnificence royale, et l'on eût dit qu'elle perdait ce qu'elle ne donnait pas. Ses autres vertus n'ont pas été moins admirables. Fidèle dépositaire des plaintes et des secrets, elle disait que les princes devaient garder le même silence que les confesseurs,

et avoir la même discrétion. Dans la plus grande fureur des guerres civiles, jamais on n'a douté de sa parole, ni désespéré de sa clémence. Quelle autre a mieux pratiqué cet art obligeant qui fait qu'on se rabaisse sans se dégrader, et qui accorde si heureusement la liberté avec le respect? Douce, familière, agréable autant que ferme et vigoureuse, elle savait persuader et convaincre aussi bien que commander, et faire valoir la raison non moins que l'autorité. Vous verrez avec quelle prudence elle traitait les affaires; et une main si habile eût sauvé l'Etat, si l'Etat eût pu être sauvé. On ne peut assez louer la magnanimité de cette princesse. La fortune ne pouvait rien sur elle: ni les maux qu'elle a prévus, ni ceux qui l'ont surprise, n'ont abattu son courage. Que dirai-je de son attachement immuable à la religion de ses ancêtres? Elle a bien su reconnaître que cet attachement faisait la gloire de sa maison aussi bien que celle de toute la France, seule nation de l'univers qui, depuis douze siècles presque accomplis que ses rois ont embrassé le christianisme, n'a jamais vu sur le trône que des princes enfants de l'Eglise. Aussi a-t-elle toujours déclaré que rien ne serait capable de la détacher de la foi de saint Louis. Le roi son mari lui a donné, jusqu'à la mort, ce bel éloge, qu'il n'y avait que le seul point de la religion où leurs coeurs fussent désunis; et, confirmant par son témoignage la piété de la reine, ce prince très éclairé a fait connaître en même temps à toute la terre la tendresse, l'amour conjugal, la sainte et inviolable fidélité de son épouse incomparable.

Dieu, qui rapporte tous ses conseils à la conservation de sa sainte Eglise, et qui, fécond en moyens, emploie toutes choses à ses fins cachées, s'est servi autrefois des chastes attraits de deux saintes héroïnes pour délivrer ses fidèles des mains de leurs ennemis. Quand il voulut sauver la ville de Béthulie, il tendit dans la beauté de Judith un piège imprévu et inévitable à l'aveugle brutalité d'Holopherne. Les grâces pudiques de la reine Esther eurent un effet aussi salutaire, mais moins violent. Elle gagna le coeur du roi son mari, et fit d'un prince infidèle un illustre protecteur du peuple de Dieu. Par un conseil à peu près semblable, ce grand Dieu avait préparé un charme innocent au roi d'Angleterre dans les agréments infinis de la reine son épouse. Comme elle possédait son affection (car les nuages qui avaient paru au commencement furent bientôt dissipés) et que son heureuse fécondité redoublait tous les jours les sacrés liens de leur amour mutuelle, sans commettre l'autorité du roi son seigneur, elle employait son crédit à procurer un peu de repos aux catholiques accablés. Dès l'âge de quinze ans elle fut capable de ces soins; et seize années d'une prospérité accomplie, qui coulèrent sans interruption, avec l'admiration de toute la terre, furent seize années de douceur pour cette Eglise affligée. Le crédit de la reine obtint aux catholiques ce bonheur singulier et presque incroyable, d'être gouvernés successivement par trois nonces apostoliques qui leur apportaient les consolations que reçoivent les enfants de Dieu de la communication avec le Saint-Siège. Le pape saint Grégoire, écrivant au pieux empereur Maurice, lui représente en ces termes les devoirs des rois chrétiens: Sachez, ô grand Empereur, que la souveraine puissance vous est accordée d'en haut afin que la vertu soit aidée, que les voies du Ciel soient élargies et que l'empire de la terre serve l'empire du Ciel. C'est la vérité elle-même qui lui a dicté ces belles paroles. Car qu'y a-t-il de plus convenable à la puissance que de secourir la vertu? à quoi la force doit-elle servir, qu'à défendre la raison? et pourquoi commandent les hommes, si ce n'est pour faire que Dieu soit obéi? Mais surtout il faut remarquer l'obligation si glorieuse, que ce grand Pape impose aux princes, d'élargir les voies du Ciel. Jésus-Christ a dit dans son Evangile: "Combien est étroit le chemin qui mène à la vie!", et voici ce qui le rend si étroit. C'est que le juste, sévère à lui-même et persécuteur irréconciliable de ses propres passions, se trouve encore persécuté par les injustes passions des autres, et ne peut pas même obtenir que le monde le laisse en repos dans ce sentier solitaire et rude où il grimpe plutôt qu'il ne marche. Accourez, dit saint Grégoire, puissances du siècle; voyez dans quel sentier la vertu chemine, doublement à l'étroit, et par elle-même et par l'effort de ceux qui la persécutent; secourez-la, tendez-lui la main; puisque vous la voyez déjà fatiguée du combat qu'elle soutient au dedans contre tant de tentations qui accablent la nature humaine, mettez-la du moins à couvert des insultes du dehors. Ainsi vous élargirez un peu les voies du Ciel, et rétablirez ce chemin, que sa hauteur et son âpreté rendront toujours assez difficile.

Mais si jamais l'on peut dire que la voie du chrétien est étroite, c'est, Messieurs, durant les persécutions. Car que peut-on imaginer de plus malheureux que de ne pouvoir conserver la foi sans s'exposer au supplice, ni sacrifier sans trouble, ni chercher Dieu qu'en tremblant? Tel était l'état déplorable des catholiques anglais. L'erreur et la nouveauté se faisaient entendre dans toutes les chaires; et la doctrine ancienne, qui, selon l'oracle de l'Evangile, doit être prêchée jusque sur les toits, pouvait à peine parler à l'oreille. Les enfants de Dieu étaient étonnés de ne voir plus ni l'autel, ni le sanctuaire, ni ces tribunaux de miséricorde qui justifient ceux qui s'accusent. O douleur! il fallait cacher la pénitence avec le même soin qu'on eût fait les crimes; et Jésus-Christ même se voyait contraint, au grand malheur des hommes ingrats, de chercher d'autres voiles, et d'autres ténèbres, que ces voiles, et ces ténèbres mystiques, dont il se couvre volontairement dans l'Eucharistie. A l'arrivée de la reine, la rigueur se ralentit, et les catholiques respirèrent. Cette chapelle royale qu'elle fit bâtir avec tant de magnificence dans son palais de Sommerset rendait à l'Eglise sa première forme. Henriette, digne fille de saint Louis, y animait tout le monde par son exemple, et y soutenait avec gloire par ses retraites, par ses prières et par ses dévotions l'ancienne réputation de la très chrétienne maison de France. Les prêtres de l'Oratoire, que grand Pierre de Bérulle avait conduits avec elle, et après eux les Pères Capucins, y donnèrent, par leur piété, aux autels leur véritable décoration et au service divin sa majesté naturelle. Les prêtres et les religieux, zélés et infatigables pasteurs de ce troupeau affligé, qui vivaient en Angleterre pauvres, errants, travestis, desquels aussi le monde n'était pas digne, venaient reprendre avec joie les marques glorieuses de leur profession dans la chapelle de la reine; et l'Eglise désolée, qui autrefois pouvait à peine gémir librement, et pleurer sa gloire passée, faisait retentir hautement les cantiques de

Sion dans une terre étrangère. Ainsi la pieuse reine consolait la captivité des fidèles, et relevait leur espérance.

Quand Dieu laisse sortir du puits de l'abîme la fumée qui obscurcit le soleil, selon l'expression de l'Apocalypse, c'est-à-dire l'erreur et l'hérésie, quand, pour punir les scandales, ou pour réveiller les peuples et les pasteurs, il permet à l'esprit de séduction de tromper les âmes hautaines, et de répandre partout un chagrin superbe, une indocile curiosité, et un esprit de révolte, il détermine, dans sa sagesse profonde, les limites qu'il veut donner aux malheureux progrès de l'erreur et aux souffrances de son Eglise. Je n'entreprends pas, Chrétiens, de vous dire la destinée des hérésies de ces derniers siècles, ni de marquer le terme fatal dans lequel Dieu a résolu de borner leur cours. Mais, si mon jugement ne me trompe pas, si, rappelant la mémoire des siècles passés, j'en fais un juste rapport à l'état présent, j'ose croire, et je vois les sages concourir à ce sentiment, que les jours d'aveuglement sont écoulés, et qu'il est temps désormais que la lumière revienne. Lorsque le roi Henri VIII, prince en tout le reste accompli, s'égara dans les passions qui ont perdu Salomon et tant d'autres rois, et commença d'ébranler l'autorité de l'Eglise, les sages lui dénoncèrent qu'en remuant ce seul point il mettait tout en péril, et qu'il donnait contre son dessein une licence effrénée aux âges suivants. Les sages le prévirent; mais les sages sont-ils crus en ces temps d'emportement, et ne se rit-on pas de leurs prophéties? Ce qu'une judicieuse prévoyance n'a pu mettre dans l'esprit des hommes, une maîtresse plus impérieuse, je veux dire l'expérience, les a forcés de le croire. Tout ce que la religion a de plus saint a été en proie: l'Angleterre a tant changé, qu'elle ne sait plus elle-même à quoi s'en tenir; et, plus agitée en sa terre et dans ses ports mêmes que l'Océan qui l'environne, elle se voit inondée par l'effroyable débordement de mille sectes bizarres. Qui sait si, étant revenue de ses erreurs prodigieuses touchant la royauté, elle ne poussera pas plus loin ses réflexions, et si, ennuyée de ses changements, elle ne regardera pas avec complaisance l'état qui a précédé? Cependant admirons ici la piété de la reine, qui a su si bien conserver les précieux restes de tant de persécutions. Que de pauvres, que de malheureux, que de familles ruinées pour la cause de la foi, ont subsisté pendant tout le cours de sa vie par l'immense profusion de ses aumônes! Elles se répandaient de toutes parts jusqu'aux dernières extrémités de ses trois royaumes, et, s'étendant, par leur abondance, même sur les ennemis de la foi, elles adoucissaient leur aigreur, et les ramenaient à l'Eglise. Ainsi non seulement elle conservait, mais encore elle augmentait le peuple de Dieu. Les conversions étaient innombrables; et ceux qui en ont été témoins oculaires nous ont appris que, pendant trois ans de séjour qu'elle a fait dans la cour du roi son fils, la seule chapelle royale a vu plus de trois cents convertis, sans parler des autres, abjurer saintement leurs erreurs entre les mains de ses aumôniers. Heureuse d'avoir conservé si soigneusement l'étincelle de ce feu divin que Jésus est venu allumer au monde! Si jamais l'Angleterre revient à soi, si ce levain précieux vient un jour à sanctifier toute cette masse où il a été mêlé par ses royale mains, la postérité la plus éloignée n'aura pas assez de louanges pour célébrer les vertus de la religieuse Henriette, et croira devoir à sa piété l'ouvrage si mémorable du rétablissement de l'Eglise.

Que si l'histoire de l'Eglise garde chèrement la mémoire de cette reine, notre histoire ne taira pas les avantages qu'elle a procurés à sa maison et à sa patrie. Femme et mère très chérie et très honorée, elle a réconcilié avec la France le roi son mari, et le roi son fils. Qui ne sait qu'après la mémorable action de l'île de Ré, et durant ce fameux siège de la Rochelle, cette princesse, prompte à se servir des conjonctures importantes, fit conclure la paix qui empêcha l'Angleterre de continuer son secours aux calvinistes révoltés? Et dans ces dernières années, après que notre grand roi, plus jaloux de sa parole et du salut de ses alliés que de ses propres intérêts, eut déclaré la guerre aux Anglais, ne fut-elle pas encore une sage et heureuse médiatrice? ne réunit-elle pas les deux royaumes? Et depuis encore ne s'est-elle pas appliquée en toutes rencontres à conserver cette même intelligence? Ces soins regardent maintenant vos Altesses Royales; et l'exemple d'une grande reine, aussi bien que le sang de France et d'Angleterre que vous avez uni par votre heureux mariage, vous doit inspirer le désir de travailler sans cesse à l'union de deux rois qui vous sont si proches, et de qui la puissance et la vertu peuvent faire le destin de toute l'Europe.

Monseigneur, ce n'est plus seulement par cette vaillante main et par ce grand coeur que vous acquerrez de la gloire. Dans le calme d'une profonde paix, vous aurez des moyens de vous signaler, et vous pouvez servir l'Etat sans l'alarmer, comme vous avez fait tant de fois, en exposant au milieu des plus grands hasards de la guerre une vie aussi précieuse et aussi nécessaire que la vôtre. Ce service, Monseigneur, n'est pas le seul qu'on attend de vous; et l'on peut tout espérer d'un prince que la sagesse conseille, que la valeur anime, et que la justice accompagne dans toutes ses actions. Mais où m'emporte mon zèle, si loin de mon triste sujet? Je m'arrête à considérer les vertus de Philippe, et je ne songe pas que je vous dois l'histoire des malheurs de Henriette.

J'avoue, en la commençant, que je sens plus que jamais la difficulté de mon entreprise. Quand j'envisage de près les infortunes inouïes d'une si grande reine, je ne trouve plus de paroles, et mon esprit, rebuté de tant d'indignes traitements qu'on a faits à la majesté et à la vertu, ne se résoudrait jamais à se jeter parmi tant d'horreurs si la constance admirable avec laquelle cette princesse a soutenu ses calamités ne surpassait de bien loin les crimes qui les ont causées. Mais en même temps, Chrétiens, un autre soin me travaille. Ce n'est pas un ouvrage humain que je médite. Je ne suis pas ici un historien qui doive vous développer le secret des cabinets, ni l'ordre des batailles, ni les intérêts des partis: il faut que je m'élève au-dessus de l'homme, pour faire trembler toute créature sous les jugements de Dieu. J'entrerai avec David dans les puissances du Seigneur, et j'ai à vous faire voir les merveilles de sa main et de ses conseils, conseils de juste vengeance sur l'Angleterre, conseils de miséricorde pour le salut de la reine, mais conseils marqués par le doigt de Dieu, dont l'empreinte est si vive et si manifeste dans les événements que j'ai à traiter qu'on ne peut résister à cette lumière.

Quelque haut qu'on puisse remonter pour rechercher dans les histoires les exemples des grandes mutations, on trouve que jusques ici elles sont causées, ou par la mollesse, ou par la violence des princes. En effet, quand les princes, négligeant de connaître leurs affaires et leurs armées, ne travaillent qu'à la chasse, comme disait cet historien, n'ont de gloire que pour le luxe, ni d'esprit que pour inventer des plaisirs; ou quand, emportés par leur humeur violente, ils ne gardent plus ni lois ni mesures, et qu'ils ôtent les égards et la crainte aux hommes, en faisant que les maux qu'ils souffrent leur paraissent plus insupportables que ceux qu'ils prévoient: alors ou la licence excessive, ou la patience poussée à l'extrémité, menacent terriblement les maisons régnantes. Charles Ier, roi d'Angleterre, était juste, modéré, magnanime, très instruit de ses affaires et des moyens de régner. Jamais prince ne fut plus capable de rendre la royauté, non seulement vénérable et sainte, mais encore aimable et chère à ses peuples. Que lui peut-on reprocher, sinon la clémence? Je veux bien avouer de lui ce qu'un auteur célèbre a dit de César, qu'il a été clément jusqu'à être obligé de s'en repentir: Caesari proprium et peculiare sit clementiae insigne, qua usque ad poenitentiam omnes superavit. Que ce soit donc là, si l'on veut, l'illustre défaut de Charles aussi bien que de César; mais que ceux qui veulent croire que tout est faible dans les malheureux et dans les vaincus ne pensent pas pour cela nous persuader que la force ait manqué à son courage, ni la vigueur à ses conseils. Poursuivi à toute outrance par l'implacable malignité de la fortune, trahi de tous les siens, il ne s'est pas manqué à lui-même. Malgré les mauvais succès de ses armes infortunées, si on a pu le vaincre, on n'a pas pu le forcer, et comme il n'a jamais refusé ce qui était raisonnable, étant vainqueur, il a toujours rejeté ce qui était faible et injuste, étant captif. J'ai peine à contempler son grand coeur dans ces dernières épreuves. Mais certes il a montré qu'il n'est pas permis aux rebelles de faire perdre la majesté à un roi qui sait se connaître; et ceux qui ont vu de quel front il a paru dans la salle de Westminster, et dans la place de Whitehall, peuvent juger aisément combien il était intrépide à la tête de ses armées, combien auguste et majestueux au milieu de son palais et de sa cour. Grande reine, je satisfais à vos plus tendres désirs quand je célèbre ce monarque, et ce coeur, qui n'a jamais vécu que pour lui, se réveille, tout poudre qu'il est, et devient sensible, même sous ce drap mortuaire, au nom d'un époux si cher, à qui ses ennemis mêmes accorderont le titre de sage et celui de juste, et que la postérité mettra au rang des grands princes, si son histoire trouve des lecteurs dont le jugement ne se laisse pas maîtriser aux événements ni à la fortune.

Ceux qui sont instruits des affaires, étant obligés d'avouer que le roi n'avait point donné d'ouverture ni de prétexte aux excès sacrilèges dont nous abhorrons la mémoire, en accusent la fierté indomptable de la nation; et je confesse que la haine des parricides pourrait jeter les esprits dans ce sentiment. Mais quand on considère de plus près l'histoire de ce grand royaume, et particulièrement les derniers règnes, où l'on voit non seulement les rois majeurs, mais encore les pupilles, et les reines même si absolues et si redoutées, quand on regarde la facilité incroyable avec laquelle la religion a été ou renversée ou rétablie par Henri, par Edouard, par Marie, par Elisabeth, on ne trouve, ni la nation si rebelle, ni ses Parlements si fiers et si factieux: au contraire, on est obligé de reprocher à ces peuples d'avoir été trop soumis, puisqu'ils ont sous le joug leur foi même et leur conscience. N'accusons donc pas aveuglément le naturel des habitants de l'île la plus célèbre du monde, qui, selon les plus fidèles histoires, tirent leur origine des Gaules; et ne croyons pas que les Merciens, les Danois et les Saxons aient tellement corrompu en eux ce que nos pères leur avaient donné de bon sang qu'ils soient capables de s'emporter à des procédés si barbares s'il ne s'y était mêlé d'autres causes. Qu'est-ce donc qui les a poussés? Quelle force, quel transport, quelle intempérie a causé ces agitations et ces violences? N'en doutons pas, Chrétiens: les fausses religions, le libertinage d'esprit, la fureur de disputer des choses divines sans fin, sans règle, sans soumission a emporté les courages. Voilà les ennemis que la reine a eu à combattre, et que ni sa prudence ni sa douceur ni sa fermeté n'ont pu vaincre.

J'ai déjà dit quelque chose de la licence où se jettent les esprits quand on ébranle les fondements de la religion et qu'on remue les bornes une fois posées. Mais, comme la matière que je traite me fournit un exemple manifeste et unique dans tous les siècles de ces extrémités furieuses, il est, Messieurs, de la nécessité de mon sujet de remonter jusques au principe, et de vous conduire pas à pas par tous les excès où le mépris de la religion ancienne, et celui de l'autorité de l'Eglise, ont été capables de pousser les hommes.

Donc la source de tout le mal est que ceux qui n'ont pas craint de tenter au siècle passé la réformation par le schisme, ne trouvant point de plus fort rempart contre toutes leurs nouveautés que la sainte autorité de l'Eglise, ils ont été obligés de la renverser. Ainsi les décrets des conciles, la doctrine des Pères, et leur sainte unanimité, l'ancienne tradition du Saint-Siège et de l'Eglise catholique n'ont plus été comme autrefois des lois sacrées et inviolables. Chacun s'est fait à soi-même un tribunal où il s'est rendu l'arbitre de sa croyance; et, encore qu'il semble que les novateurs aient voulu retenir les esprits en les renfermant dans les limites de l'Ecriture sainte, comme ce n'a été qu'à condition que chaque fidèle en deviendrait l'interprète et croirait que le Saint-Esprit lui en dicte l'explication, il n'y a point de particulier qui ne se voie autorisé par cette doctrine à adorer ses inventions, à consacrer ses erreurs, à appeler Dieu tout ce qu'il pense. Dès lors on a bien prévu que, la licence n'ayant plus de frein, les sectes se multiplieraient jusqu'à l'infini; que l'opiniâtreté serait invincible; et que, tandis que les uns ne cesseraient de disputer, ou donneraient leurs rêveries pour inspirations, les autres, fatigués de tant de folles visions, et ne pouvant plus reconnaître la majesté de la religion déchirée par tant de sectes, iraient enfin chercher un repos funeste, et une entière indépendance, dans l'indifférence des religions, ou dans l'athéisme.

Tels, et plus pernicieux encore, comme vous verrez dans la suite, sont les effets naturels de cette nouvelle doctrine. Mais de même qu'une eau débordée ne fait pas partout les mêmes ravages, parce que sa rapidité ne trouve pas partout les mêmes penchants et les mêmes ouvertures, ainsi, quoique cet esprit d'indocilité et d'indépendance soit également répandu dans toutes les hérésies de ces derniers siècles, il n'a pas produit universellement les mêmes effets: il a reçu diverses limites, suivant que la crainte, ou les intérêts, ou l'humeur des particuliers et des nations, ou enfin la puissance divine, qui donne quand il lui plaît des bornes secrètes aux passions des hommes les plus emportées, l'ont différemment retenu. Que s'il s'est montré tout entier à l'Angleterre, et si sa malignité s'y est déclarée sans réserve, les rois en ont souffert, mais aussi les rois en ont été cause. Ils ont trop fait sentir aux peuples que l'ancienne religion se pouvait changer. Les sujets ont cessé d'en révérer les maximes, quand ils les ont vu céder aux passions et aux intérêts de leurs princes. Ces terres trop remuées, et devenues incapables de consistance, sont tombées de toutes parts, et n'ont fait voir que d'effroyables précipices. J'appelle ainsi tant d'erreurs téméraires et extravagantes qu'on voyait paraître tous les jours. Ne croyez pas que ce soit seulement la querelle de l'épiscopat, ou quelques chicanes sur la liturgie anglicane, qui aient ému les Communes. Ces disputes n'étaient encore que de faibles commencements, par où ces esprits turbulents faisaient comme un essai de leur liberté. Mais quelque chose de plus violent se remuait dans le fond des coeurs: c'était un dégoût secret de tout ce qui a de l'autorité et une démangeaison d'innover sans fin, après qu'on en a vu le premier exemple.

Ainsi les Calvinistes, plus hardis que les Luthériens, ont servi à établir les Sociniens, qui ont été plus loin qu'eux, et dont ils grossissent tous les jours le parti. Les sectes infinies des Anabaptistes sont sorties de cette même source; et leurs opinions, mêlées au calvinisme, ont fait naître les Indépendants, qui n'ont point eu de bornes, parmi lesquels on voit les Trembleurs, gens fanatiques, qui croient que toutes leurs rêveries leur sont inspirées; et ceux qu'on nomme Chercheurs, à cause que dix-sept cents ans après Jésus-Christ ils cherchent encore la religion, et n'en ont point d'arrêtée.

C'est, Messieurs, en cette sorte que les esprits une fois émus, tombant de ruines en ruines, se sont divisés en tant de sectes. En vain les rois d'Angleterre ont cru les pouvoir retenir sur cette pente dangereuse en conservant l'épiscopat. Car que peuvent des évêques qui ont anéanti eux-mêmes l'autorité de leur chaire et la révérence qu'on doit à la succession, en condamnant ouvertement leurs prédécesseurs jusques à la source même de leur sacre, c'est-à-dire jusqu'au pape saint Grégoire et au saint moine Augustin, son disciple, et le premier apôtre de la nation anglaise? Qu'est-ce que l'épiscopat quand il se sépare de l'Eglise qui est son tout, aussi bien que du Saint-Siège qui est son centre, pour s'attacher contre sa nature à la royauté comme à son chef? Ces deux puissances d'un ordre si différent ne s'unissent pas, mais s'embarrassent mutuellement quand on les confond ensemble; et la majesté des rois d'Angleterre serait demeurée plus inviolable si, contente de ses droits sacrés, elle n'avait point voulu attirer à soi les droits et l'autorité de l'Eglise. Ainsi rien n'a retenu la violence des esprits féconds en erreurs, et Dieu, pour punir l'irréligieuse instabilité de ces peuples, les a livrés à l'intempérance de leur folle curiosité, en sorte que l'ardeur de leurs disputes insensées, et leur religion arbitraire, est devenue la plus dangereuse de leurs maladies.

Il ne faut point s'étonner s'ils perdirent le respect de la majesté et des lois, ni s'ils devinrent factieux, rebelles et opiniâtres. On énerve la religion quand on la change, et on lui ôte un certain poids, qui seul est capable de tenir les peuples. Ils ont dans le fond du coeur je ne sais quoi d'inquiet qui s'échappe, si on leur ôte ce frein nécessaire, et on ne leur laisse plus rien à ménager quand on leur permet de se rendre maîtres de leur religion. C'est de là que nous est né ce prétendu règne de Christ, inconnu jusques alors au christianisme, qui devait anéantir toute la royauté, et égaler tous les hommes; songe séditieux des Indépendants; et leur chimère impie et sacrilège: tant il est vrai que tout se tourne en révoltes et en pensées séditieuses quand l'autorité de la religion est anéantie! Mais pourquoi chercher des preuves d'une vérité que le Saint-Esprit a prononcée par une sentence manifeste? Dieu même menace les peuples qui altèrent la religion qu'il a établie de se retirer du milieu d'eux, et par là de les livrer aux guerres civiles. Ecoutez comme il parle par la bouche du prophète Zacharie: Leur âme, dit le Seigneur, a varié envers moi, quand ils ont si souvent changé la religion, et je leur ai dit: Je ne serai plus votre pasteur, c'est-à-dire: je vous abandonnerai à vous-mêmes, et à votre cruelle destinée; et voyez la suite: Que ce qui doit mourir aille à la mort; que ce qui doit être retranché soit retranché. Entendez-vous ces paroles? Et que ceux qui demeureront se dévorent les uns les autres. O prophétie trop réelle, et trop véritablement accomplie! La reine avait bien raison de juger qu'il n'y avait point de moyen d'ôter les causes des guerres civiles qu'en retournant à l'unité catholique, qui a fait fleurir durant tant de siècles l'Eglise et la monarchie d'Angleterre autant que les plus saintes Eglises et les plus illustres monarchies du monde. Ainsi, quand cette pieuse princesse servait l'Eglise; elle croyait servir l'Etat; elle croyait assurer au roi des serviteurs en conservant à Dieu des fidèles. L'expérience a justifié ses sentiments, et il est vrai que le roi son fils n'a rien trouvé de plus ferme dans son service que ces catholiques si haïs, si persécutés, que lui avait sauvés la reine sa mère. En effet il est visible que, puisque la séparation et la révolte contre l'autorité de l'Eglise a été la source d'où sont dérivés tous les maux, on n'en trouvera jamais les remèdes que par le retour à l'unité, et par la soumission ancienne. C'est le mépris de cette unité qui a divisé l'Angleterre. Que si vous me demandez comment tant de factions opposées, et tant de sectes incompatibles, qui se devaient apparemment détruire le unes les autres, ont pu si opiniâtrement conspirer ensemble contre le trône royal, vous l'allez apprendre.

Un homme s'est rencontré d'une profondeur d'esprit incroyable, hypocrite raffiné autant qu'habile politique, capable de tout entreprendre et de tout cacher, également actif et infatigable dans la paix et dans la guerre, qui ne laissait rien à la fortune de ce qu'il pouvait lui ôter par conseil et par prévoyance; mais au reste si vigilant et si prêt à tout, qu'il n'a jamais manqué les occasions qu'elle lui a présentées; enfin, un de ces esprits remuants et audacieux qui semblent être nés pour changer le monde. Que le sort de tels esprits est hasardeux, et qu'il en paraît dans l'histoire à qui leur audace a été funeste! Mais aussi que ne font-ils pas, quand il plaît à Dieu de s'en servir? Il fut donné à celui-ci de tromper les peuples, et de prévaloir contre les rois. Car, comme il eut aperçu que dans ce mélange infini de sectes, qui n'avaient plus de règles certaines, le plaisir de dogmatiser sans être repris ni contraint par aucune autorité ecclésiastique ni séculière était le charme qui possédait les esprits, il sut si bien les concilier par là qu'il fit un corps redoutable de cet assemblage monstrueux. Quand une fois on a trouvé le moyen de prendre la multitude par l'appât de la liberté, elle suit en aveugle, pourvu qu'elle en entende seulement le nom. Ceux-ci, occupés du premier objet qui les avait transportés, allaient toujours, sans regarder qu'ils allaient à la servitude, et leur subtil conducteur qui, en combattant, en dogmatisant, en mêlant mille personnages divers, en faisant le docteur et le prophète, aussi bien que le soldat et le capitaine, vit qu'il avait tellement enchanté le monde qu'il était regardé de toute l'armée comme un chef envoyé de Dieu pour la protection de l'indépendance, commença à s'apercevoir qu'il pouvait encore les pousser plus loin. Je ne vous raconterai pas la suite trop fortunée de ses entreprises, ni ses fameuses victoires dont la vertu était indignée, ni cette longue tranquillité qui a étonné l'univers. C'était le conseil de Dieu d'instruire les rois à ne point quitter son Eglise. Il voulait découvrir par un grand exemple tout ce que peut l'hérésie, combien elle est naturellement indocile et indépendante, combien fatale à la royauté et à toute autorité légitime. Au reste, quand ce grand Dieu a choisi quelqu'un pour être l'instrument de ses desseins, rien n'en arrête le cours; ou il enchaîne, ou il aveugle, ou il dompte tout ce qui est capable de résistance. Je suis le Seigneur, dit-il par la bouche de Jérémie; c'est moi qui ai fait la terre avec les hommes et les animaux et je la mets entre les mains de qui il me plaît. Et maintenant j'ai voulu soumettre ces terres à Nabuchodonosor, roi de Babylone, mon serviteur. Il l'appelle son serviteur, quoiqu'infidèle, à cause qu'il l'a nommé pour exécuter ses décrets. Et j'ordonne, poursuit-il, que tout lui soit soumis, jusqu'aux animaux: tant il est vrai que tout ploie et que tout est souple quand Dieu le commande! Mais écoutez la suite de la prophétie: je veux que ces peuples lui obéissent, et qu'ils obéissent encore à son fils, jusqu'à ce que le temps des uns et des autres vienne. Voyez, Chrétiens, comme les temps sont marqués, comme les générations sont comptées: Dieu détermine jusques à quand doit durer l'assoupissement, et quand aussi se doit réveiller le monde.

Tel a été le sort de l'Angleterre. Mais que dans cette effroyable confusion de toutes choses il est beau de considérer ce que la grande Henriette a entrepris pour le salut de ce royaume, ses voyages, ses négociations, ses traités, tout ce que sa prudence et son courage opposaient à la fortune de l'Etat, et enfin sa constance par laquelle, n'ayant pu vaincre la violence de la destinée, elle en a si noblement soutenu l'effort! Tous les jours elle ramenait quelqu'un des rebelles, et, de peur qu'ils ne fussent malheureusement engagés à faillir toujours parce qu'ils avaient failli une fois, elle voulait qu'ils trouvassent leur refuge dans sa parole. Ce fut entre ses mains que le gouverneur de Scarborough remit ce port et ce château inaccessible. Les deux Hotham père et fils, qui avaient donné le premier exemple de perfidie en refusant au roi même les portes de la forteresse et du port de Hull, choisirent la reine pour médiatrice, et devaient rendre au roi cette place, avec celle de Beverley; mais ils furent prévenus et décapités, et Dieu, qui voulut punir leur honteuse désobéissance par les propres mains des rebelles, ne permit pas que le roi profitât de leur repentir. Elle avait encore gagné un maire de Londres, dont le crédit était grand, et plusieurs autres chefs de la faction. Presque tous ceux qui lui parlaient se rendaient à elle, et si Dieu n'eût point été inflexible, si l'aveuglement des peuples n'eût pas été incurable, elle aurait guéri les esprits, et le parti le plus juste aurait été le plus fort.

On sait, Messieurs, que la reine a souvent exposé sa personne dans ces conférences secrètes; mais j'ai à vous faire voir de plus grands hasards. Les rebelles s'étaient saisis des arsenaux et des magasins, et malgré la défection de tant de sujets, malgré l'infâme désertion de la milice même, il était encore plus aisé au roi de lever des soldats que de les armer. Elle abandonne, pour avoir des armes et des munitions, non seulement ses joyaux, mais encore le soin de sa vie. Elle se met en mer au mois de février, malgré l'hiver et les tempêtes, et, sous prétexte de conduire en Hollande la princesse royale, sa fille aînée, qui avait été mariée à Guillaume, prince d'Orange, elle va pour engager les Etats dans les intérêts du roi, lui gagner des officiers, lui amener des munitions. L'hiver ne l'avait pas effrayée, quand elle partit d'Angleterre; l'hiver ne l'arrête pas onze mois après, quand il faut retourner auprès du roi: mais le succès n'en fut pas semblable. Je tremble au seul récit de la tempête furieuse dont sa flotte fut battue durant dix jours. Les matelots furent alarmés jusqu'à perdre l'esprit, et quelques-uns d'entre eux se précipitèrent dans les ondes. Elle, toujours intrépide autant que les vagues étaient émues, rassurait tout le monde par sa fermeté; elle excitait ceux qui l'accompagnaient à espérer en Dieu, qui faisait toute sa confiance; et pour éloigner de leur esprit les funestes idées de la mort qui se présentait de tous côtés, elle disait, avec un air de sérénité qui semblait déjà ramener le calme, que les reines ne se noyaient pas. Hélas! elle est réservée à quelque chose de bien plus extraordinaire! et, pour s'être sauvée du naufrage, ses malheurs n'en seront pas moins déplorables. Elle vit périr ses vaisseaux, et presque toute l'espérance d'un si grand secours. L'amiral, où elle était, conduit par la main de celui qui domine sur la profondeur de la mer et qui dompte ses flots soulevés, fut repoussé aux ports de Hollande, et tous les peuples furent étonnés d'une délivrance si miraculeuse.

Ceux qui sont échappés du naufrage disent un éternel adieu à la mer et aux vaisseaux; et, comme disait un ancien auteur, ils n'en peuvent même supporter la vue. Cependant, onze jours après, ô résolution étonnante! la reine, à peine sortie d'une tourmente si épouvantable, pressée du désir de revoir le roi et de le secourir, ose encore se commettre à la furie de l'Océan et à la rigueur de l'hiver. Elle ramasse quelques vaisseaux qu'elle charge d'officiers et de munitions, et repasse enfin en Angleterre. Mais qui ne serait étonné de la cruelle destinée de cette princesse? Après s'être sauvée des flots, une autre tempête lui fut presque fatale. Cent pièces de canon tonnèrent sur elle à son arrivée, et la maison où elle entra fut percée de leurs coups. Qu'elle eut d'assurance dans cet effroyable péril! mais qu'elle eut de clémence pour l'auteur d'un si noir attentat! On l'amena prisonnier peu de temps après; elle lui pardonna son crime, le livrant pour tout supplice à sa conscience, et à la honte d'avoir entrepris sur la vie d'une princesse si bonne et si généreuse: tant elle était au-dessus de la vengeance aussi bien que de la crainte! Mais ne la verrons-nous jamais auprès du roi, qui souhaite si ardemment son retour? Elle brûle du même désir, et déjà je la vois paraître dans un nouvel appareil. Elle marche comme un général à la tête d'une armée royale, pour traverser des provinces que les rebelles tenaient presque toutes. Elle assiège et prend d'assaut en passant une place considérable qui s'opposait à sa marche; elle triomphe, elle pardonne, et enfin le roi la vient recevoir dans une campagne où il avait remporté l'année précédente une victoire signalée sur le général Essex. Une heure après on apporta la nouvelle d'une grande bataille gagnée. Tout semblait prospérer par sa présence; les rebelles étaient consternés; et si la reine en eût été crue, si, au lieu de diviser les armées royales et de les amuser contre son avis aux sièges infortunés de Hull et de Glocester, on eût marché droit à Londres, l'affaire était décidée, et cette campagne eût fini la guerre. Mais le moment fut manqué. Le terme fatal approchait, et le Ciel, qui semblait suspendre, en faveur de la piété de la reine, la vengeance qu'il méditait, commença à se déclarer. Tu sais vaincre, disait un brave Africain au plus rusé capitaine qui fut jamais, mais tu ne sais pas user de ta victoire: Rome, que tu tenais, t'échappe, et le destin ennemi t'a ôté tantôt le moyen, tantôt la pensée de la prendre. Depuis ce malheureux moment tout alla visiblement en décadence, et les affaires furent sans retour. La reine, qui se trouva grosse, et qui ne put par tout son crédit faire abandonner ces deux sièges qu'on vit enfin si mal réussir, tomba en langueur, et tout l'Etat languit avec elle. Elle fut contrainte de se séparer d'avec le roi, qui était presque assiégé dans Oxford, et ils se dirent un adieu bien triste, quoiqu'ils ne sussent pas que c'était le dernier. Elle se retire à Exeter, ville forte, où elle fut elle-même bientôt assiégée. Elle y accoucha d'une princesse, et se vit douze jours après contrainte de prendre la fuite pour se réfugier en France.

Princesse, dont la destinée est si grande et si glorieuse, faut-il que vous naissiez en la puissance des ennemis de votre maison? O Eternel! veillez sur elle; anges saints, rangez à l'entour vos escadrons invisibles, et faites la garde autour du berceau d'une princesse si grande et si délaissée. Elle est destinée au sage et valeureux Philippe, et doit des princes à la France dignes de lui, dignes d'elle et de leurs aïeux. Dieu l'a protégée, Messieurs. Sa gouvernante, deux ans après, tire ce précieux enfant des mains des rebelles, et, quoiqu'ignorant sa captivité et sentant trop sa grandeur, elle se découvre elle-même, quoique refusant tous les autres noms elle s'obstine à dire qu'elle est la Princesse, elle est enfin amenée auprès de la reine sa mère, pour faire sa consolation durant ses malheurs, en attendant qu'elle fasse la félicité d'un grand prince et la joie de toute la France. Mais j'interromps l'ordre de mon histoire. J'ai dit que la reine fut obligée à se retirer de son royaume. En effet elle partit des ports d'Angleterre à la vue des vaisseaux des rebelles, qui la poursuivaient de si près qu'elle entendait presque leurs cris et leurs menaces insolentes. O voyage bien différent de celui qu'elle avait fait sur la même mer lorsque, venant prendre possession du sceptre de la Grand'Bretagne, elle voyait pour ainsi dire les ondes se courber sous elle, et soumettre toutes leurs vagues à la dominatrice des mers! Maintenant, chassée, poursuivie par ses ennemis implacables, qui avaient eu l'audace de lui faire son procès, tantôt sauvée, tantôt presque prise, changeant de fortune à chaque quart d'heure, n'ayant pour elle que Dieu et son courage inébranlable, elle n'avait ni assez de vents ni assez de voiles pour favoriser sa fuite précipitée. Mais enfin elle arrive à Brest, où après tant de maux il lui fut permis de respirer un peu.

Quand je considère en moi-même les périls extrêmes et continuels qu'a courus cette princesse sur la mer et sur la terre durant l'espace de près de dix ans, et que d'ailleurs je vois que toutes les entreprises sont inutiles contre sa personne pendant que tout réussit d'une manière surprenante contre l'Etat, que puis-je penser autre chose, sinon que la Providence, autant attachée à lui conserver la vie qu'à renverser sa puissance, a voulu quelle survéquît à ses grandeurs afin qu'elle pût survivre aux attachements de la terre, et aux sentiments d'orgueil qui corrompent d'autant plus les âmes qu'elles sont plus grandes et plus élevées? Ce fut un conseil à peu près semblable qui abaissa autrefois David sous la main du rebelle Absalon. Le voyez-vous, ce grand roi, dit le saint et éloquent prêtre de Marseille; le voyez-vous seul, abandonné, tellement déchu dans l'esprit des siens qu'il devient un objet de mépris aux uns, et, ce qui est plus insupportable à un grand courage, un objet de pitié aux autres? ne sachant, poursuit Salvien, de laquelle de ces deux choses il avait le plus à se plaindre, ou de ce que Siba le nourrissait, ou de ce que Sémei avait l'insolence de le maudire. Voilà, Messieurs, une image, mais imparfaite, de la reine d'Angleterre quand après de si étranges humiliations elle fut encore contrainte de paraître au monde, et d'étaler, pour ainsi dire, à la France même, et au Louvre, où elle était née avec tant de gloire, toute l'étendue de sa misère. Alors elle put bien dire, avec le prophète Isaïe: Le Seigneur des armées a fait ces choses, pour anéantir tout le faste des grandeurs humaines, et tourner en ignominie ce que l'univers a de plus auguste. Ce n'est pas que la France ait manqué à la fille de Henri le Grand. Anne la magnanime, la pieuse, que nous ne nommerons jamais sans regret, la reçut d'une manière convenable à la majesté des deux reines. Mais les affaires du roi ne permettant pas que cette sage régente pût proportionner le remède au mal, jugez de l'état de ces deux princesses. Henriette, d'un si grand coeur, est contrainte de demander du secours; Anne, d'un si grand coeur, ne peut en donner assez. Si l'on eût pu avancer ces belles années dont nous admirons maintenant le cours glorieux, Louis, qui entend de si loin les gémissements des chrétiens affligés, qui, assuré de sa gloire dont la sagesse de ses conseils et la droiture de ses intentions lui répondent toujours malgré l'incertitude des événements, entreprend lui seul la cause commune, et porte ses armes redoutées à travers des espaces immenses de mer et de terre, aurait-il refusé son bras à ses voisins, à ses alliés, à son propre sang, aux droits sacrés de la royauté, qu'il sait si bien maintenir? Avec quelle puissance l'Angleterre l'aurait-elle vu invincible défenseur, ou vengeur présent de la majesté violée! Mais Dieu n'avait laissé aucune ressource au roi d'Angleterre: tout lui manque, tout lui est contraire. Les Ecossais, à qui il se donne, le livrent aux parlementaires anglais, et les gardes fidèles de nos rois trahissent le leur. Pendant que le Parlement d'Angleterre songe à congédier l'armée, cette armée, toute indépendante, réforme elle-même à sa mode le Parlement, qui eût gardé quelques mesures, et se rend maîtresse de tout. Ainsi le roi est mené de captivité en captivité; et la reine remue en vain la France, la Hollande, la Pologne même, et les puissances du Nord les plus éloignées. Elle ranime les Ecossais, qui arment trente mille hommes: elle fait avec le duc de Lorraine une entreprise pour la délivrance du roi son seigneur, dont le succès paraît infaillible, tant le concert en est juste. Elle retire ses chers enfants, l'unique espérance de sa maison, et confesse à cette fois que parmi les plus mortelles douleurs on est encore capable de joie. Elle console le roi, qui lui écrit de sa prison même qu'elle seule soutient son esprit, et qu'il ne faut craindre de lui aucune bassesse parce que sans cesse il se souvient qu'il est à elle. O mère, ô femme, ô reine admirable, et digne d'une meilleure fortune, si les fortunes de la terre étaient quelque chose! Enfin il faut céder à votre sort. Vous avez assez soutenu l'Etat, qui est attaqué par une force invincible et divine: il ne reste plus désormais, sinon que vous teniez ferme parmi ses ruines.

Comme un colonne, dont la masse solide paraît le plus ferme appui d'un temple ruineux, lorsque ce grand édifice, qu'elle soutenait, fond sur elle sans l'abattre, ainsi la reine se montre le ferme soutien de l'Etat lorsqu'après en avoir longtemps porté le faix, elle n'est pas même courbée sous sa chute.

Qui cependant pourrait exprimer ses justes douleurs? Qui pourrait raconter ses plaintes? Non, Messieurs, Jérémie lui-même, qui seul semble être capable d'égaler les lamentations aux calamités, ne suffirait pas à de tels regrets. Elle s'écrie avec ce prophète: Voyez, Seigneur, mon affliction. Mon ennemi s'est fortifié, et mes enfants sont perdus. Le cruel a mis sa main sacrilège sur ce qui m'était le plus cher. La royauté a été profanée, et les princes sont foulés aux pieds. Laissez-moi, je pleurerai amèrement; n'entreprenez pas de me consoler. L'épée a frappé au dehors, mais je sens en moi-même une mort semblable.

Mais, après que nous avons écouté ses plaintes, saintes Filles, ses chères amies (car elle voulait bien vous nommer ainsi), vous qui l'avez vue si souvent gémir devant les autels de son unique protecteur, et dans le sein desquelles elle a versé les secrètes consolations qu'elle en recevait, mettez fin à ce discours, en nous racontant les sentiments chrétiens dont vous avez été les témoins fidèles. Combien de fois a-t-elle en ce lieu remercié Dieu humblement de deux grandes grâces: l'une, de l'avoir fait chrétienne; l'autre, Messieurs, qu'attendez-vous? Peut-être d'avoir rétabli les affaires du roi son fils? Non. C'est de l'avoir fait reine malheureuse. Ah! je commence à regretter les bornes étroites du lieu où je parle! Il faut éclater, percer cette enceinte, et faire retenir bien loin une parole qui ne peut être assez entendue. Que ses douleurs l'ont rendue savante dans la science de l'Evangile, et qu'elle a bien connu la religion et la vertu de la croix, quand elle a uni le christianisme avec les malheurs! Les grandes prospérités nous aveuglent, nous transportent, nous égarent, nous font oublier Dieu, nous-mêmes, et les sentiments de la foi. De là naissent des monstres de crimes, des raffinements de plaisir, des délicatesses d'orgueil, qui ne donnent que trop de fondements à ces terribles malédictions que Jésus-Christ a prononcées dans son Evangile: Malheur à vous qui riez! malheur à vous qui êtes pleins et contents du monde! Au contraire, comme le christianisme a pris sa naissance de la croix, ce sont aussi les malheurs qui le fortifient. Là on expie ses péchés; là on épure ses intentions; là on transporte ses désirs de la terre au ciel; là on perd tout le goût du monde et on cesse de s'appuyer sur soi-même et sur sa prudence. Il ne faut pas se flatter; les plus expérimentés dans les affaires font des fautes capitales. Mais que nous nous pardonnons aisément nos fautes, quand la fortune nous les pardonne! et que nous nous croyons bientôt les plus éclairés et les plus habiles, quand nous sommes les plus élevés et les plus heureux! Les mauvais succès sont les seuls maîtres qui peuvent nous reprendre utilement, et nous arracher cet aveu d'avoir failli, qui coûte tant à notre orgueil. Alors, quand les malheurs nous ouvrent les yeux, nous repassons avec amertume sur tous nos faux pas; nous nous trouvons également accablés de ce que nous avons fait et de ce que nous avons manqué de faire, et nous ne savons plus par où excuser cette prudence présomptueuse qui se croyait infaillible. Nous voyons que Dieu seul est sage; et en déplorant vainement les fautes qui ont ruiné nos affaires, une meilleure réflexion nous apprend à déplorer celles qui ont perdu notre éternité, avec cette singulière consolation, qu'on les répare quand on les pleure.

Dieu a tenu douze ans sans relâche, sans aucune consolation de la part des hommes, notre malheureuse reine (donnons-lui hautement ce titre, dont elle a fait un sujet d'actions de grâces), lui faisant étudier sous sa main ces dures, mais solides leçons. Enfin, fléchi par ses voeux et par son humble patience, il a rétabli la maison royale. Charles II est reconnu, et l'injure des rois a été vengée. Ceux que les armes n'avaient pu vaincre, ni les conseils ramener, sont revenus tout à coup d'eux-mêmes: déçus par leur liberté, ils en ont à la fin détesté l'excès, honteux d'avoir eu tant de pouvoir, et leurs propres succès leur faisant horreur. Nous savons que ce prince magnanime eût pu hâter ses affaires, en se servant de la main de ceux qui s'offraient à détruire la tyrannie par un seul coup. Sa grande âme a dédaigné ces moyens trop bas. Il a cru qu'en quelque état que fussent les rois, il était de leur majesté de n'agir que par les lois ou par les armes. Ces lois, qu'il a protégées, l'ont rétabli presque toutes seules: il règne paisible et glorieux sur le trône de ses ancêtres, et fait régner avec lui la justice, la sagesse et la clémence.

Il est inutile de vous dire combien la reine fut consolée par ce merveilleux événement; mais elle avait appris par ses malheurs à ne changer pas dans un si grand changement de son état. Le monde une fois banni n'eut plus de retour dans son coeur. Elle vit avec étonnement que Dieu, qui avait rendu inutiles tant d'entreprises et tant d'efforts, parce qu'il attendait l'heure qu'il avait marquée, quand elle fut arrivée, alla prendre comme par la main le roi son fils, pour le conduire à son trône. Elle se soumit plus que jamais à cette main souveraine, qui tient du plus haut des cieux les rênes de tous les empires; et, dédaignant les trônes qui peuvent être usurpés, elle attacha son affection au royaume où l'on ne craint point d'avoir des égaux, et où l'on voit sans jalousie ses concurrents. Touchée de ces sentiments, elle aima cette humble maison plus que ses palais. Elle ne se servit plus de son pouvoir que pour protéger la foi catholique, pour multiplier ses aumônes, et pour soulager plus abondamment les familles réfugiées de ses trois royaumes et tous ceux qui avaient été ruinés pour la cause de la religion ou pour le service du roi. Rappelez en votre mémoire avec quelle circonspection elle ménageait le prochain, et combien elle avait d'aversion pour les discours empoisonnés de la médisance. Elle savait de quel poids est non seulement la moindre parole, mais le silence même des princes, et combien la médisance se donne d'empire, quand elle a osé seulement paraître en leur auguste présence. Ceux qui la voyaient attentive à peser toutes ses paroles jugeaient bien qu'elle était sans cesse sous la vue de Dieu et que, fidèle imitatrice de l'institut de Sainte-Marie, jamais elle ne perdait la sainte présence de la majesté divine. Aussi rappelait-elle souvent ce précieux souvenir par l'oraison, et par la lecture du livre de l'Imitation de Jésus, où elle apprenait à se conformer au véritable modèle des chrétiens. Elle veillait sans relâche sur sa conscience. Après tant de maux et tant de traverses, elle ne connut plus d'autres ennemis que ses péchés. Aucun ne lui sembla léger: elle en faisait un rigoureux examen; et soigneuse de les expier par la pénitence et par les aumônes, elle était si bien préparée que la mort n'a pu la surprendre, encore qu'elle soit venue sous l'apparence du sommeil. Elle est morte, cette grande reine; et par sa mort elle a laissé un regret éternel, non seulement à Monsieur et à Madame, qui, fidèles à tous leurs devoirs, ont eu pour elle des respects si soumis, si sincères, si persévérants, mais encore à tous ceux qui ont eu l'honneur de la servir ou de la connaître. Ne plaignons plus ses disgrâces, qui font maintenant sa félicité. Si elle avait été plus fortunée, son histoire serait plus pompeuse, mais ses oeuvres seraient moins pleines, et avec des titres superbes elle aurait peut-être paru vide devant Dieu. Maintenant qu'elle a préféré la croix au trône, et qu'elle a mis ses malheurs au nombre des plus grandes grâces, elle recevra les consolations qui sont promises à ceux qui pleurent. Puisse donc ce Dieu de miséricorde accepter ses afflictions en sacrifice agréable! Puisse-t-il la placer au sein d'Abraham et, content de ses maux, épargner désormais à sa famille et au monde de si terribles leçons!

 

Oraison funèbre de Henriette-Anne d'Angleterre

Duchesse d'Orléans

Prononcée à Saint-Denis le vingt et unième jour d'août 1670.

Vanitas vanitatum, dixit Ecclesiastes; vanitas vanitatum, et omnia vanitas.

(Eccl., I.)

Vanité des vanités, a dit l'Ecclésiaste; vanité des vanités, et tout est vanité.

Monseigneur,

J'étais donc encore destiné à rendre ce devoir funèbre à très haute et très puissante princesse Henriette-Anne d'Angleterre, Duchesse d'Orléans. Elle, que j'avais vue si attentive pendant que je rendais le même devoir à la reine sa mère, devait être si tôt après le sujet d'un discours semblable; et ma triste voix était réservée à ce déplorable ministère. O vanité! ô néant! ô mortels ignorants de leurs destinées! L'eût-elle cru il y a dix mois? Et vous, Messieurs, eussiez-vous pensé, pendant qu'elle versait tant de larmes en ce lieu, qu'elle dût si tôt vous y rassembler pour la pleurer elle-même? Princesse, le digne objet de l'admiration de deux grands royaumes, n'était-ce pas assez que l'Angleterre pleurât votre absence, sans être encore réduite à pleurer votre mort? et la France, qui vous revit avec tant de joie environnée d'un nouvel éclat, n'avait-elle plus d'autres pompes et d'autres triomphes pour vous, au retour de ce voyage fameux d'où vous aviez remporté tant de gloire et de si belles espérances? Vanité des vanités, et tout est vanité. C'est la seule parole qui me reste; c'est la seule réflexion que me permet, dans un accident si étrange, une si juste et si sensible douleur. Aussi n'ai-je point parcouru les livres sacrés pour y trouver quelque texte que je pusse appliquer à cette princesse. J'ai pris sans étude et sans choix les premières paroles que me présente l'Ecclésiaste, où quoique la vanité ait été si souvent nommée, elle ne l'est pas encore assez à mon gré pour le dessein que je me propose. Je veux dans un seul malheur déplorer toutes les calamités du genre humain, et dans une seule mort faire voir la mort et le néant de toutes les grandeurs humaines. Ce texte, qui convient à tous les états et à tous les événements de notre vie, par une raison particulière devient propre à mon lamentable sujet, puisque jamais les vanités de la terre n'ont été si clairement découvertes, ni si hautement confondues. Non, après ce que nous venons de voir, la santé n'est qu'un nom, la vie n'est qu'un songe, la gloire n'est qu'une apparence, les grâces et les plaisirs ne sont qu'un dangereux amusement: tout est vain en nous, excepté le sincère aveu que nous faisons devant Dieu de nos vanités, et le jugement arrêté qui nous fait mépriser tout ce que nous sommes.

Mais dis-je la vérité? L'homme, que Dieu a fait à son image, n'est-il qu'une ombre? Ce que Jésus-Christ est venu chercher du ciel en la terre, ce qu'il a cru pouvoir, sans se ravilir, acheter de tout son sang, n'est-ce qu'un rien? Reconnaissons notre erreur. Sans doute ce triste spectacle des vanités humaines nous imposait, et l'espérance publique frustrée tout à coup par la mort de cette princesse nous poussait trop loin. Il ne faut pas permettre à l'homme de se mépriser tout entier, de peur que, croyant avec les impies que notre vie n'est qu'un jeu où règne le hasard, il ne marche sans règle et sans conduite au gré de ses aveugles désirs. C'est pour cela que l'Ecclésiaste, après avoir commencé son divin ouvrage par les paroles que j'ai récitées, après en avoir rempli toutes les pages du mépris des choses humaines, veut enfin montrer à l'homme quelque chose de plus solide, et conclut tout son discours en lui disant: Crains Dieu, et garde ses commandements; car c'est là tout l'homme; et sache que le Seigneur examinera dans son jugement tout ce que nous aurons fait de bien et de mal. Ainsi tout est vain en l'homme, si nous regardons ce qu'il donne au monde; mais au contraire tout est important, si nous considérons ce qu'il doit à Dieu. Encore une fois, tout est vain en l'homme, si nous regardons le cours de sa vie mortelle; mais tout est précieux, tout est important, si nous contemplons le terme où elle aboutit, et le compte qu'il en faut rendre. Méditons donc aujourd'hui, à la vue de cet autel et de ce tombeau, la première et la dernière parole de l'Ecclésiaste, l'une qui montre le néant de l'homme, l'autre qui établit sa grandeur. Que ce tombeau nous convainque de notre néant, pourvu que cet autel, où l'on offre tous les jours pour nous une victime d'un si grand prix, nous apprenne en même temps notre dignité. La princesse que nous pleurons sera un témoin fidèle de l'un et de l'autre. Voyons ce qu'une mort soudaine lui a ravi; voyons ce qu'une sainte mort lui a donné. Ainsi nous apprendrons à mépriser ce qu'elle a quitté sans peine, afin d'attacher toute notre estime à ce qu'elle a embrassé avec tant d'ardeur, lorsque son âme, épurée de tous les sentiments de la terre et pleine du ciel où elle touchait, a vu la lumière toute manifeste. Voilà les vérités que j'ai à traiter, et que j'ai crues dignes d'être proposées à un si grand prince, et à la plus illustre assemblée de l'univers.

Nous mourons tous, disait cette femme dont l'Ecriture a loué la prudence au second livre des Rois, et nous allons sans cesse au tombeau, ainsi que des eaux qui se perdent sans retour. En effet, nous ressemblons tous à des eaux courantes. De quelque superbe distinction que se flattent les hommes, ils ont tous une même origine; et cette origine est petite. Leurs années se poussent successivement comme des flots; ils ne cessent de s'écouler; tant qu'enfin, après avoir fait un peu plus de bruit et traversé un peu plus de pays les uns que les autres, ils vont tous ensemble se confondre dans un abîme où l'on ne reconnaît plus ni princes, ni rois, ni toutes ces autres qualités superbes qui distinguent les hommes; de même que ces fleuves tant vantés demeurent sans nom et sans gloire, mêlés dans l'Océan avec les rivières les plus inconnues.

Et certainement, Messieurs, si quelque chose pouvait élever les hommes au-dessus de leur infirmité naturelle, si l'origine qui nous est commune souffrait quelque distinction solide et durable entre ceux que Dieu a formés de la même terre, qu'y aurait-il dans l'univers de plus distingué que la princesse dont je parle? Tout ce que peuvent faire non seulement la naissance et la fortune, mais encore les grandes qualités de l'esprit pour l'élévation d'une princesse se trouve rassemblé, et puis anéanti, dans la nôtre. De quelque côté que je suive les traces de sa glorieuse origine, je ne découvre que des rois, et partout je suis ébloui de l'éclat des plus augustes couronnes. Je vois la maison de France, la plus grande, sans comparaison, de tout l'univers, et à qui les plus puissantes maisons peuvent bien céder sans envie, puisqu'elles tâchent de tirer leur gloire de cette source. Je vois les rois d'Ecosse, les rois d'Angleterre, qui ont régné depuis tant de siècles sur une des plus belliqueuses nations de l'univers plus encore par leur courage que par l'autorité de leur sceptre. Mais cette princesse, née sur le trône, avait l'esprit et le coeur plus haut que sa naissance. Les malheurs de sa maison n'ont pu l'accabler dans sa première jeunesse, et dès lors on voyait en elle une grandeur qui ne devait rien à la fortune. Nous disions avec joie que le ciel l'avait arrachée, comme par miracle, des mains des ennemis du roi son père pour la donner à la France: don précieux, inestimable présent, si seulement la possession en avait été plus durable! Mais pourquoi ce souvenir vient-il m'interrompre? Hélas! nous ne pouvons un moment arrêter les yeux sur la gloire de la princesse sans que la mort s'y mêle aussitôt pour tout offusquer de son ombre. O mort, éloigne-toi de notre pensée, et laisse-nous tromper pour un peu de temps la violence de notre douleur par le souvenir de notre joie! Souvenez-vous donc, Messieurs, de l'admiration que la princesse d'Angleterre donnait à toute la cour. Votre mémoire vous la peindra mieux avec tous ses traits et son incomparable douceur que ne pourront jamais faire toutes mes paroles. Elle croissait au milieu des bénédictions de tous les peuples, et les années ne cessaient de lui apporter de nouvelles grâces. Aussi la reine sa mère, dont elle a toujours été la consolation, ne l'aimait pas plus tendrement que faisait Anne d'Espagne. Anne, vous le savez, Messieurs, ne trouvait rien au-dessus de cette princesse. Après nous avoir donné une reine, seule capable par sa piété, et par ses autres vertus royales, de soutenir la réputation d'une tante si illustre, elle voulut, pour mettre dans sa famille ce que l'univers avait de plus grand, que Philippe de France, son second fils, épousât la princesse Henriette; et quoique le roi d'Angleterre, dont le coeur égale la sagesse, sût que la princesse sa soeur, recherchée de tant de rois, pouvait honorer un trône, il lui vit remplir avec joie la seconde place de France, que la dignité d'un si grand royaume peut mettre en comparaison avec les premières du reste du monde.

Que si son rang la distinguait, j'ai eu raison de vous dire qu'elle était encore plus distinguée par son mérite. Je pourrais vous faire remarquer qu'elle connaissait si bien la beauté des ouvrages de l'esprit que l'on croyait avoir atteint la perfection quand on avait su plaire à Madame. Je pourrais encore ajouter que les plus sages et les plus expérimentés admiraient cet esprit vif et perçant, qui embrassait sans peine les plus grandes affaires et pénétrait avec tant de facilité dans les plus secrets intérêts. Mais pourquoi m'étendre sur une matière où je puis tout dire en un mot? Le roi, dont le jugement est une règle toujours sûre, a estimé la capacité de cette princesse, et l'a mise par son estime au-dessus de tous nos éloges.

Cependant ni cette estime, ni tous ces grands avantages n'ont pu donner atteinte à sa modestie. Tout éclairée qu'elle était, elle n'a point présumé de ses connaissances, et jamais ses lumières ne l'ont éblouie. Rendez témoignage à ce que je dis, vous que cette grande princesse a honorés de sa confiance. Quel esprit avez-vous trouvé plus élevé? mais quel esprit avez-vous trouvé plus docile? Plusieurs, dans la crainte d'être trop faciles, se rendent inflexibles à la raison, et s'affermissent contre elle. Madame s'éloignait toujours autant de la présomption que de la faiblesse; également estimable, et de ce qu'elle savait trouver les sages conseils, et de ce qu'elle était capable de les recevoir. On les sait bien connaître, quand on fait sérieusement l'étude qui plaisait tant à cette princesse. Nouveau genre d'étude, et presque inconnu aux personnes de son âge et de son rang; ajoutons, si vous voulez, de son sexe. Elle étudiait ses défauts; elle aimait qu'on lui en fît des leçons sincères: marque assurée d'une âme forte, que ses fautes ne dominent pas, et qui ne craint point de les envisager de près, par une secrète confiance des ressources qu'elle sent pour les surmonter. C'était le dessein d'avancer dans cette étude de sagesse qui la tenait si attaché à la lecture de l'histoire, qu'on appelle avec raison la sage conseillère des princes. C'est là que les plus grands rois n'ont plus de rang que par leurs vertus et que, dégradés à jamais par les mains de la mort, ils viennent subir sans cour et sans suite le jugement de tous les peuples et de tous les siècles. C'est là qu'on découvre que le lustre qui vient de la flatterie est superficiel, et que les fausses couleurs, quelque industrieusement qu'on les applique, ne tiennent pas. Là notre admirable princesse étudiait les devoirs de ceux dont la vie compose l'histoire: elle y perdait insensiblement le goût des romans et de leurs fades héros; et, soigneuse de se former sur le vrai, elle méprisait ces froides et dangereuses fictions. Ainsi sous un visage riant, sous cet air de jeunesse qui semblait ne promettre que des jeux, elle cachait un sens et un sérieux dont ceux qui traitaient avec elle étaient surpris.

Aussi pouvait-on sans crainte lui confier les plus grands secrets. Loin du commerce des affaires et de la société des hommes, ces âmes sans force, aussi bien que sans foi, qui ne savent pas retenir leur langue indiscrète! Ils ressemblent, dit le Sage, à une ville sans murailles, qui est ouverte de toutes parts, et qui devient la proie du premier venu. Que Madame était au-dessus de cette faiblesse! Ni la surprise, ni l'intérêt, ni la vanité, ni l'appât d'une flatterie délicate ou d'une douce conversation, qui souvent, épanchant le coeur, en fait échapper le secret, n'était capable de lui faire découvrir le sien, et la sûreté qu'on trouvait en cette princesse, que son esprit rendait si propre aux grandes affaires, lui faisait confier les plus importantes.

Ne pensez pas que je veuille, en interprète téméraire des secrets d'Etat, discourir sur le voyage d'Angleterre, ni que j'imite ces politiques spéculatifs qui arrangent suivant leurs idées les conseils des rois, et composent sans instruction les annales de leur siècle. Je ne parlerai de ce voyage glorieux que pour dire que Madame y fut admirée plus que jamais. On ne parlait qu'avec transport de la bonté de cette princesse, qui, malgré les divisions trop ordinaires dans les cours, lui gagna d'abord tous les esprits. On ne pouvait assez louer son incroyable dextérité à traiter les affaires les plus délicates, à guérir ces défiances cachées qui souvent les tiennent en suspens, et à terminer tous les différends d'une manière qui conciliait les intérêts les plus opposés. Mais qui pourrait penser, sans verser des larmes, aux marques d'estime et de tendresse que lui donna le roi son frère? Ce grand roi, plus capable encore d'être touché par le mérite que par le sang, ne se lassait point d'admirer les excellentes qualités de Madame. O plaie irrémédiable! ce qui fut en ce voyage le sujet d'une si juste admiration est devenu pour ce prince le sujet d'une douleur qui n'a point de bornes. Princesse, le digne lien des deux plus grands rois du monde, pourquoi leur avez-vous été si tôt ravie? Ces deux grands rois se connaissent; c'est l'effet des soins de Madame: ainsi leurs nobles inclinations concilieront leurs esprits, et la vertu sera entre eux une immortelle médiatrice. Mais si leur union ne perd rien de sa fermeté, nous déplorerons éternellement qu'elle ait perdu son agrément le plus doux, et qu'une princesse si chérie de tout l'univers ait été précipitée dans le tombeau, pendant que la confiance de deux si grands rois l'élevait au comble de la grandeur et de la gloire.

La grandeur et la gloire! Pouvons-nous encore entendre ces noms dans ce triomphe de la mort? Non, Messieurs, je ne puis plus soutenir ces grandes paroles, par lesquelles l'arrogance humaine tâche de s'étourdir elle-même pour ne pas apercevoir son néant. Il est temps de faire voir que tout ce qui est mortel, quoi qu'on ajoute par le dehors pour le faire paraître grand, est par son fond incapable d'élévation. Ecoutez à ce propos le profond raisonnement, non d'un philosophe qui dispute dans une école, ou d'un religieux qui médite dans un cloître: je veux confondre le monde par ceux que le monde même révère le plus, par ceux qui le connaissent le mieux, et ne lui veux donner pour le convaincre que des docteurs assis sur le trône. O Dieu, dit le roi prophète, vous avez fait mes jours mesurables; et ma substance n'est rien devant vous. Il est ainsi, Chrétiens: tout ce qui se mesure finit; et tout ce qui est né pour finir n'est pas tout à fait sorti du néant où il est si tôt replongé. Si notre être, si notre substance n'est rien, tout ce que nous bâtissons dessus, que peut-il être? Ni l'édifice n'est plus solide que le fondement, ni l'accident attaché à l'être plus réel que l'être même. Pendant que la nature nous tient si bas, que peut faire la fortune pour nous élever? Cherchez, imaginez parmi les hommes les différences les plus remarquables; vous n'en trouverez point de mieux marquée, ni qui vous paraisse plus effective que celle qui relève le victorieux au-dessus des vaincus qu'il voit étendus à ses pieds. Cependant ce vainqueur enflé de ses titres tombera lui-même à son tour entre les mains de la mort. Alors ces malheureux vaincus rappelleront à leur compagnie leur superbe triomphateur, et du creux de leurs tombeaux sortira cette voix qui foudroie toutes les grandeurs: Vous voilà blessé comme nous; vous êtes devenu semblable à nous. Que la fortune ne tente donc pas de nous tirer du néant, ni de forcer la bassesse de notre nature.

Mais peut-être au défaut de la fortune les qualités de l'esprit, les grands desseins, les vastes pensées pourront nous distinguer du reste des hommes. Gardez-vous bien de le croire, parce que toutes nos pensées qui n'ont pas Dieu pour objet sont du domaine de la mort. Ils mourront, dit le roi prophète, et en ce jour périront toutes leurs pensées, c'est-à-dire les pensées de conquérants, les pensées des politiques, qui auront imaginé dans leurs cabinets des desseins où le monde entier sera compris. Ils se seront munis de tous côtés par des précautions infinies; enfin ils auront tout prévu, excepté leur mort qui emportera en un moment toutes leurs pensées. C'est pour cela que l'Ecclésiaste, le roi Salomon fils du roi David (car je suis bien aise de vous faire voir la succession de la même doctrine dans un même trône); c'est, dis-je, pour cela que l'Ecclésiaste, faisant le dénombrement des illusions qui travaillent les enfants des hommes, y comprend la sagesse même. Je me suis, dit-il, appliqué à la sagesse, et j'ai vu que c'était encore une vanité, parce qu'il y a une fausse sagesse qui, se refermant dans l'enceinte des choses mortelles, s'ensevelit avec elles dans le néant. Ainsi je n'ai rien fait pour Madame quand je vous ai représenté tant de belles qualités qui la rendaient admirable au monde, et capable des plus hauts desseins où une princesse puisse s'élever. Jusqu'à ce que je commence à vous raconter ce qui l'unit à Dieu, une si illustre princesse ne paraîtra dans ce discours que comme un exemple, le plus grand qu'on se puisse proposer, et le plus capable de persuader aux ambitieux qu'ils n'ont aucun moyen de se distinguer, ni par leur naissance, ni par leur grandeur, ni par leur esprit, puisque la mort, qui égale tout, les domine de tous côtés avec tant d'empire et que, d'une main si prompte et si souveraine, elle renverse les têtes les plus respectées.

Considérez, Messieurs, ces grandes puissances que nous regardons de si bas. Pendant que nous tremblons sous leur main, Dieu les frappe pour nous avertir. Leur élévation en est la cause; et il les épargne si peu qu'il ne craint pas de les sacrifier à l'instruction du reste des hommes. Chrétiens, ne murmurez pas si Madame a été choisie pour nous donner une telle instruction. Il n'y a rien ici de rude pour elle, puisque, comme vous le verrez dans la suite, Dieu la sauve par le même coup qui nous instruit. Nous devrions être assez convaincus de notre néant; mais s'il faut des coups de surprise à nos coeurs enchantés de l'amour du monde, celui-ci est assez grand et assez terrible. O nuit désastreuse! ô nuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle: Madame se meurt, Madame est morte! Qui de nous ne se sentit frappé à ce coup, comme si quelque tragique accident avait désolé sa famille? Au premier bruit d'un mal si étrange, on accourut à Saint-Cloud de toutes parts; on trouve tout consterné, excepté le coeur de cette princesse. Partout on entend des cris, partout on voit la douleur et le désespoir, et l'image de la mort. Le roi, la reine, Monsieur, toute la cour, tout le peuple, tout est abattu, tout est désespéré, et il me semble que je vois l'accomplissement de cette parole du prophète: Le roi pleurera, le prince sera désolé, et les mains tomberont au peuple, de douleur et d'étonnement.

Mais et les princes et les peuples gémissaient en vain. En vain Monsieur, en vain le roi même tenait Madame serrée par de si étroits embrassements. Alors ils pouvaient dire l'un et l'autre, avec saint Ambroise: Stringebam brachia, sed jam amiseram quam tenebam; je serrais les bras, mais j'avais déjà perdu ce que je tenais. La princesse leur échappait parmi des embrassements si tendres, et la mort plus puissante nous l'enlevait entre ces royales mains. Quoi donc, elle devait périr si tôt! Dans la plupart des hommes, les changements se font peu à peu, et la mort les prépare ordinairement à son dernier coup. Madame cependant a passé du matin au soir, ainsi que l'herbe des champs. Le matin elle fleurissait; avec quelles grâces, vous le savez: le soir, nous la vîmes séchée, et ces fortes expressions, par lesquelles l'Ecriture sainte exagère l'inconstance des choses humaines, devaient être pour cette princesse si précises et si littérales. Hélas! nous composions son histoire de tout ce qu'on peut imaginer de plus glorieux. Le passé et le présent nous garantissaient l'avenir, et on pouvait tout attendre de tant d'excellentes qualités. Elle allait s'acquérir deux puissants royaumes, par des moyens agréables: toujours douce, toujours paisible autant que généreuse et bienfaisante, son crédit n'y aurait jamais été odieux: on ne l'eût point vue s'attirer la gloire avec une ardeur inquiète et précipitée; elle l'eût attendue sans impatience, comme sûre de la posséder. Cet attachement, qu'elle a montré si fidèle pour le roi jusques à la mort, lui en donnait les moyens. Et certes c'est le bonheur de nos jours, que l'estime se puisse joindre avec le devoir et qu'on puisse autant s'attacher au mérite et à la personne du prince qu'on puisse autant s'attacher au mérite et à la personne du prince qu'on en révère la puissance et la majesté. Les inclinations de Madame ne l'attachaient pas moins fortement à tous ses autres devoirs. La passion qu'elle ressentait pour la gloire de Monsieur n'avait point de bornes. Pendant que ce grand prince, marchant sur les pas de son invincible frère, secondait avec tant de valeur et de succès ses grands et héroïques desseins dans la campagne de Flandre, la joie de cette princesse était incroyable. C'est ainsi que ses généreuses inclinations la menaient à la gloire par les voies que le monde trouve les plus belles; et si quelque chose manquait encore à son bonheur, elle eût tout gagné par sa douceur et par sa conduite. Telle était l'agréable histoire que nous faisions pour Madame; et, pour achever ces nobles projets, il n'y avait que la durée de sa vie dont nous ne croyions pas devoir être en peine. Car qui eût pu seulement penser que les années eussent dû manquer à une jeunesse qui semblait si vive? Toutefois c'est par cet endroit que tout se dissipe en un moment. Au lieu de l'histoire d'une belle vie, nous sommes réduits à faire l'histoire d'une admirable mais triste mort. A la vérité, Messieurs, rien n'a jamais égalé la fermeté de son âme, ni ce courage paisible qui, sans faire effort pour s'élever, s'est trouvé par sa naturelle situation au-dessus des accidents les plus redoutables. Oui, Madame fut douce envers la mort, comme elle l'était envers tout le monde. Son grand coeur ni ne s'aigrit ni ne s'emporta contre elle. Elle ne la brave non plus avec fierté, contente de l'envisager sans émotion, et de la recevoir sans trouble. Triste consolation, puisque malgré ce grand courage nous l'avons perdue! C'est la grande vanité des choses humaines. Après que par le dernier effort de notre courage nous avons, pour ainsi dire, surmonté la mort, elle éteint en nous jusqu'à ce courage par lequel nous semblions la défier. La voilà, malgré ce grand coeur, cette princesse si admirée et si chérie; la voilà telle que la mort nous l'a faite. Encore ce reste tel quel va-t-il disparaître: cette ombre de gloire va s'évanouir, et nous l'allons voir dépouillée même de cette triste décoration. Elle va descendre à ces sombres lieux, à ces demeures souterraines, pour y dormir dans la poussière avec les grands de la terre, comme parle Job, avec ces rois et ces princes anéantis, parmi lesquels à peine peut-on la placer, tant les rangs y sont pressés, tant la mort est prompte à remplir ces places! Mais ici notre imagination nous abuse encore. La mort ne nous laisse pas assez de corps pour occuper quelque place, et on ne voit là que les tombeaux qui fassent quelque figure. Notre chair change bientôt de nature; notre corps prend un autre nom; même celui de cadavre, dit Tertullien, parce qu'il nous montre encore quelque forme humaine, ne lui demeure pas longtemps: il devient un je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue; tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu'à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux restes!

C'est ainsi que la puissance divine, justement irritée contre notre orgueil, le pousse jusqu'au néant, et que, pour égaler à jamais les conditions, elle ne fait de nous tous qu'une même cendre. Peut-on bâtir sur ces ruines? Peut-on appuyer quelque grand dessein sur ce débris inévitable des choses humaines? Mais quoi, Messieurs, tout est-il donc désespéré pour nous? Dieu, qui foudroie toutes nos grandeurs jusqu'à les réduire en poudre, ne nous laisse-t-il aucune espérance? Lui, aux yeux de qui rien ne se perd, et qui suit toutes les parcelles de nos corps, en quelque endroit écarté du monde que la corruption, ou le hasard, les jette, verra-t-il périr sans ressource ce qu'il a fait capable de le connaître et de l'aimer? Ici un nouvel ordre de choses se présente à moi; les ombres de la mort se dissipent: Les voies me sont ouvertes à la véritable vie. Madame n'est plus dans le tombeau; la mort, qui semblait tout détruire, a tout établi: voici le secret de l'Ecclésiaste, que je vous avais marqué dès le commencement de ce discours, et dont il faut maintenant découvrir le fond.

Il faut donc penser, Chrétiens, qu'outre le rapport que nous avons du côté du corps avec la nature changeante et mortelle, nous avons d'un autre côté un rapport intime et une secrète affinité avec Dieu, parce que Dieu même a mis quelque chose en nous qui peut confesser la vérité de son être, en adorer la perfection, en admirer la plénitude; quelque chose qui peut se soumettre à sa souveraine puissance, s'abandonner à sa haute et incompréhensible sagesse, se confier en sa bonté, craindre sa justice, espérer son éternité. De ce côté, Messieurs, si l'homme croit avoir en lui de l'élévation, il ne se trompera pas. Car, comme il est nécessaire que chaque chose soit réunie à son principe, et que c'est pour cette raison, dit l'Ecclésiaste, que le corps retourne à la terre, dont il a été tiré, il faut, par la suite du même raisonnement, que ce qui porte en nous la marque divine, ce qui est capable de s'unir à Dieu, y soit aussi rappelé. Or ce qui doit retourner à Dieu, qui est la grandeur primitive et essentielle, n'est-il pas grand et élevé? C'est pourquoi, quand je vous ai dit que la grandeur et la gloire n'étaient parmi nous que des noms pompeux, vides de sens et de choses, je regardais le mauvais usage que nous faisons de ces termes. Mais, pour dire la vérité dans toute son étendue, ce n'est ni l'erreur ni la vanité qui ont inventé ces noms magnifiques; au contraire nous ne les aurions jamais trouvés si nous n'en avions porté le fonds en nous-mêmes. Car où prendre ces nobles idées dans le néant? La faute que nous faisons n'est donc pas de nous être servis de ces noms; c'est de les avoir appliqués à des objets trop indignes. Saint Chrysostome a bien compris cette vérité, quand il a dit: Gloire, richesses, noblesse, puissance, pour les hommes du monde, ne sont que des noms; pour nous, si nous servons Dieu, ce seront des choses. Au contraire la pauvreté, la honte, la mort sont des choses trop effectives et trop réelles pour eux; pour nous, ce sont seulement des noms; parce que celui qui s'attache à Dieu ne perd ni ses biens, ni son honneur, ni sa vie. Ne vous étonnez donc pas si l'Ecclésiaste dit si souvent: Tout est vanité. Il s'explique: tout est vanité sous le soleil, c'est-à-dire tout ce qui est mesuré par les années, tout ce qui est emporté par la rapidité du temps. Sortez du temps et du changement, aspirez à l'éternité: la vanité ne vous tiendra plus asservis. Ne vous étonnez pas si le même Ecclésiaste méprise tout en nous, jusqu'à la sagesse, et ne trouve rien de meilleur que de goûter en repos le fruit de son travail. La sagesse dont il parle en ce lieu est cette sagesse insensée, ingénieuse à se tourmenter, habile à se tromper elle-même, qui se corrompt dans le présent, qui s'égare dans l'avenir; qui, par beaucoup de raisonnements et de grands efforts, ne fait que se consumer inutilement en amassant des choses que le vent emporte. Hé! s'écrie ce sage roi, y a-t-il rien de si vain? Et n'a-t-il pas raison de préférer la simplicité d'une vie particulière, qui goûte doucement et innocemment ce peu de biens que la nature nous donne, aux soucis et aux chagrins des avares, aux songes inquiets des ambitieux? Mais cela même, dit-il, ce repos, cette douceur de la vie, est encore une vanité, parce que la mort trouble et emporte tout. Laissons-lui donc mépriser tous les états de cette vie, puisqu'enfin, de quelque côté qu'on s'y tourne, on voit toujours la mort en face, qui couvre de ténèbres tous nos plus beaux jours. Laissons-lui égaler le fol et le sage; et même, je ne craindrai pas de le dire hautement en cette chaire, laissons-lui confondre l'homme avec la bête: Unus interitus est hominis et jumentorum. En effet, jusqu'à ce que nous ayons trouvé la véritable sagesse, tant que nous regarderons l'homme par les yeux du corps, sans y démêler par l'intelligence ce secret principe de toutes nos actions qui, étant capable de s'unir à Dieu, doit nécessairement y retourner, que verrons-nous autre chose dans notre vie que de folles inquiétudes? et que verrons-nous, dans notre mort, qu'une vapeur qui s'exhale, que des esprits qui s'épuisent, que des ressorts qui se démontent et se déconcertent, enfin qu'une machine qui se dissout et qui se met en pièces? Ennuyés de ces vanités, cherchons ce qu'il y a de grand et de solide en nous. Le Sage nous l'a montré dans les dernières paroles de l'Ecclésiaste, et bientôt Madame nous le fera paraître dans les dernières actions de sa vie. Crains Dieu, et observe ses commandements; car c'est là tout l'homme; comme s'il disait: Ce n'est pas l'homme que j'ai méprisé, ne le croyez pas; ce sont les opinions, ce sont les erreurs par lesquelles l'homme abusé se déshonore lui-même. Voulez-vous savoir en un mot ce que c'est que l'homme? Tout son devoir, tout son objet, toute sa nature, c'est de craindre Dieu: tout le reste est vain, je le déclare; mais aussi tout le reste n'est pas l'homme. Voici ce qui est réel et solide, et ce que la mort ne peut enlever; car, ajoute l'Ecclésiaste, Dieu examinera dans son jugement tout ce que nous aurons fait de bien et de mal. Il est donc maintenant aisé de concilier toutes choses. Le Psalmiste dit qu'à la mort périront toutes nos pensées; oui, celles que nous aurons laissé emporter au monde, dont la figure passe et s'évanouit. Car encore que notre esprit soit de nature à vivre toujours, il abandonne à la mort tout ce qu'il consacre aux choses mortelles; de sorte que nos pensées, qui devaient être incorruptibles du côté de leur principe, deviennent périssables du côté de leur objet. Voulez-vous sauver quelque chose de ce débris si universel, si inévitable? Donnez à Dieu vos affections: nulle force ne vous ravira ce que vous aurez déposé en ses mains divines. Vous pourrez hardiment mépriser la mort, à l'exemple de notre héroïne chrétienne. Mais, afin de tirer d'un si bel exemple toute l'instruction qu'il nous peut donner, entrons dans une profonde considération des conduites de Dieu sur elle, et adorons en cette princesse le mystère de la prédestination et de la grâce.

Vous savez que toute la vie chrétienne, que tout l'ouvrage de notre salut est une suite continuelle de miséricordes; mais le fidèle interprète du mystère de la grâce, je veux dire le grand Augustin, m'apprend cette véritable et solide théologie, que c'est dans la première grâce et dans la dernière que la grâce se montre grâce, c'est-à-dire que c'est dans la vocation qui nous prévient et dans la persévérance finale qui nous couronne que la bonté qui nous sauve paraît toute gratuite et toute pure. En effet, comme nous changeons deux fois d'état, en passant premièrement des ténèbres à la lumière, et ensuite de la lumière imparfaite de la foi à la lumière consommée de la gloire, comme c'est la vocation qui nous inspire la foi, et que c'est la persévérance qui nous transmet à la gloire, il a plu à la divine bonté de se marquer elle-même au commencement de ces deux états par une impression illustre et particulière, afin que nous confession que toute la vie du chrétien, et dans le temps qu'il espère et dans le temps qu'il jouit, est un miracle de grâce. Que ces deux principaux moments de la grâce ont été bien marqués par les merveilles que Dieu a faite pour le salut éternel de Henriette d'Angleterre! Pour la donner à l'Eglise, il a fallu renverser tout un grand royaume. La grandeur de la maison d'où elle est sortie n'était pour elle qu'un engagement plus étroit dans le schisme de ses ancêtres, disons: des derniers de ses ancêtres, puisque tout ce qui les précède, à remonter jusqu'aux premiers temps, est si pieux et si catholique. Mais si les lois de l'Etat s'opposent à son salut éternel, Dieu ébranlera tout l'Etat pour l'affranchir de ces lois. Il met les âmes à ce prix; il remue le ciel et la terre pour enfanter ses élus; et comme rien ne lui est cher que ces enfants de sa dilection éternelle, que ces membres inséparables de son Fils bien-aimé, rien ne lui coûte, pourvu qu'il les sauve. Notre princesse est persécutée avant que de naître, délaissée aussitôt que mise au monde, arrachée en naissant à la piété d'une mère catholique, captive dès le berceau des ennemis implacables de sa maison et, ce qui était plus déplorable, captive des ennemis de l'Eglise, par conséquent destinée premièrement par sa glorieuse naissance, et ensuite par sa malheureuse captivité, à l'erreur et à l'hérésie. Mais le sceau de Dieu était sur elle. Elle pouvait dire avec le prophète: Mon père et ma mère m'ont abandonnée; mais le Seigneur m'a reçue en sa protection. Délaisée de toue la terre dès ma naissance, je fus comme jetée entre les bras de sa Providence paternelle, et dès le ventre de ma mère il se déclara mon Dieu. Ce fut à cette garde fidèle que la reine sa mère commit ce précieux dépôt. Elle ne fut point trompée dans sa confiance. Deux ans après, un coup imprévu, et qui tenait du miracle, délivra la princesse des mains des rebelles. Malgré les tempêtes de l'Océan, et les agitations encore plus violentes de la terre, Dieu, la prenant sur ses ailes comme l'aigle prend ses petits la porta lui-même dans ce royaume, lui-même la posa dans le sein de la reine sa mère, ou plutôt dans le sein de l'Eglise catholique. Là elle apprit les maximes de la piété véritable, moins par les instructions qu'elle y recevait que par les exemples vivants de cette grande et religieuse reine. Elle a imité ses pieuses libéralités. Ses aumônes toujours abondantes se sont répandues principalement sur les catholiques d'Angleterre, dont elle a été la fidèle protectrice. Digne fille de saint Edouard et de saint Louis, elle s'attacha du fond de son coeur à la foi de ces deux grands rois. Qui pourrait assez exprimer le zèle dont elle brûlait pour le rétablissement de cette fois dans le royaume d'Angleterre, où l'on en conserve encore tant de précieux monuments? Nous savons qu'elle n'eût pas craint d'exposer sa vie pour un si pieux dessein. Et le ciel nous l'a ravie! O Dieu! que prépare ici votre éternelle Providence? Me permettrez-vous, ô Seigneur, d'envisager en tremblant vos saints et redoutables conseils? Est-ce que les temps de confusion ne sont pas encore accomplis? est-ce que le crime qui fit céder vos vérités saintes à des passions malheureuses est encore devant vos yeux, et que vous ne l'avez pas assez puni par un aveuglement de plus d'un siècle? Nous ravissez-vous Henriette par un effet du même jugement qui abrégea les jours de la reine Marie et son règne si favorable à l'Eglise? ou bien voulez-vous triompher seul? et, en nous ôtant les moyens dont nos désirs se flattaient, réservez-vous, dans les temps marqués par votre prédestination éternelle, de secrets retours à l'Etat et à la maison d'Angleterre? Quoi qu'il en soit, ô grand Dieu, recevez-en aujourd'hui les bienheureuses prémices en la personne de cette princesse. Puisse toute sa maison et tout le royaume suivre l'exemple de sa foi! Ce grand roi, qui remplit de tant de vertus le trône de ses ancêtres et fait louer tours les jours la divine main qui l'y a rétabli comme par miracle, n'improuvera pas notre zèle si nous souhaitons devant Dieu que lui et tous ses peuples soient comme nous. Opto apud Deum, non tantum te, sed etiam omnes fieri tales, qualis et ego sum. Ce souhait est fait pour les rois, et saint Paul, étant dans les fers, le fit la première fois en faveur du roi Agrippa; mais saint Paul en exceptait ses liens, exceptis vinculis bis; et nous, nous souhaitons principalement que l'Angleterre, trop libre dans sa croyance, trop licencieuse dans ses sentiments, soit enchaînée comme nous de ces bienheureux liens qui empêchent l'orgueil humain de s'égarer dans ses pensées, en le captivant sous l'autorité du Saint-Esprit et de l'Eglise.

Après vous avoir exposé le premier effet de la grâce de Jésus-Christ en notre princesse, il me reste, Messieurs, de vous faire considérer le dernier, qui couronnera tous les autres. C'est par cette dernière grâce que la mort change de nature pour les chrétiens, puisqu'au lieu qu'elle semblait être faite pour nous dépouiller de tout, elle commence, comme dit l'Apôtre, à nous revêtir, et nous assure éternellement la possession des biens véritables. Tant que nous sommes détenus dans cette demeure mortelle, nous vivons assujettis aux changements, parce que, si vous me permettez de parler ainsi, c'est la loi du pays que nous habitons; et nous ne possédons aucun bien, même dans l'ordre de la grâce, que nous ne puissions perdre un moment après par la mutabilité naturelle de nos désirs. Mais aussitôt qu'on cesse pour nous de compter les heures, et de mesurer notre vie par les jours et par les années, sortis des figures qui passent et des ombres qui disparaissent, nous arrivons au règne de la vérité où nous sommes affranchis de la loi des changements. Ainsi notre âme n'est plus en péril; nos résolutions ne vacillent plus; la mort, ou plutôt la grâce de la persévérance finale, a la force de les fixer; et de même que le testament de Jésus-Christ, par lequel il se donne à nous, est confirmé à jamais, suivant le droit des testaments et la doctrine de l'Apôtre, par la mort de ce divin testateur, ainsi la mort du fidèle fait que ce bienheureux testament, par lequel de notre côté nous nous donnons au Sauveur, devient irrévocable. Donc, Messieurs, si je vous fais voir encore une fois Madame aux prises avec la mort, n'appréhendez rien pour elle; quelque cruelle que la mort vous paraisse, elle ne doit servir à cette fois que pour accomplir l'oeuvre de la grâce, et sceller en cette princesse le conseil de son éternelle prédestination. Voyons donc ce dernier combat; mais encore un coup affermissons-nous. Ne mêlons point de faiblesse à une si forte action, et ne déshonorons point par nos larmes une si belle victoire. Voulez-vous voir combien la grâce qui a fait triompher Madame a été puissante? voyez combien la mort a été terrible. Premièrement elle a plus de prise sur une princesse qui a tant à perdre. Que d'années elle va ravir à cette jeunesse! que de joie elle enlève à cette fortune! que de gloire elle ôte à ce mérite! D'ailleurs peut-elle venir ou plus prompte ou plus cruelle? C'est ramasser toutes ses forces, c'est unir tout ce qu'elle a de plus redoutable, que de joindre, comme elle fait, aux plus vives douleurs l'attaque la plus imprévue. Mais quoique, sans menacer et sans avertir, elle se fasse sentir tout entière dès le premier coup, elle trouve la princesse prête. La grâce, plus active encore, l'a déjà mise en défense. Ni la gloire ni la jeunesse n'auront un soupir. Un regret immense de ses péchés ne lui permet pas de regretter autre chose. Elle demande le crucifix sur lequel elle avait vu expirer la reine sa belle-mère, comme pour y recueillir les impressions de constance et de piété que cette âme vraiment chrétienne y avait laissées avec les derniers soupirs. A la vue d'un si grand objet, n'attendez pas de cette princesse des discours étudiés et magnifiques: une sainte simplicité fait ici toute la grandeur. Elle s'écrie: O mon Dieu, pourquoi n'ai-je pas toujours mis en vous ma confiance? Elle s'afflige, elle se rassure, elle confesse humblement, et avec tous les sentiments d'une profonde douleur, que de ce jour seulement elle commence à connaître Dieu, n'appelant pas le connaître que de regarder encore tant soit peu le monde. Qu'elle nous parut au-dessus de ces lâches chrétiens qui s'imaginent avancer leur mort quand ils préparent leur confession, qui ne reçoivent les saints sacrements que par force: dignes certes de recevoir pour leur jugement ce mystère de piété qu'ils ne reçoivent qu'avec répugnance! Madame appelle les prêtres plutôt que les médecins. Elle demande d'elle-même les sacrements de l'Eglise; la pénitence avec componction; l'Eucharistie avec crainte, et puis avec confiance; la sainte onction des mourants avec un pieux empressement. Bien loin d'en être effrayée, elle veut la recevoir avec connaissance: elle écoute l'explication de ces saintes cérémonies, de ces prières apostoliques, qui par une espèce de charme divin suspendent les douleurs les plus violentes, qui font oublier la mort (je l'ai vu souvent) à qui les écoute avec foi; elle les suit, elle s'y conforme; on lui voit paisiblement présenter son corps à cette huile sacrée, ou plutôt au sang de Jésus qui coule si abondamment avec cette précieuse liqueur. Ne croyez pas que ces excessives et insupportables douleurs aient tant soit peu troublé sa grande âme. Ah! je ne veux plus tant admirer les braves, ni les conquérants. Madame m'a fait connaître la vérité de cette parole du Sage: Le patient vaut mieux que le fort; et celui qui dompte son coeur vaut mieux que celui qui prend des villes. Combien a-t-elle été maîtresse du sien! Avec quelle tranquillité a-t-elle satisfait à tous ses devoirs! Rappelez en votre pensée ce qu'elle dit à Monsieur. Quelle force! quelle tendresse! O paroles qu'on voyait sortir de l'abondance d'un coeur qui se sent au-dessus de tout, paroles que la mort présente, et Dieu plus présent encore, ont consacrées, sincère production d'une âme qui, tenant au ciel, ne doit plus rien à la terre que la vérité, vous vivrez éternellement dans la mémoire des hommes, mais surtout vous vivrez éternellement dans le coeur de ce grand prince. Madame ne peut plus résister aux larmes qu'elle lui voit répandre. Invincible par tout autre endroit, ici elle est contrainte de céder. Elle prie Monsieur de se retirer, parce qu'elle ne veut plus sentir de tendresse que pour ce Dieu crucifié qui lui tend les bras. Alors qu'avons-nous vu? qu'avons-nous ouï? Elle se conformait aux ordres de Dieu; elle lui offrait ses souffrances en expiation de ses fautes; elle professait hautement la foi catholique, et la résurrection des morts, cette précieuse consolation des fidèles mourants. Elle excitait le zèle de ceux qu'elle avait appelés pour l'exciter elle-même, et ne voulait point qu'ils cessassent un moment de l'entretenir des vérités chrétiennes. Elle souhaita mille fois d'être plongée au sang de l'Agneau; c'était un nouveau langage que la grâce lui apprenait. Nous ne voyions en elle ni cette ostentation par laquelle on veut tromper les autres, ni ces émotions d'une âme alarmée par lesquelles on se trompe soi-même. Tout était simple, tout était solide, tout était tranquille; tout partait d'une âme soumise, et d'une source sanctifiée par le Saint-Esprit.

En cet état, Messieurs, qu'avions-nous à demander à Dieu pour cette princesse, sinon qu'il l'affermît dans le bien et qu'il conservât en elle les dons de sa grâce? Ce grand Dieu nous exauçait; mais souvent, dit saint Augustin, en nous exauçant il trompe heureusement notre prévoyance. La princesse est affermie dans le bien d'une manière plus haute que celle que nous entendions. Comme Dieu ne voulait plus exposer aux illusions du monde les sentiment d'une piété si sincère, il a fait ce que dit le Sage: il s'est hâté. En effet, quelle diligence! En neuf heures l'ouvrage est accompli. Il s'est hâté de la tirer du milieu des iniquités. Voilà, dit le grand saint Ambroise, la merveille de la mort dans les chrétiens. Elle ne finit pas leur vie, elle ne finit que leurs péchés et les périls où ils sont exposés. Nous nous sommes plaints que la mort, ennemie des fruits que nous promettait la princesse, les a ravagés dans la fleur; qu'elle a effacé, pour ainsi dire, sous le pinceau même un tableau qui s'avançait à la perfection avec une incroyable diligence, dont les premiers traits, dont le seul dessin montrait déjà tant de grandeur. Changeons maintenant de langage; ne disons plus que la mort a tout d'un coup arrêté le cours de la plus belle vie du monde et de l'histoire qui se commençait le plus noblement: disons qu'elle a mis fin aux plus grands périls dont une âme chrétienne peut être assaillie. Et, pour ne point parler ici des tentations infinies qui attaquent à chaque pas la faiblesse humaine, quel péril n'eût point trouvé cette princesse dans sa propre gloire? La gloire! Qu'y a-t-il pour le chrétien de plus pernicieux et de plus mortel? quel appât plus dangereux? quelle fumée plus capable de faire tourner les meilleures têtes? Considérez la princesse; représentez-vous cet esprit qui, répandu par tout son extérieur, en rendait les grâces si vives: tout était esprit, tout était bonté. Affable à tous avec dignité, elle savait estimer les uns sans fâcher les autres; et quoique le mérite fût distingué, la faiblesse ne se sentait pas dédaignée. Quand quelqu'un traitait avec elle, il semblait qu'elle eût oublié son rang pour ne se soutenir que par sa raison. On ne s'apercevait presque pas qu'on parlât à une personne si élevée; on sentait seulement au fond de son coeur qu'on eût voulu lui rendre au centuple la grandeur dont elle se dépouillait si obligeamment. Fidèle en ses paroles, incapable de déguisement, sûre à ses amis, par la lumière et la droiture de son esprit elle les mettait à couvert des vains ombrages, et ne leur laissait à craindre que leurs propres fautes. Très reconnaissante des services, elle aimait à prévenir les injures par sa bonté; vive à les sentir, facile à les pardonner. Que dirai-je de sa libéralité? Elle donnait non seulement avec joie, mais avec une hauteur d'âme qui marquait tout ensemble et le mépris du don et l'estime de la personne. Tantôt par des paroles touchantes, tantôt même par son silence, elle relevait ses présents, et cet art de donner agréablement, qu'elle avait si bien pratiqué durant sa vie, l'a suivie, je le sais, jusqu'entre les bras de la mort. Avec tant de grandes et tant d'aimables qualités, qui eût pu lui refuser son admiration? Mais avec son crédit, avec sa puissance, qui n'eût voulu s'attacher à elle? N'allait-elle pas gagner tous les coeurs, c'est-à-dire, la seule chose qu'ont à gagner ceux à qui la naissance et la fortune semblent tout donner? Et si cette haute élévation est un précipice affreux pour les chrétiens, ne puis-je pas dire, Messieurs, pour me servir des paroles fortes du plus grave des historiens, qu'elle allait être précipitée dans la gloire? Car quelle créature fut jamais plus propre à être l'idole du monde? Mais ces idoles que le monde adore, à combien de tentations délicates ne sont-elles pas exposées? La gloire, il est vrai, les défend de quelques faiblesses; mais la gloire les défend-elle de la gloire même? ne s'adorent-elles pas secrètement? ne veulent-elles pas être adorées? Que n'ont-elles pas à craindre de leur amour-propre? et que se peut refuser la faiblesse humaine, pendant que le monde lui accorde tout? N'est-ce pas là qu'on apprend à faire servir à l'ambition, à la grandeur, à la politique et la vertu et la religion et le nom de Dieu? La modération que le monde affecte n'étouffe pas les mouvements de la vanité: elle ne sert qu'à les cacher; et plus elle ménage le dehors, plus elle livre le coeur aux sentiments les plus délicats et les plus dangereux de la fausse gloire. On ne compte plus que soi-même, et on dit au fond de son coeur: Je suis, et il n'y a que moi sur la terre. En cet état, Messieurs, la vie n'est-elle pas un péril? La mort n'est-elle pas une grâce? Que ne doit-on craindre de ses vices si les bonnes qualités sont si dangereuses? N'est-ce donc pas un bienfait de Dieu d'avoir abrégé les tentations avec les jours de Madame, de l'avoir arrachée à sa propre gloire avant que cette gloire par son excès eût mis en hasard sa modération? Qu'importe que sa vie ait été si courte? Jamais ce qui doit finir ne peut être long. Quand nous ne compterions point ses confessions plus exactes, ses entretiens de dévotions plus fréquents, son application plus forte à la piété dans les derniers temps de sa vie, ce peu d'heures saintement passées parmi les plus rudes épreuves et dans les sentiments les plus purs du christianisme tiennent lieu toutes seules d'un âge accompli. Le temps a été court, je l'avoue; mais l'opération de la grâce a été forte, mais la fidélité de l'âme été parfaite. C'est l'effet d'un art consommé de réduire en petit tout un grand ouvrage, et la grâce, cette excellente ouvrière, se plaît quelquefois à renfermer en un jour la perfection d'une longue vie. Je sais que Dieu ne veut pas qu'on s'attende à de tels miracles; mais si la témérité insensée des hommes abuse de ses bontés, son bras pour cela n'est pas raccourci, et sa main n'est pas affaiblie. Je me confie pour Madame en cette miséricorde qu'elle a si sincèrement et si humblement réclamée. Il semble que Dieu ne lui ait conservé le jugement libre jusques au dernier soupir qu'afin de faire durer les témoignages de sa foi. Elle a aimé en mourant le sauveur Jésus; les bras lui ont manqué plutôt que l'ardeur d'embrasser la croix; j'ai vu sa main défaillante chercher encore en tombant de nouvelles forces pour appliquer sur ses lèvres ce bienheureux signe de notre rédemption: n'est-ce pas mourir entre les bras et dans le baiser du Seigneur? Ah! nous pouvons achever ce saint sacrifice pour le repos de Madame avec une pieuse confiance. Ce Jésus en qui elle a espéré, dont elle a porté la croix en son corps par des douleurs si cruelles, lui donnera encore son sang, dont elle est déjà toute teinte, toute pénétrée, par la participation à ses sacrements et par la communion avec ses souffrances. Mais, en priant pour son âme, Chrétiens, songeons à nous-mêmes. Qu'attendons-nous pour nous convertir? quelle dureté est semblable à la nôtre si un accident si étrange, qui devrait nous pénétrer jusqu'au fond de l'âme, ne fait que nous étourdir pour quelques moments? Attendons-nous que Dieu ressuscite des mots pour nous instruire? Il n'est point nécessaire que les morts reviennent, ni que quelqu'un sorte du tombeau; ce qui entre aujourd'hui dans le tombeau doit suffire pour nous convertir. Car, si nous savons nous connaître, nous confesserons, Chrétiens, que les vérités de l'éternité sont assez bien établies; nous n'avons rien que de faible à leur opposer; c'est par passion, et non par raison, que nous osons les combattre. Si quelque chose les empêche de régner sur nous, ces saintes et salutaires vérités, c'est que le monde nous occupe; c'est que les sens nous enchantent; c'est que le présent nous entraîne. Faut-il un autre spectacle pour nous détromper et des sens et du présent et du monde? La Providence divine pouvait-elle nous mettre en vue, ni de plus près ni plus fortement, la vanité des choses humaines? et si nos coeurs s'endurcissent après un avertissement si sensible, que lui reste-t-il autre chose que de nous frapper nous-mêmes sans miséricorde? Prévenons un coup si funeste, et n'attendons pas toujours des miracles de la grâce. Il n'est rien de plus odieux à la souveraine puissance que de la vouloir forcer par des exemples et de lui faire une loi de ses grâces et de ses faveurs. Qu'y a-t-il donc, Chrétiens, qui puisse nous empêcher de recevoir, sans différer, ses inspirations? Quoi! le charme de sentir est-il si fort que nous ne puissions rien prévoir? Les adorateurs des grandeurs humaines seront-ils satisfaits de leur fortune, quand ils verront que dans un moment leur gloire passera à leur nom, leurs titres à leurs tombeaux, leurs biens à des ingrats, et leurs dignités peut-être à leurs envieux? Que si nous sommes assurés qu'il viendra un dernier jour, où la mort nous forcera de confesser toutes nos erreurs, pourquoi ne pas mépriser par raison ce qu'il faudra un jour mépriser par force? et quel est notre aveuglement si, toujours avançants vers notre fin et plutôt mourants que vivants, nous attendons les derniers soupirs pour prendre les sentiments que la seule pensée de la mort nous devrait inspirer à tous les moments de notre vie? Commencez aujourd'hui à mépriser les faveurs du monde; et toutes les fois que vous serez dans ces lieux augustes, dans ces superbes palais à qui Madame donnait un éclat que vos yeux recherchent encore, toutes les fois que, regardant cette grande place qu'elle remplissait si bien, vous sentirez qu'elle y manque, songez que cette gloire que vous admiriez faisait son péril en cette vie, et que dans l'autre elle est devenue le sujet d'une examen rigoureux où rien n'a été capable de la rassurer que cette sincère résignation qu'elle a eue aux ordres de Dieu, et les saintes humiliations de la pénitence.

 

Oraison funèbre de Marie-Thérèse d'Autriche

Infante d'Espagne reine de France et de Navarre

Prononcée à Saint-Denis le Ier de septembre 1683, en présence de Monseigneur le Dauphin.

Sine macula enim sunt anie thronum Dei.

(Apoc., XIV, 5.)

Ils sont sans tache devant le trône de Dieu.

(Paroles de l'apôtre saint Jean dans sa Révélation, chap. XIV.)

Monseigneur,

Quelle assemblée l'apôtre saint Jean nous fait paraître! Ce grand prophète nous ouvre le ciel, et notre foi y découvre sur la sainte montagne de Sion, dans la partie la plus élevée de la Jérusalem bienheureuse, l'Agneau qui ôte le péché du monde, avec une compagnie digne de lui. Ce sont ceux dont il est écrit au commencement de l'Apocalypse: Il y a dans l'Eglise de Sardis un petit nombre de fidèles, pauca nomina, qui n'ont pas souillé leurs vêtements, ces riches vêtements dont le baptême les a revêtus, vêtements qui ne sont rien moins que Jésus-Christ même, selon ce que dit l'Apôtre: Vous tous qui avez été baptisés, vous avez été revêtus de Jésus-Christ. Ce petit nombre chéri de Dieu pour son innocence et remarquable par la rareté d'un don si exquis a su conserver ce précieux vêtement, et la grâce du baptême. Et quelle sera la récompense d'une si rare fidélité? Ecoutez parler le Juste et le Saint: Ils marchent, dit-il, avec moi, revêtus de blanc, parce qu'ils en sont dignes; dignes par leur innocence de porter dans l'éternité la livrée de l'Agneau sans tache, et de marcher toujours avec lui, puisque jamais ils ne l'ont quitté depuis qu'il les a mis dans sa compagnie: âmes pures et innocentes, âmes vierges, comme les appelle saint Jean, au même sens que saint Paul disait à tous les fidèles de Corinthe: Je vous ai promis, comme une vierge pudique, à un seul homme, qui est Jésus-Christ. La vraie chasteté de l'âme, la vraie pudeur chrétienne est de rougir du péché, de n'avoir d'yeux ni d'amour que pour Jésus-Christ, et de tenir toujours ses sens épurés de la corruption du siècle. C'est dans cette troupe innocente et pure que la Reine a été placée: l'horreur qu'elle a toujours eue du péché lui a mérité cet honneur. La foi, qui pénètre jusqu'aux cieux, nous la fait voir aujourd'hui dans cette bienheureuse compagnie. Il me semble que je reconnais cette modestie, cette paix, ce recueillement que nous lui voyions devant les autels, qui inspirait du respect pour Dieu et pour elle: Dieu ajoute à ces saintes dispositions le transport d'une joie céleste. La mort ne l'a point changée, si ce n'est qu'une immortelle beauté a pris la place d'une beauté changeante et mortelle. Cette éclatante blancheur, symbole de son innocence et de la candeur de son âme, n'a fait, pour ainsi parler, que passer au dedans, où nous la voyons rehaussée d'une lumière divine. Elle marche avec l'Agneau, car elle en est digne. La sincérité de son coeur sans dissimulation et sans artifice la range au nombre de ceux dont saint Jean a dit, dans les paroles qui précèdent celles de mon texte, que le mensonge ne s'est point trouvé en leur bouche, ni aucun déguisement dans leur conduite, ce qui fait qu'on les voit sans tache devant le trône de Dieu. Sine macula sunt enim ante thronum Dei. En effet, elle est sans reproche devant Dieu et devant les hommes: la médisance ne peut attaquer aucun endroit de sa vie depuis son enfance jusqu'à sa mort; et une gloire si pure, une si belle réputation est un parfum précieux qui réjouit le Ciel et la terre.

Monseigneur, ouvrez les yeux à ce grand spectacle. Pouvais-je mieux essuyer vos larmes, celles des princes qui vous environnent, et de cette auguste assemblée, qu'en vous faisant voir au milieu de cette troupe resplendissante et dans cet état glorieux une mère si chérie et si regrettée? Louis même, dont la constance ne peut vaincre ses justes douleurs, les trouverait plus traitables dans cette pensée. Mais ce qui doit être votre unique consolation doit aussi, Monseigneur, être votre exemple; et, ravi de l'éclat immortel d'une vie toujours si réglée et toujours si irréprochable, vous devez en faire passer toute la beauté dans la vôtre.

Qu'il est rare, Chrétiens, qu'il est rare, encore une fois, de trouver cette pureté parmi les hommes! mais surtout, qu'il est rare de la trouver parmi les Grands! Ceux que vous voyez revêtus d'une robe blanche, ceux-là, dit saint Jean, viennent d'une grande affliction, de tribulatione magna; afin que nous entendions que cette divine blancheur se forme ordinairement sous la croix, et rarement dans l'éclat, trop plein de tentation, des grandeurs humaines.

Et toutefois il est vrai, Messieurs, que Dieu, par un miracle de sa grâce, se plaît à choisir, parmi les rois, de ces âmes pures. Tel a été saint Louis toujours pur et toujours saint dès son enfance, et Marie-Thérèse sa fille a eu de lui ce bel héritage.

Entrons, Messieurs, dans les desseins de la Providence, et admirons les bontés de Dieu, qui se répandent sur nous et sur tous les peuples, dans la prédestination de cette princesse. Dieu l'a élevée au faîte des grandeurs humaines, afin de rendre la pureté et la perpétuelle régularité de sa vie plus éclatante et plus exemplaire. Ainsi sa vie et sa mort, également pleines de sainteté et de grâce, deviennent l'instruction du genre humain. Notre siècle n'en pouvait recevoir de plus parfaite, parce qu'il ne voyait nulle part dans une si haute élévation une pareille pureté. C'est ce rare et merveilleux assemblage que nous aurons à considérer dans les deux parties de ce discours. Voici en peu de mots ce que j'ai à dire de la plus pieuse des reines, et tel est le digne abrégé de son éloge: il n'y a rien que d'auguste dans sa personne, il n'y a rien que de pur dans sa vie. Accourez, peuples: venez contempler dans la première place du monde la rare et majestueuse beauté d'une vertu toujours constante. Dans une vie si égale, il n'importe pas à cette princesse où la mort frappe: on n'y voit point d'endroit faible par où elle pût craindre d'être surprise; toujours vigilante, toujours attentive à Dieu et à son salut, sa mort si précipitée, et si effroyable pour nous, n'avait rien de dangereux pour elle. Ainsi son élévation ne servira qu'à faire voir tout l'univers, comme du lieu le plus éminent qu'on découvre dans son enceinte, cette importante vérité, qu'il n'y a rien de solide ni de vraiment grand parmi les hommes que d'éviter le péché, et que la seule précaution contre les attaques de la mort, c'est l'innocence de la vie. C'est, Messieurs, l'instruction que nous donne dans ce tombeau, ou plutôt du plus haut des Cieux, Très Haute, Très Excellente, Très Puissante et Très Chrétienne Princesse Marie-Thérèse d'Autriche, infante d'Espagne, reine de France et de Navarre.

Je n'ai pas besoin de vous dire que c'est Dieu qui donne les grandes naissances, les grands mariages, les enfants, la postérité. C'est lui qui dit à Abraham: Les rois sortiront de vous, et qui fait dire par son prophète à David: Le Seigneur vous fera une maison. Dieu, qui d'un seul homme a voulu former tout le genre humain, comme dit saint Paul, et de cette source commune le répandre sur toute la face de la terre, en a vu et prédestiné dès l'éternité les alliances et les divisions, marquant les temps, poursuit-il, et donnant des bornes à la demeure des peuples, et enfin un cours réglé à toutes ces choses. C'est donc Dieu qui a voulu élever la Reine par une auguste naissance à un auguste mariage, afin que nous la vissions honorée au-dessus de toutes les femmes de son siècle, pour avoir été chérie, estimée, et trop tôt, hélas! regrettée par le plus grand de tous les hommes.

Que je méprise ces philosophes qui, mesurant les conseils de Dieu à leurs pensées, ne le font auteur que d'un certain ordre général d'où le reste se développe comme il peut! Comme s'il avait à notre manière des vues générales et confuses, et comme si la souveraine Intelligence pouvait ne pas comprendre dans ses desseins les choses particulières, qui seules subsistent véritablement. N'en doutons pas, Chrétiens, Dieu a préparé dans son conseil éternel les premières familles qui sont la source des nations, et dans toutes les nations les qualités dominantes qui devaient en faire la fortune. Il a aussi ordonné dans les nations les familles particulières dont elles sont composées, mais principalement celles qui devaient gouverner ces nations, et en particulier, dans ces familles, tous les hommes par lesquels elles devaient ou s'élever, ou se soutenir, ou s'abattre.

C'est par la suite de ces conseils que Dieu a fait naître les deux puissantes maisons d'où la Reine devait sortir, celle de France et celle d'Autriche, dont il se sert pour balancer les choses humaines; jusqu'à quel degré et jusqu'à quel temps? il le sait, et nous l'ignorons.

On remarque dans l'Ecriture que Dieu donne aux maisons royales certains caractères propres, comme celui que les Syriens, quoiqu'ennemis des rois d'Israël, leur attribuent par ces paroles: Nous avons appris que les rois de la maison d'Israël sont cléments.

Je n'examinerai pas les caractères particuliers qu'on a donnés aux maisons de France et d'Autriche; et, sans dire que l'on redoutait davantage les conseils de celle d'Autriche ni qu'on trouvait quelque chose de plus vigoureux dans les armes et dans le courage de celle de France, maintenant que par une grâce particulière ces deux caractères se réunissent visiblement en notre faveur, je remarquerai seulement ce qui faisait la joie de la Reine: c'est que Dieu avait donné à ces deux maisons d'où elle est sortie la piété en partage; de sorte que sanctifiée (qu'on m'entende bien: c'est-à-dire consacrée à la sainteté par sa naissance selon la doctrine de saint Paul), elle disait avec cet Apôtre: Dieu, que ma famille a toujours servi, et à qui je suis dédiée par mes ancêtres. Deus cui servio a progenitoribus.

Que s'il faut venir au particulier de l'auguste maison d'Autriche, que peut-on voir de plus illustre que la descendance immédiate où durant l'espace de quatre cents ans on ne trouve que des rois et des empereurs, et une si grande affluence de maisons royales, avec tant d'Etats et tant de royaumes, qu'on a prévu il y a longtemps qu'elle en serait surchargée?

Qu'est-il besoin de parler de la Très Chrétienne maison de France, qui par sa noble constitution est incapable d'être assujettie à une famille étrangère, qui est toujours dominante dans son chef, qui, seule dans tout l'univers et dans tous les siècles, se voit, après sept cents ans d'une royauté établie (sans compter ce que la grandeur d'une si haute origine fait trouver ou imaginer aux curieux observateurs des antiquités), seule, dis-je, se voit après tant de siècles encore dans sa force et dans sa fleur, et toujours en possession du royaume le plus illustre qui fut jamais sous le soleil, et devant Dieu et devant les hommes: devant Dieu, d'une pureté inaltérable dans la foi, et, devant les hommes, d'une si grande dignité qu'il a pu perdre l'empire sans perdre sa gloire ni son rang?

La Reine a eu part à cette grandeur, non seulement par la riche et fière maison de Bourgogne, mais encore par Isabelle de France, sa mère, digne fille de Henri le Grand et, de l'aveu de l'Espagne, la meilleure reine, comme la plus regrettée, qu'elle eût jamais vue sur le trône. Triste rapport de cette princesse avec la reine sa fille: elle avait à peine quarante-deux ans quand l'Espagne la pleura, et pour notre malheur la vie de Marie-Thérèse n'a guère eu un plus long cours. Mais la sage, la courageuse et la pieuse Isabelle devait une partie de sa gloire aux malheurs de l'Espagne, dont on sait qu'elle trouva le remède par un zèle et par des conseils qui ranimèrent les grands et les peuples et, si on le peut dire, le roi même. Ne nous plaignons pas, Chrétiens, de ce que la Reine sa fille, dans un état plus tranquille, donne aussi un sujet moins vif à nos discours, et contentons-nous de penser que dans des occasions aussi malheureuses, dont Dieu nous a préservés, nous y eussions pu trouver les mêmes ressources.

Avec quelle application et quelle tendresse Philippe IV son père ne l'avait-il pas élevée! On la regardait en Espagne non pas comme une infante, mais comme un infant; car c'est ainsi qu'on y appelle la princesse qu'on reconnaît comme héritière de tant de royaumes. Dans cette vue on approcha d'elle tout ce que l'Espagne avait de plus vertueux et de plus habile. Elle se vit, pour ainsi parler, dès son enfance tout environnée de vertus, et on voyait paraître en cette jeune princesse plus de belles qualités qu'elle n'attendait de couronnes. Philippe l'élève ainsi pour ses Etats; Dieu, qui nous aime, la destine à Louis.

Cessez, princes et potentats, de troubler par vos prétentions le projet de ce mariage. Que l'amour, qui semble aussi le vouloir troubler, cède lui-même. L'amour peut bien remuer le coeur des héros du monde; il peut bien y soulever des tempêtes, et y exciter des mouvements qui fassent trembler les politiques et qui donnent des espérances aux insensés; mais il y a des âmes d'un ordre supérieur à ses lois, à qui il ne peut inspirer des sentiments indignes de leur rang. Il y a des mesures prises dans le Ciel qu'il ne peut rompre, et l'Infante, non seulement par son auguste naissance mais encore par sa vertu et par sa réputation, est seule digne de Louis.

C'était la femme prudente qui est donnée proprement par le Seigneur, comme dit le Sage. Pourquoi donnée proprement par le Seigneur, puisque c'est le Seigneur qui donne tout? et quel est ce merveilleux avantage qui mérite d'être attritué d'une façon si particulière à la divine bonté? Il ne faut, pour l'entendre, que considérer ce que peut dans les maisons la prudence tempérée d'une femme sage pour les soutenir, pour y faire fleurir dans la piété la véritable sagesse, et pour calmer des passions violentes qu'une résistance emportée ne ferait qu'aigrir.

Ile pacifique où se doivent terminer les différends de deux grands empires à qui tu sers de limites; île éternellement mémorable par les conférences de deux grands ministres, où l'on vit développer toutes les adresses et tous les secrets d'une politique si différente, où l'un se donnait du poids par sa lenteur, et l'autre prenait l'ascendant par sa pénétration; auguste journée où deux fières nations longtemps ennemies, et alors réconciliées par Marie-Thérèse, s'avancent sur leurs confins, leurs rois à leur tête, non plus pour se combattre mais pour s'embrasser, où ces deux rois, avec leur cour d'une grandeur, d'une politesse, et d'une magnificence aussi bien que d'une conduite si différente, furent l'un à l'autre et à tout l'univers un si grand spectacle; fêtes sacrées, mariage fortuné, voile nuptial, bénédiction, sacrifice, puis-je mêler aujourd'hui vos cérémonies et vos pompes avec ces pompes funèbres, et le comble des grandeurs avec leurs ruines? Alors l'Espagne perdit ce que nous gagnions; maintenant nous perdons tout les uns et les autres, et Marie-Thérèse périt pour toute la terre. L'Espagne pleurait seule; maintenant que la France et l'Espagne mêlent leurs larmes et en versent des torrents, qui pourrait les arrêter? Mais, si l'Espagne pleurait son infante qu'elle voyait monter sur le trône le plus glorieux de l'univers, quels seront nos gémissements à la vue de ce tombeau, où tous ensemble nous ne voyons plus que l'inévitable néant des grandeurs humaines? Taisons-nous: ce n'est pas des larmes que je veux tirer de vos yeux. Je pose les fondements des instructions que je veux graver dans vos coeurs. Aussi bien la vanité des choses humaines, tant de fois étalée dans cette chaire, ne se montre que trop d'elle-même, sans le secours de ma voix, dans ce sceptre si tôt tombé d'une si royale main et dans une si haute majesté si promptement dissipée.

Mais ce qui en faisait le plus grand éclat n'a pas encore paru. Une Reine si grande par tant de titres le devenait tous les jours par les grandes actions du roi et par le continuel accroissement de sa gloire. Sous lui la France a appris à se connaître. Elle se trouve des forces que les siècles précédents ne savaient pas: l'ordre et la discipline militaire s'augmentent avec les armées. Si les Français peuvent tout, c'est que leur roi est partout leur capitaine; et après qu'il a choisi l'endroit principal qu'il doit animer par sa valeur, il agit de tous côtés par l'impression de sa vertu.

Jamais on n'a fait la guerre avec une force plus inévitable, puisqu'en méprisant les saisons, il a ôté jusqu'à la défense à ses ennemis. Les soldats, ménagés et exposés quand il faut, marchent avec confiance sous ses étendards; nul fleuve ne les arrête, nulle forteresse ne les effraye. On sait que Louis foudroie les villes plutôt qu'il ne les assiège, et tout est ouvert à sa puissance.

Les politiques ne se mêlent plus de deviner ses desseins. Quand il marche, tout se croit également menacé: un voyage tranquille devient tout à coup une expédition redoutable à ses ennemis. Gand tombe avant qu'on pense à le munir: Louis y vient par de longs détours, et la Reine, qui l'accompagne au coeur de l'hiver, joint au plaisir de le suivre celui de servir secrètement à ses desseins.

Par les soins d'un si grand roi, la France entière n'est plus, pour ainsi parler, qu'une seule forteresse qui montre de tous côtés un front redoutable. Couverte de toutes parts, elle est capable de tenir la paix avec sûreté dans son sein, mais aussi de porter la guerre partout où il faut et de frapper de près et de loin avec une égale force. Nos ennemis le savent bien dire, et nos alliés ont ressenti, dans le plus grand éloignement, combien la main de Louis était secourable.

Avant lui, la France, presque sans vaisseaux, tenait en vain aux deux mers; maintenant on les voit couvertes, depuis le Levant jusqu'au Couchant, de nos flottes victorieuses, et la hardiesse française porte partout la terreur avec le nom de Louis. Tu céderas, ou tu tomberas sous ce vainqueur, Alger, riche des dépouilles de la chrétienté. Tu disais en ton coeur avare: Je tiens la mer sous mes lois, et les nations sont ma proie. La légèreté de tes vaisseaux te donnait de la confiance; mais tu te verras attaquée dans tes murailles, comme un oiseau ravissant qu'on irait chercher parmi ses rochers et dans son nid où il partage son butin à ses petits. Tu rends déjà tes esclaves. Louis a brisé les fers dont tu accablais ses sujets, qui sont nés pour être libres sous son glorieux empire. Tes maisons ne sont plus qu'un amas de pierres. Dans ta brutale fureur tu te tournes contre toi-même, et tu ne sais comment assouvir ta rage impuissante. Mais nous verrons la fin de tes brigandages. Les pilotes étonnés s'écrient par avance: Qui est semblable à Tyr? et toutefois elle s'est tue dans le milieu de la mer; et la navigation va être assurée par les armes de Louis.

L'éloquence s'est épuisée à louer la sagesse de ses lois et l'ordre de ses finances. Que n'a-t-on pas dit de sa fermeté, à laquelle nous voyons céder jusqu'à la fureur des duels? La sévère justice de Louis jointe à ses inclinations bienfaisantes fait aimer à la France l'autorité sous laquelle heureusement réunie elle est tranquille et victorieuse. Qui veut entendre combien la raison préside dans les conseils de ce prince n'a qu'à prêter l'oreille quand il lui plaît d'en expliquer les motifs. Je pourrais ici prendre à témoin les sages ministres des cours étrangères, qui le trouvent aussi convaincant dans ses discours que redoutable par ses armes. La noblesse de ses expressions vient de celle de ses sentiments, et ses paroles précises sont l'image de la justesse qui règne dans ses pensées. Pendant qu'il parle avec tant de force, une douceur surprenante lui ouvre les coeurs et donne, je ne sais comment, un nouvel éclat à la majesté qu'elle tempère.

N'oublions pas ce qui faisait la joie de la Reine. Louis est le rempart de la religion: c'est à la religion qu'il fait servir ses armes redoutées par mer et par terre. Mais songeons qu'il ne l'établit partout au dehors que parce qu'il la fait régner au dedans et au milieu de son coeur. C'est là qu'il abat des ennemis plus terribles que ceux que tant de puissances, jalouses de sa grandeur, et l'Europe entière pourrait armer contre lui. Nos vrais ennemis sont en nous-mêmes, et Louis combat ceux-là plus que tous les autres. Vous voyez tomber de toutes parts les temples de l'hérésie; ce qu'il renverse au dedans est un sacrifice bien plus agréable, et l'ouvrage du chrétien, c'est de détruire les passions qui feraient de nos coeurs un temple d'idoles. Que servirait à Louis d'avoir étendu sa gloire partout où s'étend le genre humain? Ce ne lui est rien d'être l'homme que les autres hommes admirent: il veut être, avec David, l'homme selon le coeur de Dieu. C'est pourquoi Dieu le bénit. Tout le genre humain demeure d'accord qu'il n'y a rien de plus grand que ce qu'il fait, si ce n'est qu'on veuille compter pour plus grand encore tout ce qu'il n'a pas voulu faire et les bornes qu'il a données à sa puissance. Adorez donc, O Grand Roi, celui qui vous fait régner, qui vous fait vaincre, et qui vous donne dans la victoire, malgré la fierté qu'elle inspire, des sentiments si modérés! Puisse la chrétienté ouvrir les yeux et reconnaître le vengeur que Dieu lui envoie! Pendant, ô malheur! ô honte! ô juste punition de nos péchés! pendant, dis-je, qu'elle est ravagée par les infidèles qui pénètrent jusqu'à ses entrailles, que tarde-t-elle à se souvenir et de secours de Candie, et de la fameuse journée du Raab, où Louis renouvela dans le coeur des infidèles l'ancienne opinion qu'ils ont des armes françaises fatales à leur tyrannie, et par des exploits inouïs devint le rempart de l'Autriche dont il avait été la terreur?

Ouvrez donc les yeux, Chrétiens, et regardez ce héros, dont nous pouvons dire, comme saint Paulin disait du grand Théodose, que nous voyons en Louis, non un roi mais un serviteur de Jésus-Christ, et un prince qui s'élève au dessus des hommes plus encore par sa foi que par sa couronne.

C'était, Messieurs, d'un tel héros que Marie-Thérèse devait partager la gloire d'une façon particulière puisque, non contente d'y avoir part comme compagne de son trône, elle ne cessait d'y contribuer par la persévérance de ses voeux.

Pendant que ce grand roi la rendait la plus illustre de toutes les reines, vous la faisiez, Monseigneur, la plus illustre de toutes les mères. Vos respects l'ont consolée de la perte de ses autres enfants. Vous les lui avez rendus; elle s'est vue renaître dans ce prince qui fait vos délices et les nôtres, et elle a trouvé une fille digne d'elle dans cette auguste princesse qui, par son rare mérite autant que par les droits d'un noeud sacré, ne fait avec vous qu'un même coeur. Si nous l'avons admirée dès le moment qu'elle parut, le roi a confirmé notre jugement; et maintenant devenue, malgré ses souhaits, la principale décoration d'une cour dont un si grand roi fait le soutien, elle est la consolation de toute la France.

Ainsi notre Reine, heureuse par sa naissance, qui lui rendait la piété aussi bien que la grandeur comme héréditaire, par sa sainte éducation, par son mariage, par la gloire et par l'amour d'un si grand roi par le mérite et par les respects de ses enfants, et par la vénération de tous les peuples ne voyait rien sur la terre qui ne fût au-dessous d'elle. Elevez maintenant, ô Seigneur! et mes pensées et ma voix. Que je puisse représenter à cette auguste audience l'incomparable beauté d'une âme que vous avez toujours habitée, qui n'a jamais affligé votre Esprit Saint, qui jamais n'a perdu le goût du don céleste; afin que nous commencions, malheureux pécheurs, à verser sur nous-mêmes un torrent de larmes et que, ravis des chastes attraits de l'innocence, jamais nous ne nous lassions d'en pleurer la perte.

A la vérité, Chrétiens, quand on voit dans l'Evangile la brebis perdue préférée par le bon pasteur à tout le reste du troupeau, quand on y lit cet heureux retour du prodigue retrouvé et ce transport d'un père attendri qui met en joie toute sa famille, on est tenté de croire que la pénitence est préférée à l'innocence même, et que le prodigue retourné reçoit plus de grâces que son aîné qui ne s'est jamais échappé de la maison paternelle. Il est l'aîné toutefois, et deux mots que lui dit son père lui font bien entendre qu'il n'a pas perdu ses avantages: Mon fils, lui dit-il, vous êtes toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à vous. Cette parole, Messieurs, ne se traite guère dans les chaires, parce que cette inviolable fidélité ne se trouve guère dans les moeurs. Expliquons-la toutefois, puisque notre illustre sujet nous y conduit, et qu'elle a une parfaite conformité avec notre texte. Une excellente doctrine de saint Thomas nous la fait entendre, et concilie toutes choses. Dieu témoigne plus d'amour au juste toujours fidèle, il en témoigne davantage aussi au pécheur réconcilié, mais en deux manières différentes. L'un paraîtra plus favorisé si l'on a égard à ce qu'il est, et l'autre si l'on remarque d'où il est sorti. Dieu conserve au juste un plus grand don, il retire le pécheur d'un plus grand mal. Le juste semblera plus avantagé si l'on pèse son mérite, et le pécheur plus chéri si l'on considère son indignité. Le père du prodigue l'explique lui-même. Mon fils, vous êtes toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à vous: c'est ce qu'il dit à celui à qui il conserve un plus grand don. Il fallait se réjouir, parce que votre frère était mort et il est ressuscité: c'est ainsi qu'il parle de celui qu'il retire d'un plus grand abîme de maux. Ainsi les coeurs sont saisis d'une joie soudaine par la grâce inespérée d'un beau jour d'hiver qui après un temps pluvieux vient réjouir tout d'un coup la face du monde, mais on ne laisse pas de lui préférer la constante sérénité d'une saison plus bénigne; et, s'il nous est permis d'expliquer les sentiments du Sauveur par ces sentiments humains, il s'émeut plus sensiblement sur les pécheurs convertis, qui sont sa nouvelle conquête, mais il réserve une plus douce familiarité aux justes, qui sont ses anciens et perpétuels amis; puisque, s'il dit, parlant du prodigue: Qu'on lui rende sa première robe, il ne lui dit pas toutefois: Vous êtes toujours avec moi, ou, comme saint Jean le répète dans l'Apocalypse: Ils sont toujours avec l'Agneau, et paraissent sans tache devant son trône. Sine macula sunt ante thronum Dei.

Comment se conserve cette pureté dans ce lieu de tentations et parmi les illusions des grandeurs du monde, vous l'apprendrez de la Reine. Elle est de ceux dont le Fils de Dieu a prononcé dans l'Apocalypse: Celui qui sera victorieux, je le ferai comme une colonne dans le temple de mon Dieu. Faciam illum columnam in templo Dei mei. Il en sera l'ornement, il en sera le soutien par son exemple: il sera haut, il sera ferme. Voilà déjà quelque image de la Reine. Il ne sortira jamais du temple. Foras non egredietur amplius. Immobile comme une colonne, il aura sa demeure fixe dans la maison du Seigneur, et n'en sera jamais séparé par aucun crime. Je le ferai, dit Jésus-Christ, et c'est l'ouvrage de ma grâce. Mais comment affermira-t-il cette colonne? Ecoutez, voici le mystère: et j'écrirai dessus, poursuit le Sauveur; j'élèverai la colonne, mais en même temps je mettrai dessus une inscription mémorable. Hé! qu'écrirez-vous, ô Seigneur? Trois noms seulement, afin que l'inscription soit aussi courte que magnifique: J'y écrirai, dit-il, le nom de mon Dieu, et le nom de la cité de mon Dieu, la nouvelle Jérusalem, et mon nouveau nom. Ces noms, comme la suite le fera paraître, signifient une foi vive dans l'intérieur, les pratiques extérieures de la piété dans les saintes observances de l'Eglise, et la fréquentation des saints sacrements: trois moyens de conserver l'innocence, et l'abrégé de la vie de notre sainte princesse. C'est ce que vous verrez écrit sur la colonne, et vous lirez dans son inscription les causes de sa fermeté. Et d'abord: J'y écrirai, dit-il, le nom de mon Dieu, en lui inspirant une foi vive. C'est, Messieurs, par une telle foi que le nom de Dieu est gravé profondément dans nos coeurs. Une foi vive est le fondement de la stabilité que nous admirons: car d'où viennent nos inconstances, si ce n'est de notre foi chancelante? Parce que ce fondement est mal affermi, nous craignons de bâtir dessus, et nous marchons d'un pas douteux dans le chemin de la vertu. La foi seule a de quoi fixer l'esprit vacillant; car écoutez les qualités que saint Paul lui donne: Fides sperandarum substantia rerum. La foi, dit-il, est une substance, un solide fondement, un ferme soutien. Mais de quoi? De ce qui se voit dans le monde? Comment donner une consistance ou, pour parler avec saint Paul, une substance et un corps à cette ombre fugitive? La foi est donc un soutien, mais des choses qu'on doit espérer. Et quoi encore? Argumentum non apparentium: c'est une pleine conviction de ce qui ne paraît pas. La foi doit avoir en elle la conviction. Vous ne l'avez pas, direz-vous; j'en sais la cause: c'est que vous craignez de l'avoir, au lieu de la demander à Dieu, qui la donne. C'est pourquoi tout tombe en ruine dans vos moeurs, et vos sens trop décisifs emportent si facilement votre raison incertaine et irrésolue. Et que veut dire cette conviction dont parle l'apôtre, si ce n'est, comme il dit ailleurs, une soumission de l'intelligence entièrement captivée sous l'autorité d'un Dieu qui parle? Considérez la pieuse Reine devant les autels; voyez comme elle est saisie de la présence de Dieu: ce n'est pas par sa suite qu'on la connaît, c'est par son attention et par cette respectueuse immobilité qui ne lui permet pas même de lever les yeux. Le sacrement adorable approche: ah! la foi du centurion, admirée par le Sauveur même, ne fut pas plus vive, et il ne dit pas plus humblement: Je ne suis pas digne. Voyez comme elle frappe cette poitrine innocente, comme elle se reproche les moindres péchés, comme elle abaisse cette tête auguste devant laquelle s'incline l'univers. La terre, son origine et sa sépulture, n'est pas encore assez basse pour la recevoir: elle voudrait disparaître tout entière devant la majesté du Roi des rois. Dieu lui grave par une foi vive dans le fond du coeur ce que disait Isaïe: Cherchez des autres profonds, cachez-vous dans les ouvertures de la terre devant la face du Seigneur et devant la gloire d'une si haute majesté.

Ne vous étonnez donc pas si elle est si humble sur le trône. O spectacle merveilleux, et qui ravit en admiration le Ciel et la terre! Vous allez voir une Reine qui, à l'exemple de David, attaque de tous côtés sa propre grandeur et tout l'orgueil qu'elle inspire; vous verrez dans les paroles de ce grand roi la vive peinture de la Reine, et vous en reconnaîtrez tous les sentiments. Domine, non est exaltatum cor meum! O Seigneur, mon coeur ne s'est point haussé! voilà l'orgueil attaqué dans sa source. Neque elati sunt oculi mei; mes regards ne se sont pas élevés: voilà l'ostentation et le faste réprimé. Ah! Seigneur, je n'ai pas eu ce dédain qui empêche de jeter les yeux sur les mortels trop rampants et qui fait dire à l'âme arrogante: Il n'y a que moi sur la terre. Combien était ennemie la pieuse Reine de ces regards dédaigneux! Et, dans une si haute élévation, qui vit jamais paraître en cette princesse ou le moindre sentiment d'orgueil ou le moindre air de mépris? David poursuit: Neque ambulavi in magnis, neque in mirabilibus super me. Je ne marche point dans de vastes pensées, ni dans des merveilles qui me passent. Il combat ici les excès où tombent naturellement les grandes puissances. L'orgueil, qui monte toujours, après avoir porté ses prétentions à ce que la grandeur humaine a de plus solide, ou plutôt de moins ruineux, pousse ses desseins jusqu'à l'extravagance, et donne témérairement dans des projets insensés, comme faisait ce roi superbe (digne figure de l'ange rebelle) lorsqu'il disait en son coeur: Je m'élèverai au-dessus des nues, je poserai mon trône sur les astres, et je serai semblable au Très-Haut. Je ne me perds point, dit David, dans de tels excès: et voilà l'orgueil méprisé dans ses égarements. Mais, après l'avoir ainsi rabattu dans tous les endroits par où il semblait vouloir s'élever, David l'atterre tout à fait par ces paroles: Si, dit-il, je n'ai pas eu d'humbles sentiments, et que j'aie exalté mon âme: Si non humiliter sentiebam, ou, comme traduit saint Jérôme, Si non silere feci animam meam: Si je n'ai pas fait taire mon âme, si je n'ai pas imposé silence à ces flatteuses pensées qui se présentent sans cesse pour enfler nos coeurs. Et enfin il conclut ainsi ce beau psaume: Sicut ablactatus ad matrem suam, sic ablactata est anima mea. Mon âme a été, dit-il, comme un enfant sevré. Je me suis arraché moi-même aux douceurs de la gloire humaine, peu capables de me soutenir, pour donner à mon esprit une nourriture plus solide. Ainsi l'âme supérieure domine de tous côtés cette impérieuse grandeur, et ne lui laisse dorénavant aucune place. David ne donna jamais de plus beau combat. Non, mes Frères, les Philistins défaits, et les ours mêmes déchirés de ses mains, ne sont rien à comparaison de sa grandeur qu'il a domptée. Mais la sainte princesse que nous célébrons l'a égalé dans la gloire d'un si beau triomphe.

Elle sut pourtant se prêter au monde avec toute la dignité que demandait sa grandeur. Les rois, non plus que le soleil, n'ont pas reçu en vain l'éclat qui les environne; il est nécessaire au genre humain, et ils doivent, pour le repos autant que pour la décoration de l'univers, soutenir une majesté qui n'est qu'un rayon de celle de Dieu. Il était aisé à la Reine de faire sentir une grandeur qui lui était naturelle. Elle était née dans une cour où la majesté se plaît à paraître avec tout son appareil, et d'un père qui sut conserver avec une grâce, comme avec une jalousie particulière, ce qu'on appelle en Espagne les coutumes de qualité et les bienséances du palais. Mais elle aimait mieux tempérer la majesté, et l'anéantir devant Dieu, que de la faire éclater devant les hommes. Ainsi nous la voyions courir aux autels, pour y goûter avec David un humble repos, et s'enfoncer dans son oratoire, où, malgré le tumulte de la cour, elle trouvait le Carmel d'Elie, le désert de Jean, et la montagne si souvent témoin des gémissements de Jésus.

J'ai appris de saint Augustin que l'âme attentive se fait elle-même une solitude. Gignit enim sibi ipsa mentis intentio solitudinem. Mais, mes Frères, ne nous flattons pas: il faut savoir se donner des heures d'une solitude effective, si l'on veut conserver les forces de l'âme. C'est ici qu'il faut admirer l'inviolable fidélité que la Reine gardait à Dieu. Ni les divertissements, ni les fatigues des voyages, ni aucune occupation ne lui faisait perdre ces heures particulières qu'elle destinait à la méditation et à la prière. Aurait-elle été si persévérante dans cet exercice si elle n'y eût goûté la manne cachée que nul ne connaît que celui qui en ressent les saintes douceurs? C'est là qu'elle disait avec David: O Seigneur, votre servante a trouvé son coeur pour vous faire cette prière! Invenit servus tuus cor suum. Où allez-vous, coeurs égarés? Quoi! même pendant la prière vous laissez errer votre imagination vagabonde; vos ambitieuses pensées vous reviennent devant Dieu; elles font même le sujet de votre prière! Par l'effet du même transport qui vous fait parler aux hommes de vos prétentions, vous en venez encore parler à Dieu, pour faire servir le Ciel et la terre à vos intérêts. Ainsi votre ambition, que la prière devait éteindre, s'y échauffe: feu bien différent de celui que David sentait allumer dans sa méditation. Ha! plutôt puissiez-vous dire avec ce grand roi, et avec la pieuse Reine que nous honorons: O Seigneur, votre serviteur a trouvé son coeur! J'ai rappelé ce fugitif, et le voilà tout entier devant votre face.

Ange saint, qui présidiez à l'oraison de cette sainte princesse, et qui portiez cet encens au-dessus des nues pour le faire brûler sur l'autel que saint Jean a vu dans le ciel, racontez-nous les ardeurs de ce coeur blessé de l'amour divin; faites-nous paraître ces torrents de larmes que la Reine versait devant Dieu pour ses péchés. Quoi donc, les âmes innocentes ont-elles aussi les pleurs et les amertumes de la pénitence? Oui sans doute, puisqu'il est écrit que rien n'est pur sur la terre, et que celui qui dit qu'il ne pèche pas se trompe lui-même. Mais c'est des péchés légers. Légers par comparaison, je le confesse; légers en eux-mêmes, la Reine n'en connaît aucun de cette nature. C'est ce que porte en son fonds toute âme innocente. La moindre ombre se remarque sur ces vêtements qui n'ont pas encore été salis, et leur vive blancheur en accuse toutes les taches. Je trouve ici les chrétiens trop savants. Chrétien, tu sais trop la distinction des péchés véniels d'avec les mortels. Quoi! le nom commun de péché ne suffira pas pour te les faire détester les uns et les autres? Sais-tu que ces péchés qui semblent légers deviennent accablants par leur multitude, à cause des funestes dispositions qu'ils mettent dans les consciences? C'est ce qu'enseignent d'un commun accord tous les saints docteurs, après saint Augustin et saint Grégoire. Sais-tu que les péchés qui seraient véniels par leur objet peuvent devenir mortels par l'excès de l'attachement? Les plaisirs innocents le deviennent bien, selon la doctrine des saints, et seuls ils ont pu damner le mauvais riche, pour avoir été trop goûtés. Mais qui sait le degré qu'il faut pour leur inspirer ce poison mortel? et n'est-ce pas une des raisons qui fait que David s'écrie: Délicta quis intelligit? Qui peut connaître ses péchés? Que je hais donc ta vaine science et ta mauvaise subtilité, âme téméraire qui prononces si hardiment: Ce péché que je commets sans crainte est véniel! L'âme vraiment pure n'est pas si savante. La Reine sait en général qu'il y a des péchés véniels, car la foi l'enseigne; mais la foi ne lui enseigne pas que les siens le soient. Deux choses vous vont faire voir l'éminent degré de sa vertu. Nous le savons, Chrétiens, et nous ne donnons point de fausses louanges devant ces autels: elle a dit souvent, dans cette bienheureuse simplicité qui lui était commune avec tous les saints, qu'elle ne comprenait pas comment on pouvait commettre volontairement un seul péché, pour petit qu'il fût. Elle ne disait donc pas: Il est véniel; elle disait: Il est péché, et son coeur innocent se soulevait. Mais, comme il échappe toujours quelque péché à la fragilité humaine, elle ne disait pas: Il est léger; encore une fois, Il est péché, disait-elle. Alors, pénétrée des siens, s'il arrivait quelque malheur à sa personne, à sa famille, à l'Etat, elle s'en accusait seule. Mais quels malheurs, direz-vous, dans cette grandeur et dans un si long cours de prospérités? Vous croyez donc que les déplaisirs et les plus mortelles douleurs ne se cachent pas sous la pourpre? ou qu'un royaume est un remède universel à tous les maux, un baume qui les adoucit, un charme qui les enchante? Au lieu que, par un conseil de la Providence divine, qui sait donner aux conditions les plus élevées leur contrepoids, cette grandeur, que nous admirons de loin comme quelque chose au-dessus de l'homme, touche moins quand on y est né, ou se confond elle-même dans son abondance; et qu'il se forme au contraire parmi les grandeurs une nouvelle sensibilité pour les déplaisirs, dont le coup est d'autant plus rude qu'on est moins préparé à le soutenir.

Il est vrai que les hommes aperçoivent moins cette malheureuse délicatesse dans les âmes vertueuses. On les croit insensibles, parce que non seulement elles savent taire, mais encore sacrifier leurs peines secrètes. Mais le Père céleste se plaît à les regarder dans ce secret et, comme il sait leur préparer leur croix, il y mesure aussi leur récompense. Croyez-vous que la Reine pût être en repos dans ces fameuses campagnes qui nous apportaient coup sur coup tant de surprenantes nouvelles? Non, Messieurs; elle était toujours tremblante, parce qu'elle voyait toujours cette précieuse vie, dont la sienne dépendait, trop facilement hasardée. Vous avez vu ses terreurs; vous parlerai-je de ses pertes, et de la mort de ses chers enfants? Ils lui ont tous déchiré le coeur. Représentons-nous ce jeune prince, que les Grâces semblaient elles-mêmes avoir formé de leurs mains (pardonnez-moi ces expressions); il me semble que je vois encore tomber cette fleur. Alors, triste messager d'un événement si funeste, je fus aussi le témoin, en voyant le roi et la reine, d'un côté de la douleur la plus pénétrante, et de l'autre des plaintes les plus lamentables, et sous des formes différentes je vis une affliction sans mesure. Mais je vis aussi des deux côtés la foi également victorieuse; je vis le sacrifice agréable de l'âme humiliée sous la main de Dieu, et deux victimes royales immoler d'un commun accord leur propre coeur.

Pourrai-je maintenant jeter les yeux sur la terrible menace du ciel irrité, lorsqu'il sembla si longtemps vouloir frapper ce Dauphin même, notre plus chère espérance? Pardonnez-moi, Messieurs, pardonnez-moi si je renouvelle vos frayeurs. Il faut bien, et je le puis dire, que je me fasse à moi-même cette violence, puisque je ne puis montrer qu'à ce prix la constance de la Reine. Nous vîmes alors dans cette princesse, au milieu des alarmes d'une mère, la foi d'une chrétienne. Nous vîmes un Abraham prêt à immoler Isaac, et quelques traits de Marie quand elle offrit son Jésus. Ne craignons point de le dire, puisqu'un Dieu ne s'est fait homme que pour assembler autour de lui des exemples pour tous les états. La Reine, pleine de foi, ne se propose pas un moindre modèle que Marie; Dieu lui rend aussi son fils unique qu'elle lui offre d'un coeur déchiré, mais soumis, et veut que nous lui devions encore une fois un si grand bien.

On ne se trompe pas, Chrétiens, quand on attribue tout à la prière. Dieu, qui l'inspire, ne lui peut rien refuser. Un roi, dit David, ne se sauve pas par ses armées, et le puissant ne se sauve pas par sa valeur. Ce n'est pas aussi aux sages conseils qu'il faut attribuer les heureux succès. Il s'élève, dit le Sage, plusieurs pensées dans le coeur de l'homme: reconnaissez l'agitation et les pensées incertaines des conseils humains. Mais, poursuit-il, la volonté du Seigneur demeure ferme; et, pendant que les hommes délibèrent, il ne s'exécute que ce qu'il résout. Le Terrible, le Tout-Puissant, qui ôte quand il lui plaît l'esprit des princes, le leur laisse aussi quand il veut, pour les confondre davantage, et les prendre dans leurs propres finesses. Car il n'y a point de prudence, il n'y a point de sagesse, il n'y a point de conseil contre le Seigneur. Les Machabées étaient vaillants, et néanmoins il est écrit qu'ils combattaient par leurs prières plus que par leurs armes: Per orationes congressi sunt; assurés, par l'exemple de Moïse, que les mains élevées à Dieu enfoncent plus de bataillons que celles qui frappent. Quand tout cédait à Louis, et que nous crûmes voir revenir le temps des miracles, où les murailles tombaient au bruit des trompettes, tous les peuples jetaient les yeux sur la Reine, et croyaient voir partir de son oratoire la foudre qui accablait tant de villes.

Que si Dieu accorde aux prières les prospérités temporelles, combien plus leur accorde-t-il les vrais biens, c'est-à-dire les vertus! Elles sont le fruit naturel d'une âme unie à Dieu par l'oraison. L'oraison, qui nous les obtient, nous apprend à les pratiquer, non seulement comme nécessaires, mais encore comme reçues du Père des lumières, d'où descend sur nous tout don parfait, et c'est là le comble de la perfection, parce que c'est le fondement de l'humilité. C'est ainsi que Marie-Thérèse attira par la prière toutes les vertus dans son âme. Dès sa première jeunesse elle fut, dans les mouvements d'une cour alors assez turbulente, la consolation et le seul soutien de la vieillesse infirme du roi son père. La Reine sa belle-mère, malgré ce nom odieux, trouva en elle non seulement un respect, mais encore une tendresse que ni le temps ni l'éloignement n'ont pu altérer. Aussi pleure-t-elle sans mesure et ne veut point recevoir de consolation. Quel coeur, quel respect, quelle soumission n'a-t-elle pas eue pour le roi! toujours vive pour ce grand prince, toujours jalouse de sa gloire, uniquement attachée aux intérêts de son Etat, infatigable dans les voyages, et heureuse pourvu qu'elle fût en sa compagnie; femme enfin où saint Paul aurait vu l'Eglise occupée de Jésus-Christ, et unie à ses volontés par une éternelle complaisance. Si nous osions demander au grand prince qui lui rend ici avec tant de piété les derniers devoirs quelle mère il a perdue, il nous répondrait par ses sanglots, et je vous dirai en son nom ce que j'ai vu avec joie, ce que je répète avec admiration, que les tendresses inexplicables de Marie-Thérèse tendaient toutes à lui inspirer la foi, la piété, la crainte de Dieu, un attachement inviolable pour le roi, de entrailles de miséricorde pour les malheureux, une immuable persévérance dans tous ses devoirs, et tout ce que nous louons dans la conduite de ce prince. Parlerai-je des bontés de la Reine tant de fois éprouvées par ses domestiques, et ferai-je retentir encore devant ces autels les cris de sa maison désolée? Et vous, pauvres de Jésus-Christ, pour qui seuls elle ne pouvait endurer qu'on lui dît que ses trésors étaient épuisés; vous premièrement, pauvres volontaires, victimes de Jésus-Christ, religieux, vierges sacrées, âmes pures dont le monde n'était pas digne; et vous, pauvres, quelque nom que vous portiez, pauvres connus, pauvres honteux, malades, impotents, estropiés, restes d'hommes, pour parler avec saint Grégoire de Nazianze, car la Reine respectait en vous tous les caractères de la croix de Jésus-Christ; vous donc qu'elle assistait avec tant de joie, qu'elle visitait avec de si saints empressements, qu'elle servait avec tant de foi, heureuse de se dépouiller d'une majesté empruntée, et d'adorer dans votre bassesse la glorieuse pauvreté de Jésus-Christ: quel admirable panégyrique prononceriez-vous par vos gémissements à la gloire de cette princesse, s'il m'était permis de vous introduire dans cette auguste assemblée? Recevez, Père Abraham, dans votre sein cette héritière de votre foi, comme vous servante des pauvres et digne de trouver en eux, non plus des anges, mais Jésus-Christ même. Que dirai-je davantage? Ecoutez tout en un mot: Fille, femme, mère, maîtresse, reine telle que nos voeux l'auraient pu faire, plus que tout cela chrétienne, elle accomplit tous ses devoirs sans présomption, et fut humble non seulement parmi toutes les grandeurs, mais encore parmi toutes les vertus.

J'expliquerai en peu de mots les deux autres noms que nous voyons écrits sur la colonne mystérieuse de l'Apocalypse, et dans le coeur de la Reine. Par le nom de la sainte cité de Dieu, la nouvelle Jérusalem, vous voyez bien, Messieurs, qu'il faut entendre le nom de l'Eglise catholique, cité sainte dont toutes les pierres son vivantes, dont Jésus-Christ est le fondement; qui descend du ciel avec lui, parce qu'elle y est renfermée comme dans le chef dont tous les membres reçoivent leur vie; cité qui se répand par toute la terre, et s'élève jusqu'aux cieux pour y placer ses citoyens. Au seul nom de l'Eglise, toute la foi de la Reine se réveillait. Mais une vraie fille de l'Eglise, non content d'en embrasser la sainte doctrine, en aime les observances, où elle fait consister la principale partie des pratiques extérieures de la piété.

L'Eglise, inspirée de Dieu et instruite par les saints apôtres, a tellement disposé l'année qu'on y trouve, avec la vie, avec les mystères, avec la prédication et la doctrine de Jésus-Christ, le vrai fruit de toutes ces choses dans les admirables vertus de ses serviteurs, et dans les exemples de ses saints, et enfin un mystérieux abrégé de l'Ancien et du Nouveau Testament et de toute l'histoire ecclésiastique. Par là toutes les saisons sont fructueuses pour les chrétiens; tout y est plein de Jésus-Christ, qui est toujours admirable, selon le prophète, et non seulement en lui-même, mais encore dans ses saints. Dans cette variété qui aboutit toute à l'unité sainte tant recommandée par Jésus-Christ, l'âme innocente et pieuse trouve avec des plaisirs célestes une solide nourriture, et un perpétuel renouvellement de sa ferveur. Les jeûnes y sont mêlés dans les temps convenables, afin que l'âme, toujours sujette aux tentations et au péché, s'affermisse et se purifie par la pénitence. Toutes ces pieuses observances avaient dans la Reine l'effet bienheureux que l'Eglise même demande: elle se renouvelait dans toutes les fêtes, elle se sacrifiait dans tous les jeûnes et dans toutes les abstinences. L'Espagne sur ce sujet a des coutumes que la France ne suit pas; mais la Reine se rangea bientôt à l'obéissance: l'habitude ne put rien contre la règle, et l'extrême exactitude de cette princesse marquait la délicatesse de sa conscience. Quel autre a mieux profité de cette parole: Qui vous écoute m'écoute? Jésus-Christ nous y enseigne cette excellente pratique de marcher dans les voies de Dieu sous la conduite particulière de ses serviteurs qui exercent son autorité dans son Eglise. Les confesseurs de la Reine pouvaient tout sur elle dans l'exercice de leur ministère, et il n'y avait aucune vertu où elle ne pût être élevée par son obéissance. Quel respect n'avait-elle pas pour le Souverain Pontife, vicaire de Jésus-Christ, et pour tout l'ordre ecclésiastique! Qui pourrait dire combien de larmes lui ont coûté ces divisions toujours trop longues, et dont on ne peut demander la fin avec trop de gémissements? Le nom même et l'ombre de division faisait horreur à la Reine, comme à toute âme pieuse. Mais qu'on ne s'y trompe pas: le Saint-Siège ne peut jamais oublier la France, ni la France manquer au Saint-Siège. Et ceux qui, pour leurs intérêts particuliers, couverts, selon les maximes de leur politique, du prétexte de piété, semblent vouloir irriter le Saint-Siège contre un royaume qui en a toujours été le principal soutien sur la terre, doivent penser qu'une chaire si éminente, à qui Jésus-Christ a tant donné, ne veut pas être flattée par les hommes, mais honorée selon la règle avec une soumission profonde; qu'elle est faite pour attirer tout l'univers à son unité, et y rappeler à la fin tous les hérétiques; et que ce qui est excessif, loin d'être le plus attirant, n'est pas même le plus solide ni le plus durable.

Avec le saint nom de Dieu et avec le nom de la cité sainte la nouvelle Jérusalem, je vois, Messieurs, dans le coeur de notre pieuse Reine le nom nouveau du Sauveur. Quel est, Seigneur, votre nom nouveau, sinon celui que vous expliquez quand vous dites: Je suis le pain de vie, et: Ma chair est vraiment viande, et: Prenez, mangez, ceci est mon corps? Ce nom nouveau du Sauveur est celui de l'Eucharistie, nom composé de bien et de grâce, qui nous montre dans cet adorable sacrement une source de miséricorde, un miracle d'amour, un mémorial et un abrégé de toutes les grâces, et le Verbe même tout changé en grâce et en douceur pour ses fidèles. Tout est nouveau dans ce mystère: c'est le Nouveau Testament de notre Sauveur, et on commence à y boire ce vin nouveau dont la céleste Jérusalem est transportée. Mais, pour le boire dans ce lieu de tentation et de péché, il s'y faut préparer par la pénitence. La Reine fréquentait ces deux sacrements avec une ferveur toujours nouvelle. Cette humble princesse se sentait dans son état naturel quand elle était comme pécheresse aux pieds d'un prêtre, y attendant la miséricorde et la sentence de Jésus-Christ. Mais l'Eucharistie était son amour: toujours affamée de cette viande céleste, et toujours tremblante en la recevant, quoiqu'elle ne pût assez communier pour son désir, elle ne cessait de se plaindre humblement et modestement des communions fréquentes qu'on lui ordonnait. Mais qui eût pu refuser l'Eucharistie à l'innocence, et Jésus-Christ à une foi si vive et si pure? La règle que donne saint Augustin est de modérer l'usage de la communion quand elle tourne en dégoût. Ici on voyait toujours une ardeur nouvelle, et cette excellente pratique de chercher dans la communion la meilleure préparation, comme la plus parfaite action de grâces, pour la communion même. Par ces admirables pratiques, cette princesse est venue à sa dernière heure sans qu'elle eût besoin d'apporter à ce terrible passage une autre préparation que celle de sa sainte vie; et les hommes, toujours hardis à juger les autres sans épargner les souverains, car on n'épargne que soi-même dans ses jugements, les hommes, dis-je, de tous les états, et autant les gens de bien que les autres, ont vu la Reine emportée avec une telle précipitation dans la vigueur de son âge, sans être en inquiétude pour son salut. Apprenez donc, Chrétiens, et vous principalement qui ne pouvez vous accoutumer à la pensée de la mort, en attendant que vous méprisiez celle que Jésus-Christ a vaincue, ou même que vous aimiez celle qui met fin à nos péchés et nous introduit à la vraie vie, apprenez à la désarmer d'une autre sorte, et embrassez la belle pratique où, sans se mettre en peine d'attaquer la mort, on n'a besoin que de s'appliquer à sanctifier sa vie.

La France a vu de nos jours deux reines plus unies encore par la piété que par le sang, dont la mort également précieuse devant Dieu, quoiqu'avec des circonstances différentes, a été d'une singulière édification à toute l'Eglise. Vous entendez bien que je veux parler d'Anne d'Autriche et de sa chère nièce, ou plutôt de sa chère fille, Marie-Thérèse. Anne dans un âge déjà avancé, et Marie-Thérèse dans sa vigueur, mais toutes deux d'une si heureuse constitution qu'elle semblait nous promettre le bonheur de les posséder un siècle entier, nous sont enlevées contre notre attente, l'une par une longue maladie, et l'autre par un coup imprévu. Anne, avertie de loin par un mal aussi cruel qu'irrémédiable, vit avancer la mort à pas lents, et sous la figure qui lui avait toujours paru la plus affreuse; Marie-Thérèse, aussitôt emportée que frappée par la maladie, se trouve toute vive et tout entière entre les bras de la mort sans presque l'avoir envisagée. A ce fatal avertissement Anne, pleine de foi, ramasse toutes les forces qu'un long exercice de la piété lui avait acquises et regarde sans se troubler toutes les approches de la mort. Humiliée sous la main de Dieu, elle lui rend grâces de l'avoir ainsi avertie; elle multiplie ses aumônes toujours abondantes; elle redouble ses dévotions toujours assidues; elle apporte de nouveaux soins à l'examen de sa conscience toujours rigoureux. Avec quel renouvellement de foi et d'ardeur lui vîmes-nous recevoir le saint viatique! Dans de semblables actions il ne fallut à Marie-Thérèse que sa ferveur ordinaire: sans avoir besoin de la mort pour exciter sa piété, sa piété s'excitait toujours assez elle-même, et prenait dans sa propre force un continuel accroissement. Que dirons-nous, Chrétiens, de ces deux reines? Par l'une Dieu nous apprit comment il faut profiter du temps, et l'autre nous a fait voir que la vie vraiment chrétienne n'en a pas besoin. En effet, Chrétiens, qu'attendons-nous? Il n'est pas digne d'un chrétien de ne s'évertuer contre la mort qu'au moment qu'elle se présente pour l'enlever. Un chrétien toujours attentif à combattre ses passions meurt tous les jours avec l'Apôtre: Quotidie morior. Un chrétien n'est jamais vivant sur la terre, parce qu'il y est toujours mortifié, et que la mortification est un essai, un apprentissage, un commencement de la mort. Vivons-nous, Chrétiens, vivons-nous? Cet âge que nous comptons, et où tout ce que nous comptons n'est plus à nous, est-ce une vie? et pouvons-nous n'apercevoir pas ce que nous perdons sans cesse avec les années? Le repos et la nourriture ne sont-ils pas de faibles remèdes de la continuelle maladie qui nous travaille? et celle que nous appelons la dernière, qu'est-ce autre chose, à le bien entendre, qu'un redoublement, et comme le dernier accès, du mal que nous apportons au monde en naissant? Quelle santé nous couvrait la mort que la Reine portait dans le sein! De combien près la menace a-t-elle été suivie du coup! Et où en était cette grande Reine, avec toute la majesté qui l'environnait, si elle eût été moins préparée? Tout d'un coup on voit arriver le moment fatal, où la terre n'a plus rien pour elle que des pleurs. Que peuvent tant de fidèles domestiques empressés autour de son lit? Le roi même, que pouvait-il, lui, Messieurs, lui qui succombait à la douleur avec toute sa puissance et tout son courage? Tout ce qui environne ce prince l'accable. Monsieur, Madame venaient partager ses déplaisirs, et les augmentaient par les leurs. Et vous, Monseigneur, que pouviez-vous que de lui percer le coeur par vos sanglots? Il l'avait assez percé par le tendre ressouvenir d'un amour qu'il trouvait toujours également vif après vingt-trois ans écoulés. On en gémit, on en pleure: voilà ce que peut la terre pour une Reine si chérie; voilà ce que nous avons à lui donner, des pleurs, des cris inutiles. Je me trompe, nous avons encore des prières; nous avons ce saint sacrifice, rafraîchissement de nos peines, expiation de nos ignorances et des restes de nos péchés. Mais songeons que ce sacrifice d'une valeur infinie, où toute la croix de Jésus est renfermée, ce sacrifice serait inutile à la Reine, si elle n'avait mérité par sa bonne vie que l'effet en pût passer jusqu'à elle. Autrement, dit saint Augustin, qu'opère un tel sacrifice? Nul soulagement pour les morts; une faible consolation pour les vivants. Ainsi tout le salut vient de cette vie, dont la fuite précipitée nous trompe toujours. Je viens, dit Jésus-Christ, comme un voleur. Il a fait selon sa parole; il est venu surprendre la Reine dans le temps que nous la croyions la plus saine, dans le temps qu'elle se trouvait la plus heureuse. Mais c'est ainsi qu'il agit: il trouve pour nous tant de tentations et une telle malignité dans tous les plaisirs qu'il vient troubler les plus innocents dans ses élus. Mais il vient, dit-il, comme un voleur, toujours surprenant et impénétrable dans ses démarches. C'est lui-même qui s'en glorifie dans toute son Ecriture. Comme un voleur, direz-vous, indigne comparaison! N'importe qu'elle soit indigne de lui, pourvu qu'elle nous effraye, et qu'en nous effrayant elle nous sauve. Tremblons donc, Chrétiens, tremblons devant lui à chaque moment; car qui pourrait, ou l'éviter quand il éclate, ou le découvrir quand il se cache? Ils mangeaient, dit-il, ils buvaient, ils achetaient, ils vendaient, ils plantaient, ils bâtissaient, ils faisaient des mariages aux jours de Noé et aux jours de Loth, et une subite ruine les vint accabler. Ils mangeaient, ils buvaient, ils se mariaient. C'étaient des occupations innocentes: que sera-ce quand, en contentant nos impudiques désirs, en assouvissant nos vengeances et nos secrètes jalousies, en accumulant dans nos coffres des trésors d'iniquité sans jamais vouloir séparer le bien d'autrui d'avec le nôtre, trompés par nos plaisirs, par nos jeux, par notre santé, par notre jeunesse, par l'heureux succès de nos affaires, par nos flatteurs, parmi lesquels il faudrait peut-être compter des directeurs infidèles que nous avons choisis pour nous séduire, et enfin par nos fausses pénitences qui ne sont suivies d'aucun changement de nos moeurs, nous viendrons tout à coup au dernier jour? La sentence partira d'en haut: La fin est venue, la fin est venue. Finis venit, venit finis. La fin est venue sur vous. Nunc finis super te: tout va finir pour vous en ce moment. Tranchez, concluez. Fac conclusionem. Frappez l'arbre infructueux qui n'est plus bon que pour le feu: Coupez l'arbre, arrachez ses branches, secouez ses feuilles, abattez ses fruits: périsse par un seul coup tout ce qu'il avait avec lui-même. Alors s'élèveront des frayeurs mortelles, et des grincements de dents, préludes de ceux de l'enfer. Ha, mes Frères, n'attendons pas ce coup terrible! Le glaive qui a tranché les jours de la Reine est encore levé sur nos têtes; nos péchés en ont affilé le tranchant fatal. Le glaive que je tiens en main, dit le Seigneur notre Dieu, est aiguisé et poli: il est aiguisé, afin qu'il perce; il est poli et limé, afin qu'il brille. Tout l'univers en voit le brillant éclat. Glaive du Seigneur, quel coup vous venez de faire! Toute la terre en est étonnée. Mais que nous sert ce brillant qui nous étonne, si nous ne prévenons le coup qui tranche? Prévenons-le, Chrétiens, par la pénitence. Qui pourrait n'être pas ému à ce spectacle? Mais ces émotions d'un jour, qu'opèrent-elles? Un dernier endurcissement, parce qu'à force d'être touché inutilement, on ne se laisse plus toucher d'aucun objet. Le sommes-nous des maux de la Hongrie et de l'Autriche ravagées? Leurs habitants passés au fil de l'épée (et ce sont encore les plus heureux: la captivité entraîne bien d'autres maux et pour le corps et pour l'âme), ces habitants désolés, ne sont-ce pas des chrétiens et des catholiques, nos frères, nos propres membres, enfants de la même Eglise et nourris à la même table du pain de vie? Dieu accomplit sa parole: Le jugement commence par sa maison, et le reste de la maison ne tremble pas! Chrétiens, laissez-vous fléchir, faites pénitence, apaisez Dieu par vos larmes. Ecoutez la pieuse Reine, qui parle plus haut que tous les prédicateurs. Ecoutez-la, princes; écoutez-la, peuples; écoutez-la, Monseigneur, plus que tous les autres. Elle vous dit par ma bouche, et par une voix qui vous est connue, que la grandeur est un songe, la joie une erreur, la jeunesse une fleur qui tombe, et la santé un nom trompeur. Amassez donc les biens qu'on ne peut perdre. Prêtez l'oreille aux graves discours que saint Grégoire de Nazianze adressait aux princes et à la maison régnante. Respectez leur disait-il, votre pourpre, respectez votre puissance qui vient de Dieu, et ne l'employez que pour le bien. Connaissez ce qui vous a été confié, et le grand mystère que Dieu accomplit en vous. Il se réserve à lui seul les choses d'en haut; il partage avec vous celles d'en bas: montrez-vous dieux aux peuples soumis, en imitant la bonté et la munificence divine. C'est, Monseigneur, ce que vous demandent ces empressements de tous les peuples, ces perpétuels applaudissements et tous ces regards qui vous suivent. Demandez à Dieu avec Salomon la sagesse qui vous rendra digne de l'amour des peuples et du trône de vos ancêtres; et quand vous songerez à vos devoirs, ne manquez pas de considérer à quoi vous obligent les immortelles actions de Louis le Grand et l'incomparable piété de Marie-Thérèse.

 

Oraison funèbre de très haute et très puissante princesse Anne de Gonzague de Clèves

Princesse Palatine

Prononcée en présence de Monseigneur le Duc, de Madame la Duchesse, et de Monseigneur le Duc de Bourbon, dans l'église des Carmélites du Faubourg Saint-Jacques, le neuvième jour d'août 1685.

Apprehendi le ab extremis terra, et a longinquis ejus vocavi te: elegi te, et non abjeci te; ne timeas, quia ego tecum sum.

Je t'ai pris par la main pour te ramener des extrémités de la terre; je t'ai appelé des lieux les plus éloignés; je t'ai choisi, et je ne t'ai pas rejeté: ne crains point, parce que je suis avec toi. C'est Dieu même qui parle ainsi.

(Isaiae, XLI, 9-10.)

Monseigneur,

Je voudrais que toutes les âmes éloignées de Dieu, que tous ceux qui se persuadent qu'on ne peut se vaincre soi-même ni soutenir sa constance parmi les combats et les douleurs, tous ceux enfin qui désespèrent de leur conversion ou de leur persévérance, fussent présents à cette assemblée. Ce discours leur ferait connaître qu'une âme fidèle à la grâce, malgré les obstacles les plus invincibles, s'élève à la perfection la plus éminente. La princesse à qui nous rendons les derniers devoirs, en récitant selon sa coutume l'office divin, lisait les paroles d'Isaïe que j'ai rapportées. Qu'il est beau de méditer l'Ecriture sainte, et que Dieu y sait bien parler non seulement à toute l'Eglise, mais encore à chaque fidèle selon ses besoins! Pendant qu'elle méditait ces paroles (c'est elle-même qui le raconte dans une lettre admirable), Dieu lui imprima dans le coeur que c'était à elle qu'il les adressait. Elle crut entendre une voix douce et paternelle qui lui disait: Je t'ai ramenée des extrémités de la terre, des lieux les plus éloignés, des voies détournées où tu te perdais, abandonnée à ton propre sens, si loin de la céleste patrie et de la véritable voie, qui est Jésus-Christ. Pendant que tu disais en ton coeur rebelle: Je ne puis me captiver, j'ai mis sur toi ma puissante main, et j'ai dit: Tu seras ma servante, je t'ai choisie dès l'éternité, et je n'ai pas rejeté ton âme superbe et dédaigneuse. Vous voyez par quelles paroles Dieu lui fait sentir l'état d'où il l'a tirée; mais écoutez comme il l'encourage parmi les dures épreuves où il met sa patience: Ne crains point au milieu des maux dont tu te sens accablée, parce que je suis ton Dieu qui te fortifie; ne te détourne pas de la voie où je t'engage, puisque je suis avec toi; jamais je ne cesserai de te secourir, et le juste que j'envoie au monde, ce Sauveur miséricordieux, ce pontife compatissant, te tient par la main: Tenebit te dextera justi mei. Voilà, messieurs, le passage entier du saint prophète Isaïe, dont je n'avais récité que les premières paroles. Puis-je mieux vous représenter les conseils de Dieu sur cette princesse que par des paroles dont il s'est servi pour lui expliquer les secrets de ces admirables conseils? Venez maintenant, pécheurs, quels que vous soyez, en quelques régions écartées que la tempête de vos passions vous ait jetés, fussiez-vous dans ces terres ténébreuses dont il est parlé dans l'Ecriture, et dans l'ombre de la mort; s'il vous reste quelque pitié de votre âme malheureuse, venez voir d'où la main de Dieu a retiré la princesse Anne, venez voir où la main de Dieu l'a élevée. Quand on voit de pareils exemples dans une princesse d'un si haut rang, dans une princesse qui fut nièce d'une impératrice, et unie par ce lien à tant d'empereurs, soeur d'une puissante reine, épouse d'un fils de roi, mère de deux grandes princesses, dont l'une est un ornement dans l'auguste maison de France et l'autre s'est fait admirer dans la puissante maison de Brunswick; enfin dans une princesse dont le mérite passe la naissance, encore que, sortie d'un père et de tant d'aïeux souverains, elle ait réuni en elle avec le sang de Gonzague et de Clèves celui des Paléologue, celui de Lorraine et celui de France par tant de côtés; quand Dieu joint à ces avantages une égale réputation, et qu'il choisit une personne d'un si grand éclat pour être l'objet de son éternelle miséricorde, il ne se propose rien moins que d'instruire tout l'univers. Vous donc qu'il assemble en ce saint lieu, et vous principalement, pécheurs, dont il attend la conversion avec une si longue patience, n'endurcissez pas vos coeurs, ne croyez pas qu'il vous soit permis d'apporter seulement à ce discours des oreilles curieuses. Toutes les vaines excuses dont vous couvrez votre impénitence vous vont être ôtées. Ou la princesse Palatine portera la lumière dans vos yeux, ou elle fera tomber, comme un déluge de feu, la vengeance de Dieu sur vos têtes. Mon discours, dont vous vous croyez peut-être les juges, vous jugera au dernier jour; ce sera sur vous un nouveau fardeau, comme parlaient les prophètes: Onus verbi Domini super Israel, et si vous n'en sortez plus chrétiens, vous en sortirez plus coupables. Commençons donc avec confiance l'oeuvre de Dieu. Apprenons avant toutes choses à n'être pas éblouis du bonheur qui ne remplit pas le coeur de l'homme, ni des belles qualités qui ne le rendent pas meilleur, ni des vertus dont l'enfer est rempli, qui nourrissent le péché et l'impénitence et qui empêchent l'horreur salutaire que l'âme pécheresse aurait d'elle-même. Entrons encore plus profondément dans les voies de la divine Providence, et ne craignons pas de faire paraître notre princesse dans les états différents où elle a été. Que ceux-là craignent de découvrir les défauts des âmes saintes, qui ne savent pas combien est puissant le bras de Dieu pour faire servir ces défauts non seulement à sa gloire, mais encore à la perfection de ses élus. Pour nous, mes Frères, qui savons à quoi ont servi à saint Pierre ses reniements, à saint Paul les persécutions qu'il a fait souffrir à l'Eglise, à saint Augustin ses erreurs, à tous les saints pénitents leurs péchés, ne craignons pas de mettre la princesse Palatine dans ce rang, ni de la suivre jusque dans l'incrédulité où elle était enfin tombée. C'est de là que nous la verrons sortir pleine de gloire et de vertu, et nous bénirons avec elle la main qui l'a relevée: heureux si la conduite que Dieu tient sur elle nous fait craindre la justice qui nous abandonne à nous-mêmes, et désirer la miséricorde qui nous en arrache! C'est ce que demande de vous Très haute et très puissante princesse Anne de Gonzague de Clèves, princesse de Mantoue et de Montferrat, et comtesse Palatine du Rhin.

Jamais plante ne fut cultivée avec plus de soin, ni ne se vit plus tôt couronnée de fleurs et de fruits que la princesse Anne. Dès ses plus tendres années elle perdit sa pieuse mère Catherine de Lorraine. Charles duc de Nevers, et depuis duc de Mantoue, son père, lui en trouva une digne d'elle, et ce fut la vénérable Mère Françoise de La Châtre, d'heureuse et sainte mémoire, abbesse de Faremoutiers, que nous pouvons appeler la restauratrice de la règle de saint Benoît, et la lumière de la vie monastique. Dans la solitude de sainte Fare, autant éloignée des voies du siècle que sa bienheureuse situation la sépare de tout commerce du monde, dans cette sainte montagne que Dieu avait choisie depuis mille ans, où les épouses de Jésus-Christ faisaient revivre la beauté des anciens jours, où les joies de la terre étaient inconnues, où les vestiges des hommes du monde, des curieux et des vagabonds ne paraissaient pas, sous la conduite de la sainte abbesse, qui savait donner le lait aux enfants aussi bien que le pain aux forts, les commencements de la princesse Anne étaient heureux. Les mystères lui furent révélés; l'Ecriture lui devint familière; on lui avait appris la langue latine, parce que c'était celle de l'Eglise, et l'office divin faisait ses délices. Elle aimait tout dans la vie religieuse, jusqu'à ses austérités et ses humiliations, et, durant douze ans qu'elle fut dans ce monastère, on lui voyait tant de modestie et tant de sagesse qu'on ne savait à quoi elle était le plus propre, ou à commander ou à obéir. Mais la sage abbesse, qui la crut capable de soutenir sa réforme, la destinait au gouvernement, et déjà on la comptait parmi les princesses qui avaient conduit cette célèbre abbaye quand sa famille, trop empressée à exécuter ce pieux projet, le rompit. Nous sera-t-il permis de le dire? La princesse Marie, pleine alors de l'esprit du monde, croyait, selon la coutume des grandes maisons, que ses jeunes soeurs devaient être sacrifiées à ses grands desseins. Qui ne sait où son rare mérite et son éclatante beauté, avantage toujours trompeur, lui firent porter ses espérances? Et d'ailleurs, dans les plus puissantes maisons, les partages ne sont-ils pas regardés comme une espèce de dissipation par où elles se détruisent d'elles-mêmes, tant le néant y est attaché? La princesse Bénédicte, la plus jeune des trois soeurs, fut la première immolée à ces intérêts de famille. On la fit abbesse, sans que dans un âge si tendre elle sût ce qu'elle faisait, et la marque d'une si grave dignité fut comme un jouet entre ses mains. Un sort semblable était destiné à la princesse Anne. Elle eût pu renoncer à sa liberté si on lui eût permis de la sentir, et il eût fallu la conduire, et non pas la précipiter, dans le bien. C'est ce qui renversa tout à coup les desseins de Faremoutiers. Avenay parut avoir un air plus libre, et la princesse Bénédicte y présentait à sa soeur une retraite agréable. Quelle merveille de la grâce! Malgré une vocation si peu régulière, la jeune abbesse devint un modèle de vertu. Ses douces conversations rétablirent dans le coeur de la princesse Anne ce que d'importuns empressements en avaient banni. Elle prêtait de nouveau l'oreille à Dieu, qui l'appelait avec tant d'attraits à la vie religieuse, et l'asile qu'elle avait choisi pour défendre sa liberté devint un piège innocent pour la captiver. On remarquait dans les deux princesses la même noblesse dans les sentiments, le même agrément et, si vous me permettez de parler ainsi, les mêmes insinuations dans les entretiens: au dedans les mêmes désirs, au dehors les mêmes grâces, et jamais soeurs ne furent unies par des liens ni si doux ni si puissants. Leur vie eût été heureuse dans leur éternelle union, et la princesse Anne n'aspirait plus qu'au bonheur d'être une humble religieuse d'une soeur dont elle admirait la vertu. En ce temps le duc de Mantoue leur père mourut: les affaires les appelèrent à la Cour; la princesse Bénédicte, qui avait son partage dans le Ciel, fut jugée propre à concilier les intérêts différents dans la famille. Mais, ô coup funeste pour la princesse Anne! la pieuse abbesse mourut dans ce beau travail, et dans la fleur de son âge. Je n'ai pas besoin de vous dire combien le coeur tendre de la princesse Anne fut profondément blessé par cette mort. Mais ce ne fut pas là sa plus grande plaie. Maîtresse de ses désirs, elle vit le monde, elle en fut vue: bientôt elle sentit qu'elle plaisait, et vous savez le poison subtil qui entre dans un jeune coeur avec ces pensées. Ces beaux desseins furent oubliés. Pendant que tant de naissance, tant de biens, tant de grâces qui l'accompagnaient, lui attiraient les regards de toute l'Europe, le prince Edouard de Bavière, fils de l'électeur Frédéric V, comte Palatin du Rhin, et roi de Bohême, jeune prince qui s'était réfugié en France durant les malheurs de sa maison, la mérita. Elle préféra aux richesses les vertus de ce prince, et cette noble alliance où de tous côtés on ne trouvait que des rois. La princesse Anne l'invite à se faire instruire; il connut bientôt les erreurs où les derniers de ses pères, déserteurs de l'ancienne foi, l'avaient engagé. Heureux présages pour la maison Palatine! Sa conversion fut suivie de celle de la princesse Louise, sa soeur, dont les vertus font éclater par toute l'Eglise la gloire du saint monastère de Maubuisson, et ces bienheureuses prémices ont attiré une telle bénédiction sur la maison Palatine que nous la voyons enfin catholique dans son chef. Le mariage de la princesse Anne fut un heureux commencement d'un si grand ouvrage. Mais, hélas! tout ce qu'elle aimait devait être de peu de durée. Le prince son époux lui fut ravi, et lui laissa trois princesses, dont les deux qui restent pleurent encore la meilleure mère qui fut jamais et ne trouvent de consolation que dans le souvenir de ses vertus. Ce n'est pas encore le temps de vous en parler. La princesse Palatine est dans l'état le plus dangereux de sa vie. Que le monde voit peu de ces veuves dont parle saint Paul, qui, vraiment veuves et désolées, s'ensevelissent, pour ainsi dire, elles-mêmes dans le tombeau de leur époux, y enterrent tout amour humain avec ces cendres chéries et, délaissées sur la terre, mettent leur espérance en Dieu et passent les nuits et les jours dans la prière! Voilà l'état d'une veuve chrétienne, selon les préceptes de saint Paul: état oublié parmi nous, où la viduité est regardée, non plus comme un état de désolation, car ces mots ne sont plus connus, mais comme un état désirable où, affranchi de tout joug, on n'a plus à contenter que soi-même, sans songer à cette terrible sentence de saint Paul: La veuve qui passe sa vie dans les plaisirs (remarquez qu'il ne dit pas: la veuve qui passe sa vie dans les crimes, il dit: la veuve qui la passe dans les plaisirs), elle est morte toute vive, parce qu'oubliant le deuil éternel et le caractère de désolation qui fait le soutien comme la gloire de son état, elle s'abandonne aux joies du monde. Combien donc en devrait-on pleurer comme mortes, de ces veuves jeunes et riantes que le monde trouve si heureuses! Mais surtout, quand on a connu Jésus-Christ et qu'on a eu part à ses grâces, quand la lumière divine s'est découverte et qu'avec des yeux illuminés on se jette dans les voies du siècle, qu'arrive-t-il à une âme qui tombe d'un si haut état, qui renouvelle contre Jésus-Christ, et encore contre Jésus-Christ connu et goûté, tous les outrages des Juifs et le crucifie encore une fois? Vous reconnaissez le langage de saint Paul. Achevez donc, grand apôtre, et dites-nous ce qu'il faut attendre d'une chute si déplorable. Il est impossible, dit-il, qu'une telle âme soit renouvelée par la pénitence. Impossible: quelle parole, soit, Messieurs, qu'elle signifie que la conversion de ces âmes autrefois si favorisées surpasse toute la mesure des dons ordinaires et demande, pour ainsi parler, le dernier effort de la puissance divine, soit que l'impossibilité dont parle saint Paul veuille dire qu'en effet il n'y a plus de retour à ces premières douceurs qu'à goûtées une âme innocente, quand elle y a renoncé avec connaissance, de sorte qu'elle ne peut rentrer dans la grâce que par des chemins difficiles et avec de peines extrêmes! Quoi qu'il en soit, Chrétien, l'un et l'autre s'est vérifié dans la princesse Palatine. Pour la plonger entièrement dans l'amour du monde, il fallait ce dernier malheur: quoi? la faveur de la Cour. La Cour veut toujours unir les plaisirs avec les affaires. Par un mélange étonnant, il n'y a rien de plus sérieux, ni ensemble de plus enjoué. Enfoncez: vous trouvez partout des intérêts cachés, des jalousies délicates qui causent une extrême sensibilité et, dans une ardente ambition, des soins et un sérieux aussi triste qu'il est vain. Tout est couvert d'un air gai et vous diriez qu'on ne songe qu'à s'y divertir. Le génie de la princesse Palatine se trouva également propre aux divertissements et aux affaires. La Cour ne vit jamais rien de plus engageant; et, sans parler de sa pénétration ni de la fertilité infinie de ses expédients, tout cédait au charme secret de ses entretiens. Que vois-je durant ce temps? Quel trouble! Quel affreux spectacle se présente ici à mes yeux! La monarchie ébranlée jusqu'aux fondements, la guerre civile, la guerre étrangère, le feu au dedans et au dehors; les remèdes de tous côtés plus dangereux que les maux; les princes arrêtés avec grand péril, et délivrés avec un péril encore plus grand; ce prince, que l'on regardait comme le héros de son siècle, rendu inutile à sa patrie, dont il avait été le soutien, et ensuite, je ne sais comment, contre sa propre inclination, armé contre elle; un ministre persécuté et devenu nécessaire, non seulement par l'importance de ses services, mais encore par ses malheurs où l'autorité souveraine était engagée. Que dirai-je? Etait-ce là de ces tempêtes par où le Ciel a besoin de se décharger quelquefois, et le calme profond de nos jours devait-il être précédé par de tels orages? Ou bien était-ce les derniers efforts d'une liberté remuante, qui allait céder la place à l'autorité légitime? Ou bien était-ce comme un travail de la France prête à enfanter le règne miraculeux de Louis? Non, non: c'est Dieu qui voulait montrer qu'il donne la mort, et qu'il ressuscite; qu'il plonge jusqu'aux enfers, et qu'il en retire; qu'il secoue la terre et la brise, et qu'il guérit en un moment toutes ses brisures. Ce fut là que la princesse Palatine signala sa fidélité, et fit paraître toutes les richesses de son esprit. Je ne dis rien qui ne soit connu. Toujours fidèle à l'Etat et à la grande reine Anne d'Autriche, on sait qu'avec le secret de cette princesse elle eut encore celui de tous les partis: tant elle était pénétrante, tant elle s'attirait de confiance, tant il lui était naturel de gagner les coeurs! Elle déclarait aux chefs des partis jusqu'où elle pouvait s'engager, et on la croyait incapable ni de tromper ni d'être trompée. Mais son caractère particulier était de concilier les intérêts opposés et, en s'élevant au-dessus, de trouver le secret endroit et comme le noeud par où on les peut réunir. Que lui servirent ses rares talents? que lui servit d'avoir mérité la confiance intime de la Cour? d'en soutenir le ministre, deux fois éloigné, contre sa mauvaise fortune, contre ses propres frayeurs, contre la malignité de ses ennemis, et enfin contre ses amis ou partagés, ou irrésolus, ou infidèles? Que ne lui promit-on pas dans ces besoins! Mais quel fruit lui en revint-il, sinon de connaître par expérience le faible des grands politiques, leurs volontés changeantes ou leurs paroles trompeuses, la diverse face des temps, les amusements des promesses, l'illusion des amitiés de la terre qui s'en vont avec les années et les intérêts, et la profonde obscurité du coeur de l'homme, qui ne sait jamais ce qu'il voudra, qui souvent ne sait pas bien ce qu'il veut, et qui n'est pas moins caché ni moins trompeur à lui-même qu'aux autres? O éternel roi des siècles, qui possédez seul l'immortalité, voilà ce qu'on vous préfère, voilà ce qui éblouit les âmes qu'on appelle grandes! Dans ces déplorables erreurs, la princesse Palatine avait les vertus que le monde admire, et qui font qu'une âme séduite s'admire elle-même: inébranlable dans ses amitiés et incapable de manquer aux devoirs humains. La reine sa soeur en fit l'épreuve dans un temps où leurs coeurs étaient désunis. Un nouveau conquérant s'élève en Suède. On y voit un autre Gustave non moins fier, ni moins hardi ou moins belliqueux que celui dont le nom fait encore trembler l'Allemagne. Charles-Gustave parut à la Pologne surprise et trahie comme un lion qui tient sa proie dans ses ongles, tout prêt à la mettre en pièces. Qu'est devenue cette redoutable cavalerie qu'on voit fondre sur l'ennemi avec la vitesse d'un aigle? Où sont ces âmes guerrières, ces marteaux d'armes tant vantés, et ces arcs qu'on ne vit jamais tendus en vain? Ni les chevaux ne sont vites, ni les hommes ne sont adroits que pour fuir devant le vainqueur. En même temps la Pologne se voit ravagée par le rebelle Cosaque, par le Moscovite infidèle, et plus encore par le Tartare, qu'elle appelle à son secours dans son désespoir. Tout nage dans le sang, et on ne tombe que sur des corps morts. La reine n'a plus de retraite; elle a quitté le royaume; après de courageux, mais de vains efforts, le roi est contraint de la suivre. Réfugiés dans la Silésie, où ils manquent des choses les plus nécessaires, il ne leur reste qu'à considérer de quel côté allait tomber ce grand arbre ébranlé par tant de mains et frappé de tant de coups à sa racine, ou qui en enlèverait les rameaux épars. Dieu en avait disposé autrement. La Pologne était nécessaire à son Eglise, et lui devait un vengeur. Il la regarde en pitié. Sa main puissante ramène en arrière le Suédois indompté, tout frémissant qu'il était. Il se venge sur le Danois, dont la soudaine invasion l'avait rappelé, et déjà il l'a réduit à l'extrémité. Mais l'Empire et la Hollande se remuent contre un conquérant qui menaçait tout le Nord de la servitude. Pendant qu'il rassemble de nouvelles forces et médite de nouveaux carnages, Dieu tonne du plus haut des cieux: le redouté capitaine tombe au plus beau temps de sa vie, et la Pologne est délivrée. Mais le premier rayon d'espérance vint de la princesse Palatine: honteuse de n'envoyer que cent mille livres au roi et à la reine de Pologne, elle les envoie du moins avec une incroyable promptitude. Qu'admira-t-on davantage, ou de ce que ce secours vint si à propos, ou de ce qu'il vint d'une main dont on ne l'attendait pas, ou de ce que, sans chercher d'excuse dans le mauvais état où se trouvaient ses affaires, la princesse Palatine s'ôta tout pour soulager une soeur qui ne l'aimait pas? Les deux princesses ne furent plus qu'un même coeur: la reine parut vraiment reine par une bonté et par une magnificence dont le bruit a retenti par toute la terre, et la princesse Palatine joignit au respect qu'elle avait pour une aînée de ce rang et de ce mérite une éternelle reconnaissance.

Quel est, Messieurs, cet aveuglement dans une âme chrétienne, et qui le pourrait comprendre, d'être incapable de manquer aux hommes, et de ne craindre pas de manquer à Dieu? comme si le culte de Dieu ne tenait aucun rang parmi les devoirs! Contez-nous donc maintenant, vous qui les savez, toutes les grandes qualités de la princesse Palatine; faites-nous voir, si vous le pouvez, toutes les grâces de cette douce éloquence qui s'insinuait dans les coeurs par des tours si nouveaux et si naturels; dites qu'elle était généreuse, libérale, reconnaissante, fidèle dans ses promesses, juste: vous ne faites que raconter ce qui l'attachait à elle-même. Je ne vois dans tout ce récit que le prodigue de l'Evangile, qui veut avoir son partage, qui veut jouir de soi-même et des biens que son père lui a donnés, qui s'en va le plus loin qu'il peut de la maison paternelle, dans un pays écarté où il dissipe tant de rares trésors et, en un mot, où il donne au monde tout ce que Dieu voulait avoir. Pendant qu'elle contentait le monde et se contentait elle-même, la princesse Palatine n'était pas heureuse, et le vide des choses humaines se faisait sentir à son coeur. Elle n'était heureuse, ni pour avoir, avec l'estime du monde qu'elle avait tant désirée, celle du Roi même, ni pour avoir l'amitié et la confiance de Philippe et des deux princesses qui ont fait successivement avec lui la seconde lumière de la cour, de Philippe, dis-je, ce grand prince, que ni sa naissance, ni sa valeur, ni la victoire elle-même, quoiqu'elle se donne à lui avec tous ses avantages, ne peuvent enfler, et de ces deux grandes princesses dont l'on ne peut nommer l'une sans douleur ni connaître l'autre sans l'admirer. Mais peut-être que le solide établissement de la famille de notre princesse achèvera son bonheur. Non, elle n'était heureuse, ni pour avoir placé auprès d'elle la princesse Anne, sa chère fille et les délices de son coeur, ni pour l'avoir placée dans une maison où tout est grand. Que sert de s'expliquer davantage? On dit tout quand on prononce seulement le nom de Louis de Bourbon prince de Condé, et de Henri-Jules de Bourbon duc d'Enghien. Avec un peu plus de vie, elle aurait vu les grands dons, et le premier des mortels, touché de ce que le monde admire le plus après lui, se plaire à le reconnaître par de dignes distinctions. C'est ce qu'elle devait attendre du mariage de la princesse Anne. Celui de la princesse Bénédicte ne fut guère moins heureux, puisqu'elle épousa Jean-Frédéric duc de Brunswick et d'Hanovre, souverain puissant, qui avait joint le savoir avec la valeur, la religion catholique avec les vertus de sa maison et, pour comble de joie à notre princesse, le service de l'Empire avec les intérêts de la France. Tout était grand dans sa famille, et la princesse Marie sa fille n'aurait eu à désirer sur la terre qu'une vie plus longue. Que s'il fallait, avec tant d'éclat, la tranquillité et la douceur, elle trouvait dans un prince, aussi grand d'ailleurs que celui qui honore cette audience, avec les grandes qualités, celles qui pouvaient contenter sa délicatesse, et dans la duchesse sa chère fille un naturel tel qu'il le fallait à un coeur comme le sien, un esprit qui se fait sentir sans vouloir briller, une vertu qui devait bientôt forcer l'estime du monde et, comme une vive lumière, percer tout à coup avec grand éclat un beau mais sombre nuage. Cette alliance fortunée lui donnait une perpétuelle et étroite liaison avec le prince qui de tout temps avait le plus ravi son estime, prince qu'on admire autant dans la paix que dans la guerre, en qui l'univers attentif ne voit plus rien à désirer, et s'étonne de trouver enfin toutes les vertus en un seul homme. Que fallait-il davantage, et que manquait-il au bonheur de notre princesse? Dieu, qu'elle avait connu, et tout avec lui. Une fois elle lui avait rendu son coeur. Les douceurs célestes qu'elle avait goûtées sous les ailes de sainte Fare étaient revenues dans son esprit. Retirée à la campagne, séquestrée du monde, elle s'occupa trois ans entiers à régler sa conscience et ses affaires. Un million qu'elle retira du duché de Rethélois servit à multiplier ses bonnes oeuvres, et la première fut d'acquitter ce qu'elle devait avec une scrupuleuse régularité, sans se permettre ces compositions si adroitement colorées qui souvent ne sont qu'une injustice couverte d'un nom spécieux. Est-ce donc ici cet heureux retour que je vous promets depuis si longtemps? Non, Messieurs: vous ne verrez encore à cette fois qu'un plus déplorable éloignement. Ni les conseils de la Providence, ni l'état de la princesse ne permettaient qu'elle partageât tant soit peu son coeur: une âme comme la sienne ne souffre point de tels partages, et il fallait ou tout à fait rompre, ou se rengager tout à fait avec le monde. Les affaires l'y rappelèrent; sa piété s'y dissipa encore une fois; elle éprouva que Jésus-Christ n'a pas dit en vain: Fiunt novissima hominis illius pejora prioribus: l'état de l'homme qui retombe devient pire que le premier. Tremblez, âmes réconciliées, qui renoncez si souvent à la grâce de la pénitence; tremblez, puisque chaque chute creuse sous vos pas de nouveaux abîmes; tremblez enfin au terrible exemple de la princesse Palatine. A ce coup le Saint-Esprit irrité se retire, les ténèbres s'épaississent, la foi s'éteint. Un saint abbé, dont la doctrine et la vie sont un ornement de notre siècle, ravi d'une conversion aussi admirable et aussi parfaite que celle de notre princesse, lui ordonna de l'écrire pour l'édification de l'Eglise. Elle commence ce récit en confessant son erreur. Vous, Seigneur, dont la bonté infinie n'a rien donné aux hommes de plus efficace pour effacer leurs péchés que la grâce de les reconnaître, recevez l'humble confession de votre servante; et, en mémoire d'un tel sacrifice, s'il lui reste quelque chose à expier après une si longue pénitence, faites-lui sentir aujourd'hui vos miséricordes. Elle confesse donc, Chrétiens, qu'elle avait tellement perdu les lumières de la foi que, lorsqu'on parlait sérieusement des mystères de la religion, elle avait peine à retenir ce ris dédaigneux qu'excitent les personnes simples lorsqu'on leur voit croire des choses impossibles: Et, poursuit-elle, c'eût été pour moi le plus grand de tous les miracles que de me faire croire fermement le christianisme. Que n'eût-elle pas donné pour obtenir ce miracle! Mais l'heure marquée par la divine Providence n'était pas encore venue. C'était le temps où elle devait être livrée à elle-même, pour mieux sentir dans la suite la merveilleuse victoire de la grâce. Ainsi elle gémissait dans son incrédulité qu'elle n'avait pas la force de vaincre. Peu s'en faut qu'elle ne s'emporte jusqu'à la dérision, qui est le dernier excès et comme le triomphe de l'orgueil, et qu'elle ne se trouve parmi ces moqueurs dont le jugement est si proche, selon la parole du Sage: Parata sunt derisoribus judicia. Déplorable aveuglement! Dieu a fait un ouvrage au milieu de nous qui, détaché de toute autre cause et ne tenant qu'à lui seul, remplit tous les temps et tous les lieux, et porte par toute la terre, avec l'impression de sa main, le caractère de son autorité: c'est Jésus-Christ et son Eglise. Il a mis dans cette Eglise une autorité seule capable d'abaisser l'orgueil et de relever la simplicité, et qui, également propre aux savants et aux ignorants, imprime aux uns et aux autres un même respect. C'est contre cette autorité que les libertins se révoltent avec un air de mépris. Mais qu'ont-ils vu, ces rares génies, qu'ont-ils vu plus que les autres? Quelle ignorance est la leur! et qu'il serait aisé de les confondre si, faibles et présomptueux, ils ne craignaient d'être instruits! Car pensent-ils avoir mieux vu les difficultés à cause qu'ils y succombent et que les autres, qui les ont vues, les ont méprisées? Ils n'ont rien vu, ils n'entendent rien; ils n'ont pas même de quoi établir le néant auquel ils espèrent après cette vie, et ce misérable partage ne leur est pas assuré. Ils ne savent s'ils trouveront un Dieu propice, ou un Dieu contraire. S'ils le font égal au vice et à la vertu, quelle idole! Que s'il ne dédaigne pas de juger ce qu'il a créé, et encore ce qu'il a créé capable d'un bon et d'un mauvais choix, qui leur dira ou ce qui lui plaît, ou ce qui l'offense, ou ce qui l'apaise? Par où ont-ils deviné que tout ce qu'on pense de ce premier être soit indifférent, et que toutes les religions qu'on voit sur la terre lui soient également bonnes? Parce qu'il y en a de fausses, s'ensuit-il qu'il n'y en ait pas une véritable, ou qu'on ne puisse plus connaître l'ami sincère, parce qu'on est environné de trompeurs? Est-ce peut-être que tous ceux qui errent sont de bonne foi? L'homme ne peut-il pas, selon sa coutume, s'en imposer à lui-même? Mais quel supplice ne méritent pas les obstacles qu'il aura mis par ses préventions à des lumières plus pures? Où a-t-on pris que la peine et la récompense ne soient que pour les jugements humains, et qu'il n'y ait pas en Dieu une justice dont celle qui reluit en nous ne soit qu'une étincelle? Que s'il est une telle justice, souveraine et par conséquent inévitable, divine et par conséquent infinie, qui nous dira qu'elle n'agisse jamais selon sa nature, et qu'une justice infinie ne s'exerce pas à la fin par un supplice infini et éternel? Où en sont donc les impies, et quelle assurance ont-ils contre la vengeance éternelle dont on les menace? Au défaut d'un meilleur refuge, iront-ils enfin se plonger dans l'abîme de l'athéisme, et mettront-ils leur repos dans une fureur qui ne trouve presque point de place dans les esprits? Qui leur résoudra ces doutes, puisqu'ils veulent les appeler de ce nom? Leur raison, qu'ils prennent pour guide, ne présente à leur esprit que des conjectures et des embarras. Les absurdités où ils tombent en niant la religion deviennent plus insoutenables que les vérités dont la hauteur les étonne et, pour ne vouloir pas croire des mystères incompréhensibles, ils suivent l'une après l'autre d'incompréhensibles erreurs. Qu'est-ce donc, après tout, Messieurs, qu'est-ce que leur malheureuse incrédulité, sinon une erreur sans fin, une témérité qui hasarde tout, un étourdissement volontaire et, en un mot, un orgueil qui ne peut souffrir son remède, c'est-à-dire qui ne peut souffrir une autorité légitime? Ne croyez pas que l'homme ne soit emporté que par l'intempérance des sens. L'intempérance de l'esprit n'est pas moins flatteuse. Comme l'autre elle se fait des plaisirs cachés, et s'irrite par la défense. Ce superbe croit s'élever au-dessus de tout et au-dessus de lui-même quand il s'élève, ce lui semble, au-dessus de la religion qu'il a si longtemps révérée; il se met au rang des gens désabusés; il insulte en son coeur aux faibles esprits qui ne font que suivre les autres sans rien trouver par eux-mêmes et, devenu le seul objet de ses complaisances, il se fait lui-même son Dieu. C'est dans cet abîme profond que la princesse Palatine allait se perdre. Il est vrai qu'elle désirait avec ardeur de connaître la vérité. Mais où est la vérité sans la foi, qui lui paraissait impossible à moins que Dieu ne l'établît en elle par un miracle? Que lui servait d'avoir conservé la connaissance de la divinité? Les esprits même les plus déréglés n'en rejettent pas l'idée, pour n'avoir point à se reprocher un aveuglement trop visible. Un Dieu qu'on fait à sa mode, aussi patient, aussi insensible que nos passions le demandent, n'incommode pas. La liberté qu'on se donne de penser tout ce qu'on veut fait qu'on croit respirer un air nouveau. On s'imagine jouir de soi-même et de ses désirs et, dans le droit qu'on pense acquérir de ne se rien refuser, on croit tenir tous les biens, et on les goûte par avance.

En cet état, Chrétiens, où la foi même est perdue, c'est-à-dire où le fondement est renversé, que restait-il à notre princesse? que restait-il à une âme qui, par un juste jugement de Dieu, était déchue de toutes les grâces et ne tenait à Jésus-Christ par aucun lien? qu'y restait-il, Chrétiens, si ce n'est ce que dit saint Augustin? Il restait la souveraine misère et la souveraine miséricorde: Restabat magna miseria, et magna misericordia. Il restait ce secret regard d'une Providence miséricordieuse qui la voulait rappeler des extrémités de la terre; et voici quelle fut la première touche. Prêtez l'oreille, Messieurs: elle a quelque chose de miraculeux. Ce fut un songe admirable, de ceux que Dieu même fait venir du Ciel par le ministère des anges, dont les images sont si nettes et si démêlées, où l'on voit je ne sais quoi de céleste. Elle crut (c'est elle-même qui le raconte au saint abbé: écoutez, et prenez garde surtout de n'écouter pas avec mépris l'ordre des avertissements divins et la conduite de la grâce), elle crut, dis-je, que, marchant seule dans une forêt, elle y avait rencontré un aveugle dans une petite loge. Elle s'approche pour lui demander s'il était aveugle de naissance, ou s'il l'était devenu par quelque accident. Il répondit qu'il était aveugle-né. Vous ne savez donc pas, reprit-elle, ce que c'est que la lumière, qui est si belle et si agréable, et le soleil, qui a tant d'éclat et de beauté? Je n'ai, dit-il, jamais joui de ce bel objet, et je ne m'en puis former aucune idée. Je ne laisse pas de croire, continua-t-il, qu'il est d'une beauté ravissante. L'aveugle parut alors changer de voix et de visage et, prenant un ton d'autorité: Mon exemple, dit-il, vous doit apprendre qu'il y a des choses très excellentes et très admirables qui échappent à notre vue, et qui n'en sont ni moins vraies ni moins désirables quoiqu'on ne les puisse ni comprendre ni imaginer. C'est en effet qu'il manque un sens aux incrédules comme à l'aveugle, et ce sens, c'est Dieu qui le donne, selon ce que dit saint Jean: Il nous a donné un sens pour connaître le vrai Dieu, et pour être en son vrai Fils: Dedit nobis sensum, ut cognoscamus verum Deum, et simus in vero Filio ejus. Notre princesse le comprit. En même temps, au milieu d'un songe si mystérieux, elle fit l'application de la belle comparaison de l'aveugle aux vérités de la religion et de l'autre vie (ce sont ses mots que je vous rapporte). Dieu, qui n'a besoin ni de temps ni d'un long circuit de raisonnements pour se faire entendre, tout à coup lui ouvrit les yeux. Alors, par une soudaine illumination, elle se sentit si éclairée (c'est elle-même qui continue à vous parler) et tellement transportée de la joie d'avoir trouvé ce qu'elle cherchait depuis si longtemps qu'elle ne put s'empêcher d'embrasser l'aveugle, dont le discours lui découvrait une plus belle lumière que celle dont il était privé. Et, dit-elle, il se répandit dans mon coeur une joie si douce et une foi si sensible qu'il n'y a point de paroles capables de l'exprimer. Vous attendez, Chrétiens, quel sera le réveil d'un sommeil si doux et si merveilleux. Ecoutez, et reconnaissez que ce songe est vraiment divin. Elle s'éveilla là-dessus, dit-elle, et se trouva dans le même état où elle s'était vue dans cet admirable songe, c'est-à-dire tellement changée qu'elle avait peine à le croire. Le miracle qu'elle attendait est arrivé: elle croit, elle qui jugeait la foi impossible; Dieu la change par une lumière soudaine, et par un songe qui tient de l'extase. Tout suit en elle de la même force. Je me levai, poursuit-elle, avec précipitation: mes actions étaient mêlées d'une joie et d'une activité extraordinaire. Vous le voyez: cette nouvelle vivacité qui animait ses actions se ressent encore dans ses paroles. Tout ce que je lisais sur la religion me touchait jusqu'à répandre des larmes. Je me trouvais à la Messe dans un état bien différent de celui où j'avais accoutumé d'être. Car c'était de tous les mystères celui qui lui paraissait le plus incroyable. Mais alors, dit-elle, il me semblait sentir la présence réelle de Notre-Seigneur à peu près comme l'on sent les choses visibles et dont l'on ne peut douter. Ainsi elle passa tout à coup d'une profonde obscurité à une lumière manifeste. Les nuages de son esprit sont dissipés: miracle aussi étonnant que celui où Jésus-Christ fit tomber en un instant des yeux de Saul converti cette espèce d'écaille dont ils étaient couverts. Qui donc ne s'écrierait à un si soudain changement: Le doigt de Dieu est ici? La suite ne permet pas d'en douter, et l'opération de la grâce se reconnaît dans ses fruits. Depuis ce bienheureux moment, la foi de notre princesse fut inébranlable, et même cette joie sensible qu'elle avait à croire lui fut continuée quelque temps. Mais, au milieu de ces célestes douceurs, la justice divine eut son tour. L'humble princesse ne crut pas qu'il lui fût permis d'approcher d'abord des saints sacrements. Trois mois entiers furent employés à repasser avec larmes ses ans écoulés parmi tant d'illusions, et à préparer sa confession. Dans l'approche du jour désiré où elle espérait de la faire, elle tomba dans une syncope qui ne lui laissa ni couleur, ni pouls, ni respiration. Revenue d'une si longue et si étrange défaillance, elle se vit replongée dans un plus grand mal et, après les affres de la mort, elle ressentit toutes les horreurs de l'enfer. Digne effet des sacrements de l'Eglise, qui, donnés ou différés, font sentir à l'âme la miséricorde de Dieu ou tout le poids de ses vengeances. Son confesseur, qu'elle appelle, la trouve sans force, incapable d'application et prononçant à peine quelque mots entrecoupés: il fut contraint de remettre la confession au lendemain. Mais il faut qu'elle vous raconte elle-même quelle nuit elle passa dans cette attente. Qui sait si la Providence n'aura pas amené ici quelque âme égarée, qui doive être touchée de ce récit? Il est, dit-elle, impossible de s'imaginer les étranges peines de mon esprit, sans les avoir éprouvées. J'appréhendais à chaque moment le retour de ma syncope, c'est-à-dire ma mort et ma damnation. J'avouais bien que je n'étais pas digne d'une miséricorde que j'avais si longtemps négligée, et je disais à Dieu dans mon coeur que je n'avais aucun droit de me plaindre de sa justice, mais qu'enfin, chose insupportable, je ne le verrais jamais, que je serais éternellement avec ses ennemis, éternellement sans l'aimer, éternellement haïe de lui. Je sentais tendrement ce déplaisir, et je le sentais même, comme je crois (ce sont ses propres paroles) entièrement détaché des autres peines de l'enfer. Le voilà, Mes Chères Soeurs, vous le connaissez, le voilà, ce pour amour que Dieu lui-même répand dans les coeurs avec toutes ses délicatesses et dans toute sa vérité. La voilà, cette crainte qui change les coeurs: non point la crainte de l'esclave qui craint l'arrivée d'un maître fâcheux, mais la crainte d'une chaste épouse qui craint de perdre ce qu'elle aime. Ces sentiments tendres, mêlés de larmes et de frayeur, aigrissaient son mal jusqu'à la dernière extrémité. Nul n'en pénétrait la cause, et on attribuait ces agitations à la fièvre dont elle était tourmentée. Dans cet état pitoyable, pendant qu'elle se regardait comme une personne réprouvée et presque sans espérance de salut, Dieu, qui fait entendre ses vérités en telle manière et sous telles figures qu'il lui plaît, continua de l'instruire comme il a fait Joseph et Salomon et, durant l'assoupissement que l'accablement lui causa, il lui mit dans l'esprit cette parabole si semblable à celles de l'Evangile. Elle voit paraître ce que Jésus-Christ n'a pas dédaigné de nous donner comme l'image de sa tendresse, une poule devenue mère, empressée autour des petits qu'elle conduisait. Un d'eux s'étant écarté, notre malade le voit englouti par un chien avide. Elle accourt, elle lui arrache cet innocent animal. En même temps on lui crie d'un autre côté qu'il le fallait rendre au ravisseur, dont on éteindrait l'ardeur en lui enlevant sa proie. Non, dit-elle, je ne le rendrai jamais. En ce moment elle s'éveilla, et l'application de la figure qui lui avait été montrée se fit en un instant dans son esprit, comme si on lui eût dit: Si vous, qui êtes mauvaise, ne pouvez vous résoudre à rendre ce petit animal que vous avez sauvé, pourquoi croyez-vous que Dieu, infiniment bon, vous redonnera au démon après vous avoir tirée de sa puissance? Espérez, et prenez courage. A ces mots elle demeura dans un calme et dans une joie qu'elle ne pouvait exprimer, comme si un ange lui eût appris (ce sont encore ses paroles) que Dieu ne l'abandonnerait pas. Ainsi tomba tout à coup la fureur des vents et des flots à la voix de Jésus-Christ qui les menaçait, et il ne fit pas un moindre miracle dans l'âme de notre sainte pénitente lorsque, parmi les frayeurs d'une conscience alarmée et les douleurs de l'enfer, il lui fit sentir tout à coup par une vive confiance, avec la rémission de ses péchés, cette paix qui surpasse toute intelligence. Alors une joie céleste saisit tous ses sens, et les os humiliés tressaillirent. Souvenez-vous, ô sacré Pontife, quand vous tiendrez en vos mains la sainte victime qui ôte les péchés du monde, souvenez-vous de ce miracle de sa grâce. Et vous, saints Prêtres, venez; et vous, saintes Filles, et vous Chrétiens; venez aussi, ô pécheurs: tous ensemble commençons d'une même voix le cantique de la délivrance, et ne cessons de répéter avec David: Que Dieu est bon; que sa miséricorde est éternelle! Il ne faut point manquer à de telles grâces, ni les recevoir avec mollesse. La princesse Palatine change en un moment tout entière: nulle parure que la simplicité, nul ornement que la modestie. Elle se montre au monde à cette fois; mais ce fut pour lui déclarer qu'elle avait renoncé à ses vanités. Car aussi quelle erreur à une chrétienne, et encore à une chrétienne pénitente, d'orner ce qui n'est digne que de son mépris! de peindre et de parer l'idole du monde! de retenir comme par force, et avec mille artifices autant indignes qu'inutiles, ces grâces qui s'envolent avec le temps! Sans s'effrayer de ce qu'on dirait, sans craindre comme autrefois ce vain fantôme des âmes infirmes, dont les grands sont épouvantés plus que tous les autres, la princesse Palatine parut à la Cour si différente d'elle-même, et dès lors elle renonça à tous les divertissements, à tous les jeux, jusqu'aux plus innocents, se soumettant aux sévères lois de la pénitence chrétienne, et ne songeant qu'à restreindre et à punir une liberté qui n'avait pu demeurer dans ses bornes. Douze ans de persévérance au milieu des épreuves les plus difficiles l'ont élevée à un éminent degré de sainteté. La règle qu'elle se fit dès le premier jour fut immuable; toute sa maison y entra: chez elle on ne faisait que passer d'un exercice de piété à un autre. Jamais l'heure de l'oraison ne fut changée ni interrompue, pas même par les maladies. Elle savait que dans ce commerce sacré tout consiste à s'humilier sous la main de Dieu, et moins à donner qu'à recevoir. Ou plutôt, selon le précepte de Jésus-Christ, son oraison fut perpétuelle pour être égale au besoin. La lecture de l'Evangile et des livres saints en fournissait la matière; si le travail semblait l'interrompre, ce n'était que pour la continuer d'une autre sorte. Par le travail on charmait l'ennui, on ménageait le temps, on guérissait la langueur de la paresse et les pernicieuses rêveries de l'oisiveté. L'esprit se relâchait pendant que les mains industrieusement occupées s'exerçaient dans des ouvrages dont la piété avait donné le dessin: c'était ou des habits pour les pauvres, ou des ornements pour les autels. Les psaumes avaient succédé aux cantiques des joies du siècle. Tant qu'il n'était point nécessaire de parler, la sage princesse gardait le silence: la vanité et les médisances, qui soutiennent tout le commerce du monde, lui faisaient craindre tous les entretiens, et rien ne lui paraissait ni agréable ni sûr que la solitude. Quand elle parlait de Dieu, le goût intérieur d'où sortaient toutes ses paroles se communiquait à ceux qui conversaient avec elle, et les nobles expressions qu'on remarquait dans ses discours ou dans ses écrits venaient de la haute idée qu'elle avait conçue des choses divines. Sa foi ne fut pas moins simple que vive: dans les fameuses questions qui ont troublé en tant de manières le repos de nos jours, elle déclarait hautement qu'elle n'avait autre part à y prendre que celle d'obéir à l'Eglise. Si elle eût eu la fortune des ducs de Nevers ses pères, elle en aurait surpassé la pieuse magnificence, quoique cent temples fameux en portent la gloire jusqu'au Ciel, et que les églises des saints publient leurs aumônes. Le duc son père avait fondé dans ses terres de quoi marier tous les ans soixante filles: riche oblation, présent agréable. La princesse sa fille en mariait aussi tous les ans ce qu'elle pouvait, ne croyant pas assez honorer les libéralités de ses ancêtres si elle ne les imitait. On ne peut retenir ses larmes quand on lui voit épancher son coeur sur de vieilles femmes qu'elle nourrissait. Des yeux si délicats firent leurs délices de ces visages ridés, de ces membres courbés sous les ans. Ecoutez ce qu'elle en écrit au fidèle ministre de ses charités, et dans un même discours apprenez à goûter la simplicité et la charité chrétienne. Je suis ravie, dit-elle, que l'affaire de nos bonnes vieilles soit si avancée. Achevons vite, au nom de Notre-Seigneur; ôtons vitement cette bonne femme de l'étable où elle est, et la mettons dans un de ces petits lits. Quelle nouvelle vivacité succède à celle que le monde inspire! Elle poursuit: Dieu me donnera peut être de la santé pour aller servir cette paralytique; au moins je le ferai par mes soins, si les forces me manquent; et, joignant mes maux aux siens, je les offrirai plus hardiment à Dieu. Mandez-moi ce qu'il faut pour la nourriture et les ustensiles de ces pauvres femmes; peu à peu nous les mettrons à leur aise. Je me plais à répéter toutes ces paroles, malgré les oreilles délicates: elles effacent les discours les plus magnifiques, et je voudrais ne parler que ce langage. Dans des nécessités extraordinaires, sa charité faisait de nouveaux efforts. Le rude hiver des années dernières acheva de la dépouiller de ce qui lui restait de superflu; tout devint pauvre dans sa maison et sur sa personne: elle voyait disparaître avec une joie sensible les restes des pompes du monde, et l'aumône lui apprenait à se retrancher tous les jours quelque chose de nouveau. C'est en effet la vraie grâce de l'aumône, en soulageant les besoins des pauvres, de diminuer en nous d'autres besoins, c'est-à-dire ces besoins honteux qu'y fait la délicatesse, comme si la nature n'était pas assez accablée de nécessités. Qu'attendez-vous, Chrétiens, à vous convertir, et pourquoi désespérez-vous de votre salut? Vous voyez la perfection où s'élève l'âme pénitente quand elle est fidèle à la grâce. Ne craignez ni la maladie, ni les dégoûts, ni les tentations, les peines les plus cruelles. Une personne si sensible et si délicate, qui ne pouvait seulement entendre nommer les maux, a souffert douze ans entiers, et presque sans intervalle, ou les plus vives douleurs ou des langueurs qui épuisaient le corps et l'esprit; et cependant, durant tout ce temps, et dans les tourments inouïs de sa dernière maladie, où ses maux s'augmentèrent jusques aux derniers excès, elle n'a eu à se repentir que d'avoir une seule fois souhaité une mort plus douce. Encore réprima-t-elle ce faible désir, en disant aussitôt après avec Jésus-Christ la prière du sacré mystère du Jardin (c'est ainsi qu'elle appelait la prière de l'agonie de notre Sauveur): O mon Père, que votre volonté soit faite, et non pas la mienne! Ses maladies lui ôtèrent la consolation qu'elle avait tant désirée d'accomplir ses premiers desseins, et de pouvoir achever ses jours sous la discipline et dans l'habit de sainte Fare. Son coeur donné, ou plutôt rendu, à ce monastère où elle avait goûté les premières grâces a témoigné son désir, et sa volonté a été aux yeux de Dieu un sacrifice parfait. C'eût été un soutien sensible à une âme comme la sienne d'accomplir de grands ouvrages pour le service de Dieu; mais elle est menée par une autre voie, par celle qui crucifie davantage, qui, sans rien laisser entreprendre à un esprit courageux, le tient accablé et anéanti sous la rude loi de souffrir. Encore s'il eût plu à Dieu de lui conserver ce goût sensible de la piété qu'il avait renouvelé dans son coeur au commencement de sa pénitence! Mais non: tout lui est ôté; sans cesse elle est travaillée de peines insupportables. O Seigneur, disait le saint homme Job, vous me tourmentez d'une manière merveilleuse! C'est que, sans parler ici de ses autres peines, il portait au fond de son coeur une vive et continuelle appréhension de déplaire à Dieu. Il voyait d'un côté sa sainte justice, devant laquelle les anges ont peine à soutenir leur innocence. Il le voyait avec ces yeux éternellement ouverts observer toutes les démarches, compter tous les pas d'un pécheur, et garder ses péchés comme sous le sceau, pour les lui représenter au dernier jour: Signasti quasi in sacculo delicta mea. D'un autre côté, il ressentait ce qu'il y a de corrompu dans le coeur de l'homme: Je craignais, dit-il, toutes mes oeuvres. Que vois-je? Le péché! le péché partout! Et il s'écriait jour et nuit: O Seigneur, pourquoi n'ôtez-vous pas mes péchés? et que ne tranchez-vous une fois ces malheureux jours où l'on ne fait que vous offenser, afin qu'il ne soit pas dit que je sois contraire à la parole du Saint? Tel était le fond de ses peines, et ce qui paraît de si violent dans ses discours n'est que la délicatesse d'une conscience qui se redoute elle-même, ou l'excès d'un amour qui craint de déplaire. La princesse Palatine souffrait quelque chose de semblable. Quel supplice à une conscience timorée! Elle croyait voir partout dans ses actions un amour-propre déguisé en vertu. Plus elle était clairvoyante, plus elle était tourmentée. Ainsi Dieu l'humiliait par ce qui a coutume de nourrir l'orgueil, et lui faisait un remède de la cause de son mal. Qui pourrait dire par quelles terreurs elle arrivait aux délices de la sainte table? Mais elle ne perdait pas la confiance. Enfin, dit-elle (c'est ce qu'elle écrit au saint prêtre que Dieu lui avait donné pour la soutenir dans ses peines), enfin je suis parvenue au divin banquet. Je m'étais levée dès le matin pour être devant le jour aux portes du Seigneur; mais lui seul sait les combats qu'il a fallu rendre. La matinée se passait dans ce cruel exercice. Mais à la fin, poursuit-elle, malgré mes faiblesses, je me suis comme traînée moi-même aux pieds de Notre-Seigneur, et j'ai connu qu'il fallait, puisque tout s'est fait en moi par la force de la divine bonté, que je reçusse encore avec une espèce de force ce dernier et souverain bien. Dieu lui découvrait dans ses peines l'ordre secret de sa justice sur ceux qui ont manqué de fidélité aux grâces de la pénitence. Il n'appartient pas, disait-elle, aux esclaves fugitifs, qu'il faut aller reprendre par force, et les ramener comme malgré eux, de s'asseoir au festin avec les enfants et les amis; et c'est assez qu'il leur soit permis de venir recueillir à terre les miettes qui tombent de la table de leurs seigneurs. Ne vous étonnez pas, Chrétiens, si je ne fais plus, faible orateur, que de répéter les paroles de la princesse Palatine: c'est que j'y ressens la manne cachée, et le goût des Ecritures divines, que ses peines et ses sentiments lui faisaient entendre. Malheur à moi si dans cette chaire j'aime mieux me chercher moi-même que votre salut, et si je ne préfère à mes inventions, quand elles pourraient vous plaire, les expériences de cette princesse, qui peuvent vous convertir! Je n'ai regret qu'à ce que je laisse, et je ne puis vous taire ce qu'elle a écrit touchant les tentations d'incrédulité. Il est bien croyable, disait-elle, qu'un Dieu qui aime infiniment en donne des preuves proportionnées à l'infinité de son amour et à l'infinité de sa puissance: et ce qui est propre à la toute-puissance d'un Dieu passe de bien loin la capacité de notre faible raison. C'est, ajoute-t-elle, ce que je me dis à moi-même quand les démons tâchent d'étonner ma foi; et, depuis qu'il a plu à Dieu de me mettre dans le coeur (remarquez ces belles paroles) que son amour est la cause de tout ce que nous croyons, cette réponse me persuade plus que tous les livres. C'est en effet l'abrégé de tous les saints livres et de toute la doctrine chrétienne. Sortez, parole éternelle, Fils unique du Dieu vivant, sortez du bienheureux sein de votre Père, et venez annoncer aux hommes le secret que vous y voyez. Il l'a fait, et durant trois ans il n'a cessé de nous dire le secret des conseils de Dieu. Mais tout ce qu'il en a dit est renfermé dans ce seul mot de son Evangile: Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique. Ne demandez plus ce qui a uni en Jésus-Christ le Ciel et la terre, et la croix avec les grandeurs. Dieu a tant aimé le monde. Est-il incroyable que Dieu aime, et que la bonté se communique? Que ne fait pas entreprendre aux âmes courageuses l'amour de la gloire, aux âmes les plus vulgaires l'amour des richesses, à tous enfin tout ce qui porte le nom d'amour! Rien ne coûte, ni périls, ni travaux, ni peines: et voilà les prodiges dont l'homme est capable. Que si l'homme, qui n'est que faiblesse, tente l'impossible, Dieu, pour contenter son amour, n'exécutera-t-il rien d'extraordinaire? Disons donc pour toute raison dans tous les mystères: Dieu a tant aimé le monde. C'est la doctrine du Maître, et le disciple bien-aimé l'avait bien comprise. De son temps un Cérinthe, un hérésiarque, ne voulait pas croire qu'un Dieu eût pu se faire homme, et se faire la victime des pécheurs. Que lui répondit cet apôtre vierge, ce prophète du Nouveau Testament, cet aigle, ce théologien par excellence , ce saint vieillard qui n'avait de force que pour prêcher la charité et pour dire: Aimez-vous les uns les autres en Notre-Seigneur, que répondit-il à cet hérésiarque? Quel symbole, quelle nouvelle confession de foi opposa-t-il à son hérésie naissante? Ecoutez, et admirez. Nous croyons, dit-il, et nous confessons l'amour que Dieu a pour nous: Et nos credidimus charitati quam habet Deus in nobis. C'est là toute la foi des chrétiens, c'est la cause et l'abrégé de tout le symbole. C'est là que la princesse Palatine a trouvé la résolution de ses anciens doutes. Dieu a aimé: c'est tout dire. S'il a fait, disait-elle, de si grandes choses pour déclarer son amour dans l'Incarnation, que n'aura-t-il pas fait pour le consommer dans l'Eucharistie, pour se donner, non plus en général à la nature humaine, mais à chaque fidèle en particulier? Croyons donc avec saint Jean en l'amour d'un Dieu: la foi nous paraîtra douce, en la prenant par un endroit si tendre. Mais n'y croyons pas à demi, à la manière des hérétiques, dont l'un en retranche une chose et l'autre une autre, l'un le mystère de l'Incarnation et l'autre celui de l'Eucharistie, chacun ce qui lui déplaît: faibles esprits, ou plutôt coeurs étroits et entrailles resserrées, que la foi et la charité n'ont pas assez dilatées pour comprendre toute l'étendue de l'amour d'un Dieu! Pour nous, croyons sans réserve, et prenons le remède entier, quoi qu'il en coûte à notre raison. Pourquoi veut-on que les prodiges coûtent tant à Dieu? Il n'y a plus qu'un seul prodige, que j'annonce aujourd'hui au monde. O Ciel, ô terre, étonnez-vous à ce prodige nouveau! C'est que, parmi tant de témoignages de l'amour divin, il y ait tant d'incrédules et tant d'insensibles. N'en augmentez pas le nombre, qui va croissant tous les jours. N'alléguez plus votre malheureuse incrédulité, et ne faites pas une excuse de votre crime. Dieu a des remèdes pour vous guérir, et il ne reste qu'à les obtenir par des voeux continuels. Il a su prendre la sainte princesse dont nous parlons par le moyen qu'il lui a plu; il en a d'autres pour vous jusqu'à l'infini, et vous n'avez rien à craindre que de désespérer de ses bontés. Vous osez nommer vos ennuis, après les peines terribles où vous l'avez vue! Cependant, si quelquefois elle désirait d'en être un peu soulagée, elle se le reprochait à elle-même. Je commence, disait-elle, à m'apercevoir que je cherche le paradis terrestre à la suite de Jésus-Christ, au lieu de chercher la montagne des Olives et le Calvaire, par où il est entré dans sa gloire. Voilà ce qu'il lui servit de méditer l'Evangile nuit et jour, et de se nourrir de la parole de vie. C'est encore ce qui lui fit dire cette admirable parole, qu'elle aimait mieux vivre et mourir sans consolation que d'en chercher hors de Dieu. Elle a porté ces sentiments jusqu'à l'agonie et, prête à rendre l'âme, on entendit qu'elle disait d'une voix mourante: Je m'en vais voir comment Dieu me traitera; mais j'espère en ses miséricordes. Cette parole de confiance emporta son âme sainte au séjour des justes. Arrêtons ici, Chrétiens; et vous, Seigneur, imposez silence à cet indigne ministre, qui ne fait qu'affaiblir votre parole. Parlez dans les coeurs, Prédicateur invisible, et faites que chacun se parle à soi-même. Parlez, mes Frères, parlez: je ne suis ici que pour aider vos réflexions. Elle viendra, cette heure dernière; elle approche, nous y touchons; la voilà venue. Il faut dire avec Anne de Gonzague: Il n'y a plus ni princesse ni Palatine; ces grands noms, dont on s'étourdit, ne subsistent plus. Il faut dire avec elle: Je m'en vais, je suis emporté par une force inévitable; tout fuit, tout diminue, tout disparaît à mes yeux. Il ne reste plus à l'homme que le néant et le péché: pour tout fonds, le néant; pour toute acquisition, le péché. Le reste, qu'on croyait tenir, échappe: semblable à de l'eau gelée, dont le vil cristal se fond entre les mains qui le serrent, et ne fait que les salir. Mais voici ce qui glacera le coeur, ce qui achèvera d'éteindre la voix, ce qui répandra la frayeur dans toutes les veines: Je m'en vais voir comment Dieu me traitera; dans un moment je serai entre ces mains dont saint Paul écrit en tremblant: Ne vous y trompez pas, on ne se moque pas de Dieu, et encore: C'est une chose horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant. Entre ces mains où tout est action, où tout est vie, rien ne s'affaiblit ni se relâche, ni ne se ralentit jamais! Je m'en vais voir si ces mains toutes-puissantes me seront favorables ou rigoureuses, si je serai éternellement ou parmi leurs dons ou sous leurs coups. Voilà ce qu'il faudra dire nécessairement avec notre princesse. Mais pourrons-nous ajouter avec une conscience aussi tranquille: J'espère en sa miséricorde? Car qu'aurons-nous fait pour la fléchir? Quand aurons-nous écouté la voix de celui qui crie dans le désert: Préparez les voies du Seigneur? Comment? par la pénitence? Mais serons-nous fort contents d'une pénitence commencée à l'agonie, qui n'aura jamais été éprouvée, dont jamais on n'aura vu aucun fruit; d'une pénitence imparfaite; d'une pénitence nulle; douteuse, si vous le voulez; sans forces, sans réflexion, sans loisir pour en réparer les défauts? N'en est-ce pas assez pour être pénétré de crainte jusque dans la moelle des os? Pour celle dont nous parlons, ha! Mes Frères, toutes les vertus qu'elle a pratiquées se ramassent dans cette dernière parole, dans ce dernier acte de sa vie: la foi, le courage, l'abandon à Dieu, la crainte de ses jugements, et cet amour plein de confiance, qui seul efface tous les péchés. Je ne m'étonne donc pas si le saint pasteur qui l'assista dans sa dernière maladie, et qui recueillit ses derniers soupirs, pénétré de tant de vertus, les porta jusque dans la chaire et ne put s'empêcher de les célébrer dans l'assemblée des fidèles. Siècle vainement subtil, où l'on veut pécher avec raison, où la faiblesse veut s'autoriser par des maximes, où tant d'âmes insensées cherchent leur repos dans le naufrage de la foi et ne font d'effort contre elles-mêmes que pour vaincre, au lieu de leurs passions, les remords de leur conscience, la princesse Palatine t'est donnée comme un signe et un prodige: in signum et in portentum. Tu la verras au dernier jour, comme je t'en ai menacé, confondre ton impénitence et tes vaines excuses. Tu la verras se joindre à ces saintes Filles et à toute la troupe des saints: et qui pourra soutenir leurs redoutables clameurs? Mais que sera-ce quand Jésus-Christ paraîtra lui-même à ces malheureux, quand ils verront celui qu'ils auront percé, comme dit le prophète, dont ils auront rouvert toutes les plaies, et qu'il leur dira d'une voix terrible: Pourquoi me déchirez-vous par vos blasphèmes, nation impie? Me configitis, gens tota. Ou, si vous ne le faisiez pas par vos paroles, pourquoi le faisiez-vous par vos oeuvres? Ou pourquoi avez-vous marché dans mes voies d'un pas incertain, comme si mon autorité était douteuse? Race infidèle, me connaissez-vous à cette fois? Suis-je votre roi, suis-je votre juge, suis-je votre Dieu? Apprenez-le par votre supplice. Là commencera ce pleur éternel, là ce grincement de dents qui n'aura jamais de fin. Pendant que les orgueilleux seront confondus, vous, Fidèles qui tremblez à sa parole, en quelque endroit que vous soyez de cet auditoire, peu connus des hommes et connus de Dieu, vous commencerez à lever la tête. Si, touchés des saints exemples que je vous propose, vous laissez attendrir vos coeurs, si Dieu a béni le travail par lequel je tâche de vous enfanter en Jésus-Christ et que, trop indigne ministre de ses conseils, je n'y aie pas été moi-même un obstacle, vous bénirez la bonté divine qui vous aura conduits à la pompe funèbre de cette pieuse princesse, où vous aurez peut-être trouvé le commencement de la véritable vie. Et vous, Prince, qui l'avez tant honorée pendant qu'elle était au monde, qui, favorable interprète de ses moindres désirs, continuez votre protection et vos soins à tout ce qui lui fut cher, et qui lui donnez les dernières marques de piété avec tant de magnificence et tant de zèle, vous, Princesse, qui gémissez en lui rendant ce triste devoir et qui avez espéré de la voir revivre dans ce discours, que vous dirai-je pour vous consoler? Comment pourrai-je, Madame, arrêter ce torrent de larmes que le temps n'a pas épuisé, que tant de justes sujets de joie n'ont pas tari? Reconnaissez ici le monde: reconnaissez ses maux toujours plus réels que ses biens, et ses douleurs par conséquent plus vives et plus pénétrantes que ses joies. Vous avez perdu ces heureux moments où vous jouissiez des tendresses d'une mère qui n'eut jamais son égale; vous avez perdu cette source inépuisable de sages conseils; vous avez perdu ces consolations qui, par un charme secret, faisaient oublier les maux dont la vie humaine n'est jamais exempte. Mais il vous reste ce qu'il y a de plus précieux: l'espérance de la rejoindre dans le jour de l'éternité, et en attendant, sur la terre, le souvenir de ses instructions, l'image de ses vertus et les exemples de sa vie.

 

Oraison funèbre de très haut et puissant Seigneur Messire Michel Le Tellier

Chevalier, Chancelier de France

Prononcée dans l'église paroissiale de Saint-Gervais, où il est inhumé, le 25 janvier 1686.

Posside sapientiam, acquire prudentiam; arripe illam, et exaltabit te: glorificaberis ab ea, cum eam fueris amplexatus.

Possédez la sagesse, et acquérez la prudence: si vous la cherchez avec ardeur, elle vous élèvera, et vous remplira de gloire quand vous l'aurez embrassée.

(Prov., IV, 7.)

Messeigneurs,

En louant l'homme incomparable dont cette illustre assemblée célèbre les funérailles et honore les vertus, je louerai la sagesse même; et la sagesse que je dois louer dans ce discours n'est pas celle qui élève les hommes et qui agrandit les maisons, ni celle qui gouverne les empires, qui règle la paix et la guerre, et enfin qui dicte les lois et qui dispense les grâces. Car, encore que ce grand ministre, choisi par la divine Providence pour présider aux conseils du plus sage de tous les rois, ait été le digne instrument des desseins les mieux concertés que l'Europe ait jamais vus, encore que la sagesse, après l'avoir gouverné dès son enfance, l'ait porté aux plus grands honneurs et au comble des félicités humaines, sa fin nous a fait paraître que ce n'était pas pour ces avantages qu'il en écoutait les conseils. Ce que nous lui avons vu quitter sans peine n'était pas l'objet de son amour. Il a connu la sagesse que le monde ne connaît pas, cette sagesse qui vient d'en haut, qui descend du Père des lumières, et qui fait marcher les hommes dans les sentiers de la justice. C'est elle dont la prévoyance s'étend aux siècles futurs, et enferme dans ses desseins l'éternité tout entière. Touché de ses immortels et invisibles attraits, il l'a recherchée avec ardeur, selon le précepte du Sage. La sagesse vous élèvera, dit Salomon, et vous donnera de la gloire, quand vous l'aurez embrassée. Mais ce sera une gloire que le sens humain ne peut comprendre. Comme ce sage et puissant ministre aspirait à cette gloire, il l'a préférée à celle dont il se voyait environné sur la terre. C'est pourquoi sa modération l'a toujours mis au-dessus de sa fortune. Incapable d'être ébloui des grandeurs humaines, comme il y paraît sans ostentation, il y est vu sans envie, et nous remarquons dans sa conduite ces trois caractères de la véritable sagesse, qu'élevé sans empressement aux premiers honneurs il y a vécu aussi modeste que grand; que dans ses importants emplois, soit qu'il nous paraisse, comme Chancelier, chargé de la principale administration de la justice ou que nous le considérions, dans les autres occupations d'un long ministère, supérieur à ses intérêts, il n'a regardé que le bien public; et qu'enfin dans une heureuse vieillesse, prêt à rendre avec sa grande âme le sacré dépôt de l'autorité si bien confié à ses soins, il a vu disparaître toute sa grandeur avec sa vie sans qu'il lui en ait coûté un seul soupir: tant il avait mis en lieu haut et inaccessible à la mort son coeur et ses espérances! De sorte qu'il nous paraît, selon la promesse du Sage, dans une gloire immortelle, pour s'être soumis aux lois de la véritable sagesse et pour avoir fait céder à la modestie l'éclat ambitieux des grandeurs humaines, l'intérêt particulier à l'amour du bien public, et la vie même au désir des biens éternels: C'est la gloire qu'a remportée Très haut et Puissant Seigneur Messire Michel Le Tellier, Chevalier, Chancelier de France.

Le grand cardinal de Richelieu achevait son glorieux ministère, et finissait tout ensemble une vie pleine de merveilles. Sous sa ferme et prévoyante conduite, la puissance d'Autriche cessait d'être redoutée et la France, sortie enfin des guerres civiles, commençait à donner le branle aux affaires de l'Europe. On avait une attention particulière à celles d'Italie; et, sans parler des autres raisons, Louis XIII, de glorieuse et triomphante mémoire, devait sa protection à la duchesse de Savoie sa soeur et à ses enfants. Jules Mazarin, dont le nom devait être si grand dans notre histoire, employé par la cour de Rome en diverses négociations, s'était donné à la France; et, propre par son génie et par ses correspondances à ménager les esprits de sa nation, il avait fait prendre un cours si heureux aux conseils du cardinal de Richelieu que ce ministre se crut obligé de l'élever à la pourpre. Par là il sembla montrer son successeur à la France, et le cardinal Mazarin s'avançait secrètement à la première place. En ces temps Michel Le Tellier, encore maître des requêtes, était intendant de justice en Piémont. Mazarin, que ses négociations attiraient souvent à Turin, fut ravi d'y trouver un homme d'une si grande capacité et d'une conduite si sûre dans les affaires; car les ordres de la Cour obligeaient l'ambassadeur à concerter toutes choses avec l'intendant, à qui la divine Providence faisait faire ce léger apprentissage des affaires d'Etat. Il ne fallait qu'en ouvrir l'entrée à un génie si perçant pour l'introduire bien avant dans les secrets de la politique. Mais son esprit modéré ne se perdait pas dans ces vastes pensées et, renfermé à l'exemple de ses pères dans les modestes emplois de la robe, il ne jetais pas seulement les yeux sur les engagements éclatants mais périlleux de la cour. Ce n'est pas qu'il ne parût toujours supérieur à ses emplois. Dès sa première jeunesse tout cédait aux lumières de son esprit, aussi pénétrant et aussi net qu'il était grave et sérieux. Poussé par ses amis, il avait passé du Grand Conseil, sage compagnie où sa réputation vit encore, à l'importante charge de Procureur du Roi. Cette grande ville se souvient de l'avoir vu, quoique jeune, avec toutes les qualités d'un grand magistrat, opposé non seulement aux brigues et aux partialités qui corrompent l'intégrité de la justice et aux préventions qui en obscurcissent les lumières, mais encore aux voies irrégulières et extraordinaires où elle perd avec sa constance la véritable autorité de ses jugements. On y vit enfin tout l'esprit et les maximes d'un juge qui, attaché à la règle, ne porte pas dans le tribunal ses propres pensées, ni des adoucissements ou des rigueurs arbitraires, et qui veut que les lois gouvernent et non pas les hommes. Telle est l'idée qu'il avait de la magistrature. Il apporta ce même esprit dans le Conseil, où l'autorité du prince, qu'on y exerce avec un pouvoir plus absolu, semble ouvrir un champ plus libre à la justice; et, toujours semblable à lui-même, il y suivit dès lors la même règle qu'il y a établie depuis, quand il en a été le chef.

Et certainement, Messieurs, je puis dire avec confiance que l'amour de la justice était comme né avec ce grave magistrat, et qu'il croissait avec lui dès son enfance. C'est aussi de cette heureuse naissance que sa modestie se fit un rempart contre les louanges qu'on donnait à son intégrité, et l'amour qu'il avait pour la justice ne lui parut pas mériter le nom de vertu parce qu'il le portait, disait-il, en quelque manière dans le sang. Mais Dieu, qui l'avait prédestiné à être un exemple de justice dans un si beau règne et dans la première charge d'un si grand royaume, lui avait fait regarder le devoir de juge, où il était appelé, comme le moyen particulier qu'il lui donnait pour accomplir l'oeuvre de son salut. C'était la sainte pensée qu'il avait toujours dans le coeur, c'était la belle parole qu'il avait toujours à la bouche, et par là il faisait assez connaître combien il avait pris le goût véritable de la piété chrétienne. Saint Paul en a mis l'exercice, non pas dans ces pratiques particulières que chacun se fait à son gré, plus attaché à ces lois qu'à celles de Dieu, mais à se sanctifier dans son état, et chacun dans les emplois de sa vocation, Unusquisque in qua vocatione vocatus est. Mais si, selon la doctrine de ce grand apôtre, on trouve la sainteté dans les emplois les plus bas, et qu'un esclave s'élève à la perfection dans le service d'un maître mortel pourvu qu'il y sache regarder l'ordre de Dieu, à quelle perfection l'âme chrétienne ne peut-elle pas aspirer dans l'auguste et saint ministère de la justice, puisque, selon l'Ecriture, l'on y exerce le jugement, non des hommes, mais du Seigneur même? Ouvrez les yeux, Chrétiens; contemplez ces augustes tribunaux où la justice rend ses oracles: vous y verrez, avec David, les dieux de la terre, qui meurent à la vérité comme des hommes, mais qui cependant doivent juger comme des dieux, sans crainte, sans passion, sans intérêt, le Dieu des dieux à leur tête, comme le chante ce grand roi d'un ton sublime dans ce divin psaume: Dieu assiste, dit-il, à l'assemblée des dieux, et au milieu il juge les dieux. O juges, quelle majesté de vos séances! quel président de vos assemblées! mais aussi quel censeur de vos jugements! Sous ces yeux redoutables notre sage magistrat écoutait également le riche et le pauvre; d'autant plus pur et d'autant plus ferme dans l'administration de la justice que, sans porter ses regards sur les hautes places dont tout le monde le jugeait digne, il mettait son élévation comme son étude à se rendre parfait dans son état. Non, non, ne le croyez pas, que la justice habite jamais dans les âmes où l'ambition domine. Toute âme inquiète et ambitieuse est incapable de règle. L'ambition a fait trouver ces dangereux expédients où, semblable à un sépulcre blanchi, un juge artificieux ne garde que les apparences de la justice. Ne parlons pas des corruptions qu'on a honte d'avoir à se reprocher. Parlons de la lâcheté ou de la licence d'une justice arbitraire qui, sans règle et sans maxime, se tourne au gré de l'ami puissant. Parlons de la complaisance, qui ne veut jamais ni trouver le fil ni arrêter le progrès d'une procédure malicieuse. Que dirai-je du dangereux artifice qui fait prononcer à la justice, comme autrefois aux démons, des oracles ambigus et captieux? Que dirai-je des difficultés qu'on suscite dans l'exécution, lorsqu'on n'a pu refuser la justice à un droit trop clair? La loi est déchirée, comme disait le prophète, et le jugement n'arrive jamais à sa perfection: Non pervenit usque ad finem judicium. Lorsque le juge veut s'agrandir, et qu'il change en une souplesse de cour le rigide et inexorable ministère de la justice, il fait naufrage contre ces écueils. On ne voit dans ses jugements qu'une justice imparfaite, semblable, je ne craindrai pas de le dire, à la justice de Pilate: justice qui fait semblant d'être vigoureuse, à cause qu'elle résiste aux tentations médiocres et peut-être aux clameurs d'un peuple irrité, mais qui tombe et disparaît tout à coup lorsqu'on allègue, sans ordre même et mal à propos, le nom de César. Que dis-je, le nom de César? Ces âmes prostituées à l'ambition ne se mettent pas à si haut prix: tout ce qui parle, tout ce qui approche, ou les gagne ou les intimide, et la justice se retire d'avec elles. Que si elle s'est construit un sanctuaire éternel et incorruptible dans le coeur du sage Michel Le Tellier, c'est que, libre des empressements de l'ambition, il se voit élevé aux plus grandes places non par ses propres efforts, mais par la douce impulsion d'un vent favorable ou plutôt, comme l'événement l'a justifié, par un choix particulier de la divine Providence. Le cardinal de Richelieu était mort, peu regretté de son maître qui craignit de lui devoir trop. Le gouvernement passé fut odieux: ainsi de tous les ministres le cardinal Mazarin, plus nécessaire et plus important, fut le seul dont le crédit se soutint, et le Secrétaire d'Etat chargé des ordres de la guerre.