Bithynie, vers 750
Puis il mourut. Marin avait 27 ans.
Marin allait souvent avec le chariot et les boeufs pour amener du bois au
monastère. C’était un travail difficile qui l’obligeait, parfois, à ne pas
rentrer avant deux jours. Il avait alors coutume de loger chez un hôtelier.
Cet hôtelier avait une jeune fille. Elle se retrouva enceinte. Lorsque son
père se rendit compte de son état, il l’interrogea et la souffleta jusqu’à
ce qu’elle révèle le nom du père. Pressée de toute part, elle répondit que
c'était le moine Marin qui l’avait violée.
Ce fut un grand scandale. On arrêta Marin et on l’interrogea sans douceur. Il fut sommé d’avouer, par l’Abbé puis par le sergent, il finit par avouer et demanda grâce. Le Père Abbé réunit son conseil et on décida de le chasser aussitôt du monastère.
Or Marin ne sut où aller. Désespéré, il était simple et depuis trop longtemps
au service de Dieu pour se résoudre à s’éloigner de son église. Alors il s’installa
sous un escalier à la porte du monastère. Il se contentait de quelques croûtons
que la cuisine daignait lui donner. Il resta en tout trois années sous son
abri de fortune.
Lorsque l’enfant fut sevré, son grand-père décida de s’en débarrasser et il
le porta à l’Abbé. On le donna à élever à Marin, et il resta deux ans avec
lui dans le même lieu. Il s’en occupa avec beaucoup de tendresse et il reçut
aussi beaucoup d’amour de son enfant, un petit garçon vif et enjoué.
Or, parmi les frères, on ne cessait d’observer la patience et la douceur de
Marin en toutes choses. Certains s’étonnaient même qu’il ait pu se rendre
coupable de viol, on pensait plutôt à une faute consentie mutuellement. Pourtant,
il ne niait jamais sa culpabilité, se contentant de ne rien dire. Finalement,
le voyant dans cet état de misère avec son enfant en bas âge, on décida de
lui faire pitié et de le recevoir dans le monastère, à titre d’ouvrier. On
le chargea des fonctions les plus viles. Le père Abbé lui imposa de balayer
et de les servir. Marin accepta et s'en acquitta avec tout son courage. C'était
au-dessus de ses forces et il succomba après quelques jours de maladie, le
18 juin 750.
Le père Abbé résolut de ne pas l’enterrer dans le cimetière des moines mais
à l’extérieur des terres saintes.
Et Marin ne se défendit pas. Il avait depuis longtemps renoncé à se défendre.
Il voulait juste rester dans la maison du Seigneur. Il était prosterné au
sol, et il tournait ses pensées vers le Seigneur et la Vierge, acceptant à
l’avance le sort éternel qu’il devinait.
Car l’ange des ténèbres ne lâche jamais aucune proie. Quand il ne trouve rien
pour la séduire, puis pour l’accuser, alors il falsifie. Dans ce cas, il s’avérait
que Marin arrivait dans la mort prosterné, chargé de repentir pour ses nombreux
péchés, [non pour un quelconque viol puisqu’il n’en avait pas commis], mais
pour des fautes qu’il reconnaissait par avance.
Or ces fautes n’existaient que dans la rhétorique du Prince du mensonge. C’était
un spectacle qui faisait pitié et, jusque dans la mort, l’ange gardien de
Marin qui l’assistait dans le passage se disait que cet homme là ne penserait
jamais à lui-même.
Alors on le défendit, avec, comme il est de coutume pour les âmes rares, il
y eut une grande colère contre Lucifer, une colère qui devait se faire sentir
jusque sur la terre.
Le Christ révéla publiquement la vérité. Il apparut donc à Marin et le releva.
Il s’était fait accompagner de vierges saintes et martyres, Agnès, Cécile,
Anastasie... Elles lui dirent : « Tu entres aujourd’hui dans
le cortège des vierges et des martyres. Tu deviens en ce jour Reine et épouse
du Roi. On se souviendra pour l’éternité de ce que tu as vécu. Tu porteras
une couronne qui brillera de loin et illuminera le monde entier. On en fera
un exemple du mépris des valeurs les plus humainement respectables comme l’honneur
et la justice. Et cela à cause d’autres valeurs qui plaisent à Dieu comme
l’humilité et l’amour. Tu seras chargé d’accueillir les enfants dont
on ne veut pas sur terre, puisque, pendant deux ans, tu as élevé avec amour
un enfant qui n’était pas à toi sous ton escalier. Tu seras aussi chargé des
mères qui refusent leur enfant, puisque tu as préféré vivre le martyre plutôt
que d’accuser une pauvre pécheresse. Tu seras gardée pour un grand rôle
sur la terre, vers la fin du monde. »
Marin fut tout troublé par cette salutation qui constitua son Jugement dernier.
C’est que le vrai décret du Christ était [2]
: « Qui s’abaisse sera élevé. »
Et il entra aussitôt, plein de confusion et de joie, dans la salle des noces.
C’est bien lui qui se maria ce jour-là, avec Dieu.
Le père Abbé chargea un moine d’aller creuser un trou dans la nature pour
enterrer Marin. Le moine qui avait toujours apprécié ce frère discret et serviable,
choisit une colline et, malgré les racines et l’augmentation du travail, il
commença à creuser sous un arbre vert.
Un autre frère fut chargé de faire la toilette du mort.
Or, il se fit soudain une agitation particulière dans le monastère. Tout courant
[on ne court jamais dans une Abbaye], le moine entra dans la cellule du père
Abbé : « Père, Père ! Le frère Marin est une femme. Il n’y
a aucun doute. C’est une femme ! ».
Tous furent stupéfaits et effrayés. L’Office religieux fut suspendu ce jour-là.
Tous les moines accoururent à cette nouvelle si extraordinaire. On se regardait.
On se demandait comment c’était possible. On reconstitua l’histoire :
le père de « Marin », voulant entrer au monastère où aucune fille
n’était reçue, avait dû changer l’apparence de sa fille, cheveux et vêtements,
afin qu'elle passât pour un homme puis il lui avait fait promettre, jusque
sur son lit de mort, de ne jamais révéler son vrai sexe.
Repensant à la mort de misère de frère Marin, à cause de sa faute et de son
viol, on se demandait comment il serait possible d’obtenir le pardon de Dieu
pour une telle ignorance et un si grand péché commis. Chacun se comportait
comme un petit enfant, ne sachant que faire, et le père Abbé n’était pas le
moins agité. On s’avoua avoir manqué étrangement de perspicacité. On se mit
à se remémorer les traits fins, la fragilité corporelle de Marin. On pensa
surtout à sa sainteté. Et on se disait : « Pourquoi ne s’est-elle
pas défendue ? Qu’elle ait eu peur de l’interrogatoire musclé de la police
est une chose. Mais pourquoi ne jamais avoir protesté de son innocence, pendant
des années ? »
Quant au petit garçon de Marin, qu’on élevait au monastère, il demandait :
« Alors il n’est pas mon père ? » Et on lui répondait :
« Il est mieux que cela. Il est ta mère, ta mère adoptive. »
Quand la jeune femme par qui le scandale était arrivé fut mise au courant,
elle fut saisie d’une grande agitation. Elle voulait se tuer à l’idée qu’elle
allait bientôt devoir subir la même violence qu’elle avait fait subir à Frère
Marin. Elle confessa qu’elle avait jadis fauté avec un soldat de passage.
Mais on ne lui fit pas de tort, effrayé par le Jugement dernier et voulant
sans doute, après coup, imiter la douceur et le silence de frère Marin envers
elle. Elle se rendit plus tard sur le tombeau du frère et se sentit miraculeusement
entourée de paix et de pardon.
Sainte Marine fut inhumée avec honneur, dans l’église du Monastère. On vint
de toutes parts à cette tombe et il s'y opéra un grand nombre de miracles.
Son histoire se transmit dans la chrétienté entière quand ses reliques furent
transportées de Constantinople, puis à Venise, puis de Venise à Paris, où
on éleva une église en son honneur.
2005
En 2005, sainte Marine a été déclarée, conjointement avec sainte Thérèse de
l’Enfant Jésus, patronne de l’œuvre d’adoption céleste des enfants morts
sans baptême. Cette décision, prise par un petit groupe de catholique,
ne fit que ratifier une autre décision du Ciel.